Intervention de Bernard Tardieu

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 19 mai 2011 : 1ère réunion
Les installations nucléaires françaises face aux risques naturels

Bernard Tardieu, Académie des technologies :

Le produit de la menace et de la fréquence forme l'aléa ; la projection de cet aléa dans un espace socioéconomique constitue le risque. Dans le cas des barrages, le risque est avéré au niveau mondial : la commission internationale des grands barrages tient depuis 1930 le registre des accidents et incidents. La menace est avérée en France, puisque des accidents majeurs sont intervenus depuis cent-trente ans. Deux accidents sur le barrage de Bouzey, haut de 18 mètres, ont causé 100 morts en 1884 et 1895. Le barrage de Malpasset, 66 mètres, s'est rompu en décembre 1959, causant la mort de 421 personnes.

On compte aujourd'hui environ 45 000 barrages dans le monde, et 1 200 en construction. En juin 1976 aux Etats-Unis, le barrage de Teton, Idaho s'est rompu au premier remplissage, causant la perte de 13 000 têtes de bétail, mais la mort de seulement onze personnes, car l'alerte a bien fonctionné et la population a pu être évacuée.

Dans certaines catastrophes, le barrage n'était pas en cause mais les conséquences furent néanmoins très graves, en domino. A Vajont, Italie du nord, en 1963, un glissement de terrain sur la rive gauche est constaté, et voici que le glissement s'accélère, jusqu'à 110 kilomètres par heure, le volume du glissement atteignant presque celui de la retenue ; une vague de 150 mètres passe par-dessus le barrage, qui résiste. Mais il y a tout de même un millier de morts.

Autre exemple d'un accident en domino, en août 2008, en Russie, à Saïano Chouchenskaïa. Sur l'une des turbines, les boulons du couvercle se rompent par vibrations ; l'ensemble de la turbine saute en l'air sous une charge de 245 mètres d'eau, l'eau retombe, le système électrique disjoncte, le départ de l'énergie est coupé, toutes les autres roues entrent en survitesse et explosent à leur tour, l'eau retombe partout, le système d'énergie supplémentaire disparaît, on ne peut plus commander la fermeture des vannes. Un homme gravit dans le noir les marches et remonte les 245 mètres du barrage : il parvient à fermer les vannes. L'eau passe par l'évacuation de crue, qui fonctionne habituellement en été. C'est l'hiver, les embruns gèlent, retombent sur le toit de l'usine, qui s'effondre, faisant 70 morts.

Les accidents se produisent surtout sur les petits barrages, digues sèches de la Camargue, de la Vendée, de la Loire. Les petits barrages de 4 ou 5 mètres sont vulnérables à une vague de 2 mètres, qui peut être calamiteuse.

On a déploré aussi des ruptures de vannes, dans le Tarn, en Turquie, ou des accidents dus à des manoeuvres d'exploitation, comme celui du Drac, en Isère. Ce sont les petits barrages en terre qui se rompent le plus facilement.

Pas de nuage chimique ou nucléaire, on est dans le domaine du risque naturel amplifié. L'eau est lâchée, elle descend et suit exactement la vallée. Les effets suivent la géographie. L'onde de submersion du barrage est parfaitement calculable par les modèles physiques et numériques. On connaît ses limites, sa vitesse et l'on peut prévoir son arrivée en tel point, dans tel délai. A Vaison-la-Romaine, il s'agissait d'un accident naturel, puis une vague s'est formée, qui a tout détruit. Dans le cas d'une inondation simple, lorsque les eaux montent doucement, le danger est moindre.

Parfois, comme à Bouzey ou Malpasset, les accidents étaient liés à des phénomènes mal maîtrisés à l'époque. Le progrès des sciences, mais aussi de l'auscultation et de la surveillance, permet aujourd'hui de les éviter. Les ruptures de barrage interviennent dans la moitié des cas lors de la première mise à l'eau. Parmi les sources essentielles d'accidents, on peut citer la pluie, les crues sous-estimées, la mauvaise manoeuvre des vannes et l'abandon des petits ouvrages.

Les séismes n'ont jamais causé d'accident mortel. Et ce n'est pas faute que les barrages en aient subi ! Citons le séisme de Tokachi-Oki au Japon en mai 1968 d'une magnitude de 7,8, le séisme du 4 mars 1991 d'une magnitude de 7,3 à proximité du barrage de Sefid Rud dans le Nord de l'Iran, le séisme du 21 mai 2003 d'une magnitude de 6,8 à proximité de Boumerdès en Algérie et, enfin, le séisme de Wenchuan en Chine du 15 mai 2008. Dans tous les cas, on a constaté, tout au plus, quelques fissures. En revanche, le barrage de Zipingpu d'une hauteur de 156 m, achevé en 2008, pourrait être un élément déclencheur du séisme de Wenchuan. Enfin, rappelons que l'exigence de sécurité est que le réservoir se vide progressivement et lentement, non que la structure soit inaltérée.

Quel système de contrôle et de sécurité en France ? Il relève de circulaires ministérielles adressées aux préfets, soit des documents non opposables aux citoyens. Les responsables des ouvrages sont leurs propriétaires. Je ne conseille donc à personne d'en accepter un en héritage, même s'il est charmant... Après la catastrophe du barrage de Malpasset, on a constitué un comité technique permanent des barrages en 1963, devenu le comité technique permanent des barrages et des ouvrages hydrauliques (CTPBOH). Il regroupe huit à douze membres, essentiellement des hauts fonctionnaires et quelques personnalités qualifiées, dont je suis. Sa mission est de prévenir, de surveiller les ouvrages et d'informer. Les documents - plans d'alerte, puis plans particuliers d'intervention - se sont améliorés ; ils se fondent sur l'analyse de l'onde de submersion ainsi que sur un dispositif d'alerte dans la zone des quinze minutes. Pour une rupture de barrage, le signal national d'alerte est un son de corne de brume composé d'une émission de 2 secondes entrecoupée d'un intervalle de silence de 3 secondes, puis deux minutes à la fin de l'alerte. Son déclenchement est humain - je ne suis jamais parvenu à savoir qui appuie sur le bouton, mais j'espère que cette personne est définie. Cette solution est de loin la meilleure pour éviter tout déclenchement intempestif. Le cas s'est produit au barrage de Vouglans dans l'Ain qu'on avait équipé d'un système automatique : la population s'est retrouvée en pyjama et en chemise de nuit dans la montagne par un froid glacial. Ce genre d'incidents tue l'alerte.

La dernière circulaire de 2008, qui intègre les notions contemporaines de vulnérabilité et de risque, décompose les barrages selon l'ampleur de la menace en quatre catégories (A, B, C et D). Elle prévoit des études de danger parfaitement didactiques, précise-t-on, et orientées vers les populations et les mairies. L'arrêté de 2008 sur la sécurité et la sûreté des ouvrages prévoit une revue de sûreté de 700 ouvrages de plus de 10 m et de 400 grands barrages par des organismes de qualifiés.

J'en viens aux glissements de terrain, avalanches et chute de glaciers, notamment de leurs moraines frontales. Ces phénomènes, nombreux dans les zones sismiques, sont essentiellement dus aux fortes pluies, surtout lorsqu'elles sont précédées de périodes de sécheresse, et aux variations des retenues de barrage. Pouvant créer des séismes, ils se soldent parfois par la formation de barrages naturels, extrêmement instables et dangereux pour les ouvrages. Si ces derniers se déversent, la rupture rapide est inéluctable. D'où les Chinois tirant dessus au canon lors du séisme de 2008, ou encore le tunnel creusé au lac Paron au Pérou pour vidanger. En Equateur, le glissement lié au séisme a provoqué des embâcles considérables, tous les arbres étant précipités au fond de la vallée, avec des effets dominos tout le long de la rivière... Enfin, tout changement de climat dans une région augmente le risque de glissements de terrain, le temps que la géographie s'adapte.

Pour conclure, quelques remarques. La menace d'une rupture de barrage a plané après la catastrophe de Fukushima. Un ouvrage fissuré, parce qu'il a subi un fort séisme, ou encore un ouvrage qui a déversé à cause d'une crue énorme, reste-t-il sûr ? A ma connaissance, aucun scénario n'est prévu pour faire face à cette éventualité.

Les zones à risque entraînent un effet d'aubaine sur le foncier et, donc, des installations, qu'elles soient autorisées ou non. Résultat, le nombre de personnes exposées, et donc le risque, augmente. Impossible d'expliquer cette logique à un Chinois à propos du barrage des Trois Gorges !

Enfin, je crains que l'intéressante notion d'amélioration continue, mise en avant par le Gouvernement et EDF, ne se traduise par de simples améliorations sur le papier et une multiplication des intervenants. D'autant que la transmission du savoir-faire de la conception et de la construction se perd, que la rentabilité et le court-terme priment et que le travail en équipe est sous-estimé. Cette évolution empêche une vision globale de la menace pesant sur les ouvrages.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion