Intervention de Vincent Courtillot

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 19 mai 2011 : 1ère réunion
Les installations nucléaires françaises face aux risques naturels

Vincent Courtillot, Académie des sciences :

Je participe à un groupe de travail, « Solidarité Japon », présidé par le professeur Alain Carpentier, président de l'Académie des sciences. Les trois sous-groupes sont consacrés aux aspects sismiques, nucléaires et médicaux ; ils sont présidés par Jacques Friedel, Edouard Brézin et Etienne- Emile Beaulieu, anciens présidents de l'Académie. Le rapport qui sera présenté à celle-ci fin mai sera ensuite à disposition de tous. Au Conservatoire des arts et métiers, une passionnante séance a aussi été consacrée à la question par le professeur Michel Béra, titulaire de la chaire modélisation statistique du risque. Mon intervention de ce matin, enfin, puise à la présentation faite par le professeur Armijo, à l'Académie des sciences, devant le sous-groupe sismologie.

Pendant six ans j'ai été directeur de l'Institut de physique du globe de Paris, mais je ne vous parlerai pas de volcans, car le risque qui nous intéresse aujourd'hui est plutôt le tsunami : un tel événement peut-il se produire en France ?

Les cotes d'altitude révèlent que le site où a été construite la centrale de Fukushima était une terrasse à 40 mètres au-dessus de la mer. Elle a été surcreusée à 30 mètres, puis à 7 mètres au-dessus de la mer pour l'installation des tranches centrales, 1, 2, 3 et 4 ; situées un peu plus en hauteur, les 5 et 6 étaient inactives au moment du tsunami. Si l'on n'avait pas rabaissé artificiellement le relief (et diminué le coût de l'aspiration de l'eau de mer utilisée dans le cycle de refroidissement), la zone n'aurait pas été inondée, et aucun des dommages causés aux réacteurs ne se serait sans doute produit sous l'effet du tremblement de terre. Car les bâtiments japonais ont remarquablement résisté au séisme, mieux que prévu, ce qui peut s'expliquer par une saturation des accélérations dans les hautes magnitudes. Si la centrale avait été située dix mètres plus haut, elle n'aurait pas souffert, c'est une certitude.

Pour construire la centrale, une falaise artificielle a donc été découpée. Elle borde les installations nucléaires sur l'arrière. On voit nettement sur les photographies aériennes la zone maximum de mouillage et la marque de la vague venue battre la falaise pendant plusieurs heures, le temps de l'inondation, à une hauteur de deux ou trois mètres. La vague était de 10, 12 ou 14 mètres.

L'événement était-il prévisible ? Avant le tremblement de terre de Sumatra en 2004, on n'imaginait guère un séisme de plus de 9 de magnitude, et l'on en avait enregistré trois seulement au XXe siècle, en 1960 au Chili, en 1964 en Alaska, en 2004 en Indonésie. Sans doute supérieur à ce seuil, celui survenu au Kamchatka en 1952 a été réévalué dernièrement. Précisons que les séismes provoqués par des chevauchements géants et d'une magnitude supérieure à 8 ne sont mesurables que depuis le début du XXe siècle. On en a dénombré trois au siècle dernier, déjà deux dans les douze premières années de ce siècle.

Le récent tremblement de terre s'est produit par enfoncement du fond de la plaque Pacifique sous les îles du Japon, et cet événement est en quelque sorte la répétition d'un autre, le séisme du Kamchatka en 1952, quand toute une zone a « claqué » ; le séisme a été, on le sait à présent, d'amplitude 9. Le nord de Hokkaido, le sud de Tokyo, pourraient dans l'avenir connaître de semblables phénomènes.

Pourquoi les Japonais, dans leurs prévisions, ont-ils méconnu la possibilité d'un tel événement ? Parce qu'ils se fondaient sur des méthodes qui faisaient consensus depuis la théorie de la dérive des continents et de la tectonique des plaques, illustrée dans les années soixante par des sismologues japonais éminents, notamment le professeur Hiroo Kanamori, une lumière de la discipline.

Le tremblement de terre a été suivi de répliques dans toute la zone qui a cassé. Sur les cartes, on situe le foyer du séisme, qui est entouré de tous les points de réplique. Autour et au-delà, on sait que toute la zone a dans le passé connu des cassures, en particulier en 1896 lors du tremblement de terre de Sanriku. La zone qui avait cassé alors se situait près de la faille qui s'enfonce dans le Pacifique, plus loin des côtes.

Le consensus scientifique retenait historiquement le scénario suivant : lorsqu'une plaque s'enfonce sous l'autre, les contraintes s'accumulent, une faille secondaire se forme, et seule peut ensuite casser une partie de cette faille - soit la partie supérieure, en provoquant un tsunami, soit la partie inférieure, sans provoquer de tsunami puisqu'il n'y a pas, dans ce cas, de « coup de pied au fond de la baignoire ».

Certains chercheurs minoritaires contestaient cependant cette thèse comme l'existence de cette faille. Un programme de recherche proposé à l'Agence nationale de la recherche (ANR) a été mis en échec par les rapporteurs en raison de ce consensus autour d'une thèse qui, on le sait à présent, est totalement fausse.

La totalité de la croûte continentale sur 40 kilomètres d'épaisseur a lâché sur 200 kilomètres en profondeur, sur 500 kilomètres de large : imaginez le cinquième de la surface de la France frottant sur le reste et se déplaçant de 20 mètres... Le déplacement semble même avoir atteint 50 mètres dans les fonds marins. C'est du jamais vu !

Il se trouve que des géologues avaient cherché à savoir si un tsunami de grande ampleur s'était produit dans l'histoire. Faisant des prélèvements autour de l'aéroport au sud de Sendai, ils ont découvert qu'un tsunami s'était produit en 869. On constate sur leurs relevés que la zone de montée des eaux est rigoureusement la même qu'en 2011. En 1611 aussi s'était produit un tremblement de terre dont nous n'avions pas compris qu'il était de même importance. Le consensus sur les modèles avait fait évaluer le séisme de 869 à une magnitude de 8,4, en fait sensiblement sous-estimée. Encore en 2009, on prévoyait un risque de séisme tsunamique de 8,2 au maximum. On n'imaginait pas que toute la zone claquerait.

Des mégachevauchements sont possibles dans toutes les zones de subduction majeure du monde. Il convient donc désormais de réviser les prévisions de risque dans ces environnements. On sait aujourd'hui que le consensus, les concepts faux et le jargon ont abouti à des erreurs d'analyse partagées par la majorité des géophysiciens, certains d'excellente réputation. Des modélisations numériques très élaborées ont suscité un excès de confiance.

La géologie ne se limite pas à l'échelle du siècle, elle remonte au plus loin. Il ne suffit pas de prendre en compte la crue millénaire, il faut connaître les crues survenues il y a 10 000 ans, 100 000 ans. C'est sur toutes ces échelles de temps emboîtées qu'il faut travailler, avec des moyens peu coûteux : la géologie consiste à analyser des tranchées, des coupes, des forages.

Sur le plan humain, au Japon, la catastrophe a été limitée, si j'ose dire, à 20 000 ou 30 000 morts, dans une zone qui compte 200.000 habitants - à comparer aux 250 000 morts à Sumatra. La prévention, l'éducation, le comportement des Japonais, leur réponse à l'alerte, les mécanismes d'arrêt automatique ont contribué à sauver de nombreuses vies.

Après Sumatra, le gouvernement français a nommé un délégué interministériel pour suivre les risques dans le bassin indien, le bassin méditerranéen, les Caraïbes ; un observatoire des tsunamis a été créé, des crédits de recherche annoncés. Un an et demi après, tout cela avait déjà disparu... Les organismes de recherche ont néanmoins continué à travailler. Ils ont mis en évidence qu'il y a une zone dans le monde où nous courons des risques comparables à celui du Japon, il s'agit des Caraïbes, où s'est produit un grand tremblement de terre en 1843, de magnitude 8 probablement. En 2004, celui des Saintes a fait des dégâts matériels, mais les répliques, dont on ne parle pas, durent encore. Surtout, en 2007, un séisme de 7 s'est produit en Martinique, peu destructeur en raison de la profondeur à laquelle il a eu lieu comme de l'heure à laquelle il est survenu. S'il s'était produit 20 kilomètres plus haut sur la zone de subduction, ses conséquences auraient été beaucoup plus graves.

Toute la zone de subduction peut-elle lâcher, comme au large du Japon ? Les Caraïbes pourraient connaître trois types de séismes : moyens crustaux, très importants profonds, mais peut-être aussi claquage de toute la zone de subduction. Toutes les îles subiraient alors un tsunami comme celui qui s'est produit à Tohoku. La différence tient dans la vitesse de rapprochement des plaques, quatre fois plus faible dans les Caraïbes, et le temps de récurrence du séisme, qui serait quatre fois supérieur.

Au Japon, tout ce qui était bloqué depuis 400 ou 500 ans a cassé d'un coup. On croyait que tout glissait sans bruit, on ne s'en inquiétait plus. Dans les Caraïbes, tout est bloqué sans doute depuis 1 500 ans. Mais l'histoire, pour nous, ne remonte qu'à Christophe Colomb. Il nous faut ici le secours de la géophysique. Une dernière précision : le risque sur la côte d'Azur et à Nice n'a rien à voir avec le cas japonais...

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion