Intervention de Annie Jarraud-Vergnolle

Commission des affaires sociales — Réunion du 28 juin 2011 : 2ème réunion
Aides d'etat et services sociaux — Présentation du rapport d'information

Photo de Annie Jarraud-VergnolleAnnie Jarraud-Vergnolle, rapporteure :

Les collectivités territoriales françaises sont, depuis longtemps, impliquées dans la lutte contre les exclusions. Elles ont développé un grand nombre d'activités d'aides, notamment dans le secteur social, qu'elles exercent elles-mêmes ou par le biais d'associations. On peut citer, à cet égard, le développement des aides sociales à l'enfance, des aides aux personnes handicapées ou encore des aides aux personnes âgées. Or, parallèlement, la construction communautaire a peu à peu affecté et limité la liberté des collectivités territoriales dans leur activité d'attribution d'aides. Il faut savoir que la conception française de la notion de service public diffère de la conception européenne. Le droit administratif français favorise l'intervention publique, tandis que le droit communautaire repose sur un fondement libéral qui vise à limiter le rôle de l'Etat et à faire primer la libre concurrence.

Sur le terrain, les aides d'Etat et des autorités locales peuvent prendre des formes très diverses : subventions, exonérations d'impôts, prêts, garanties d'emprunts, mises à disposition de biens et de services à conditions préférentielles, etc. Ces aides ne sont pas compatibles avec les règles du marché intérieur dès lors qu'elles faussent la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines activités de production, et qu'elles ont des effets sur les échanges entre l'Etat et les membres de l'Union européenne. La Commission européenne exerce donc un contrôle sur ces aides et demande qu'elles lui soient préalablement notifiées pour vérifier leur compatibilité avec le marché intérieur. Ensuite, elle les autorise ou pas.

Une limite importante, toutefois : les concours financiers versés sous forme de subventions à une association exerçant une activité économique d'intérêt général qui demeurent inférieurs à 200 000 euros sur trois exercices fiscaux consécutifs ne sont pas qualifiés d'aides d'Etat et ne sont soumis à aucune exigence particulière en matière de règlementation des aides d'Etat. On connaît ce dispositif sous le nom d'aides « de minimis ».

Par ailleurs, le droit communautaire a progressivement pris en compte la notion de service public, sous l'appellation des « services d'intérêt économique général » (Sieg). Ainsi, il est clairement admis que les obligations de service public peuvent justifier des compensations financières publiques destinées à compenser le surcoût qu'elles engendrent. On sort alors de l'application de la réglementation communautaire relative aux aides d'Etat.

Si la reconnaissance de cette notion de service public est visible dans les traités, il n'existe toujours aucune directive cadre visant à promouvoir les Sieg.

En revanche, on peut se référer à trois séries de dispositions :

- tout d'abord à la jurisprudence Altmark de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) qui a établi la notion d'« obligations de service public ». Celle-ci a ensuite été précisée par un ensemble de textes européens de droit dérivé qu'on connaît sous l'appellation de paquet « Monti Kroes », du nom de deux anciens commissaires européens à la concurrence. Il en découle les conditions dans lesquelles une aide attribuée peut être considérée comme une compensation compatible avec le droit de la concurrence et la réglementation des aides d'Etat. Plusieurs critères cumulatifs sont requis : le bénéficiaire doit être effectivement chargé de l'exécution d'obligations de service public et ces obligations doivent être clairement définies. Cette exigence est régulièrement désignée sous le terme de « mandatement » ; la compensation ne doit pas dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir tout ou partie des coûts occasionnés par l'exécution des obligations de service public ; et enfin, la compensation accordée doit être notifiée préalablement à la Commission européenne.

La difficulté tient au fait que le droit européen ne connaît que l'entreprise, sans distinguer si elle est privée ou publique. Ainsi, « une entreprise » au sens du droit européen correspond à « tout acteur économique », qu'il soit une personne physique ou morale se livrant à une activité économique : ce peut être une entreprise mais également une association sans but lucratif exerçant une activité économique d'intérêt général sollicitant un concours financier public. La protection d'une activité qui relève du service public se fait donc par le biais de la notion d'intérêt général ;

- ensuite, à la célèbre directive « services » du 12 décembre 2006 bien connue sous le nom de Bolkenstein qui a, quant à elle, introduit des exceptions aussi importantes que peu claires à l'application des règles de droit commun du traité au secteur des services.

Il faut bien savoir que cette directive n'avait pas pour objectif de soumettre ou de soustraire certains secteurs, notamment sociaux, au droit de la concurrence, c'est-à-dire à la législation des aides d'Etat, puisque, en vertu de la jurisprudence de la CJCE, tous les services publics, y compris les services sociaux, sont soumis au droit de la concurrence.

La directive services est donc sans effet sur le droit des « services d'intérêt économique général ». On peut toutefois regretter qu'elle n'ait pas conduit à l'élaboration d'un cadre juridique, au niveau de l'Union européenne, dédié spécifiquement aux « services sociaux d'intérêt général » (Ssig) ;

- enfin, à la circulaire du Premier ministre du 18 janvier 2010, dite circulaire « Fillon », intervenue dans ce contexte.

Elle concerne le financement des services publics lorsqu'ils sont assurés par des associations. Elle n'apporte pas d'innovation majeure par rapport aux textes européens : elle ne répond pas, notamment, aux besoins des collectivités de voir précisée la notion de « mandatement », mandatement qui est requis pour que les aides publiques attribuées ne soient pas considérées comme illégales.

Je m'arrête un instant sur ce point technique.

Il faut savoir que le droit européen des aides d'Etat et le droit français de la commande publique s'opposent. D'un côté, la réglementation communautaire n'impose pas le recours au marché public pour le financement d'associations qui assurent des prestations de service public. La subvention peut constituer un mode de financement d'un service public pour peu qu'elle respecte les critères du mandatement, de la juste compensation et des obligations de service public. De l'autre, le droit français de la commande publique limite le recours à la subvention aux seuls projets qui sont lancés à l'initiative de l'association.

La circulaire Fillon n'entre pas dans le détail sur ce point : elle reste imprécise sur les règles qui permettraient l'octroi d'aides publiques aux associations sans contredire la norme communautaire et ne constitue donc pas une base juridique fiable.

Dans ce contexte, on a constaté que le recours au marché public s'est progressivement imposé comme la règle pour les collectivités territoriales, qui y voient le moyen de sécuriser juridiquement leurs subventions.

Cette option n'est pas neutre car il existe, sur le terrain, une incertitude quant au choix entre subvention et marché public :

- d'un côté, le droit communautaire exige un mandatement pour l'attribution d'une subvention, ce qui implique que la collectivité définisse elle-même ses besoins de service public. Or, la plupart du temps, l'initiative vient d'une association ou d'un organisme, qui soumet à l'administration un projet ;

- de l'autre, le droit français des marchés publics implique le recours aux marchés publics dès que les besoins sont définis a priori par la collectivité.

Dès lors, une collectivité qui souhaite mettre en place un service d'intérêt économique général ne peut pas à la fois respecter le droit communautaire et le droit national : ainsi, si la collectivité définit a priori ses besoins de service public, elle relève du champ de la subvention en droit communautaire mais elle doit procéder par marché public en droit français.

La voie permettant d'attribuer une subvention conforme au droit de l'Union sans encourir la requalification par la CJCE en marché public est étroite. C'est une véritable quadrature du cercle.

L'absence de définition claire de la notion de « mandatement » est également regrettable. Le mandatement est utile pour savoir si l'on se situe dans le champ d'application de la directive « services » : en délivrant à une structure un acte de mandatement, on exclut d'office du champ d'application de la directive le service concerné relevant d'un des secteurs strictement énumérés.

La solution serait d'exclure les services sociaux français sur la base de la liste définie par la directive (logement, aide à l'enfance, aide aux familles, aide aux personnes dans le besoin), en tant que services sociaux d'intérêt général bénéficiant d'un mandatement en droit national. Dans cette hypothèse, les formes existantes d'encadrement seraient qualifiées explicitement par le législateur français comme des actes de mandatement au sens communautaire du terme. Cependant, si on prend l'exemple de l'accueil collectif de la petite enfance, le Gouvernement a considéré que ce service ne répondait pas aux critères permettant de l'exclure du champ d'application de la directive. L'autorisation délivrée pour ce type de service par les collectivités locales ne constituerait pas un mandatement au sens de l'article 2.2.j de la directive.

Dans ce contexte flou, en l'absence d'une définition claire de la notion de mandatement, nos services sociaux sont fragilisés car exposés à des risques contentieux de la part d'entreprises privées. Prenons un exemple : une commune qui financerait un service d'aide aux devoirs gratuits pourrait être attaquée par l'une de ces nombreuses sociétés qui proposent du soutien scolaire payant à domicile.

En raison de toutes ces considérations, ce rapport, dont nous sommes conscients du caractère éminemment aride, envisage quelques évolutions ou améliorations susceptibles de sécuriser nos services publics. Il s'agit de pistes de réflexion que nous confierons au Gouvernement pour expertise et mise en oeuvre future.

- Première proposition : obtenir l'établissement d'un rapport d'information qui recenserait les services sociaux dont le financement est menacé et proposer des solutions pour en pérenniser le financement.

- Deuxième proposition : susciter l'adoption d'une directive-cadre visant à promouvoir les services d'intérêt économique général dans l'Union européenne pour la clarification du droit actuel relatif aux aides d'Etat.

- Troisième proposition : pour préciser la notion de mandatement, perfectionner un outil déjà existant : la convention pluriannuelle d'objectifs (CPO), qui reste encore trop peu appliquée sur le terrain alors qu'elle permettrait de satisfaire la condition du mandatement imposée par le droit communautaire. Lorsque la collectivité a recours à la subvention et que son montant est supérieur à 23 000 euros, celle-ci doit faire l'objet d'une convention pluriannuelle d'objectifs entre la collectivité publique et l'association. La CPO s'applique également à toutes les subventions destinées à financer des activités économiques d'associations d'un montant supérieur à 200 000 euros sur trois ans. En reconnaissant la capacité des associations à contribuer à la construction de l'intérêt général et en réaffirmant la légalité de la subvention, la CPO favorise l'établissement de relations contractuelles partenariales équilibrées entre associations et pouvoirs publics et devrait répondre aux inquiétudes du mouvement associatif en la matière.

Les collectivités territoriales ne se sont pas appropriées cette formule et continuent de recourir abusivement et de manière de plus en plus systématique à la commande publique pour financer les activités des associations. Or, la subvention aux associations via la convention d'objectifs apparaît comme le mode le plus efficace et le plus pérenne de financement entre associations et collectivités.

- Quatrième proposition : faire préciser la notion de service social d'intérêt général (Ssig) dont il n'existe aucune définition juridique en droit communautaire en l'absence de loi-cadre française sur la législation européenne des aides d'Etat ; ou bien envisager la création d'un nouveau type de contrat public adapté aux services d'intérêt économique général pour prendre en considération les services sociaux d'intérêt général et simplifier les modalités d'attribution de subvention publique.

- Enfin : quoi qu'il en soit, développer l'information des collectivités sur le droit des aides d'Etat applicable aux services sociaux.

En conclusion, il est évident que les services sociaux d'intérêt général requièrent l'adoption d'un cadre juridique spécifique, pour l'application ou l'exonération des règles de concurrence, en raison de leur mission spécifique de solidarité et de cohésion sociale. Ce cadre contribuerait à la protection des « services publics à la française » en matière sociale et à la sécurisation juridique de leurs financements.

Telles sont les observations dont nous souhaitions vous faire part.

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