Si l'on entend expérimentation au sens large, et non comme un projet extrêmement cadré dès le départ, force est de constater que les politiques éducatives se sont largement inspirées, depuis les années 1980, d'initiatives en provenance de la base. Les ZEP, notamment, ont ainsi repris à leur compte un certain nombre de recettes expérimentées dans les années 1970 dans les écoles des bidonvilles.
La circulaire sur le travail en équipe s'est également largement inspirée de ce que faisaient déjà beaucoup d'enseignants sur le terrain. Et il en va de même de la plupart des lois d'éducation, qui sont en fait, le plus souvent, des synthèses de ce qui se pratique déjà sur le terrain. J'ajoute que l'innovation se développe logiquement plutôt dans les zones rencontrant des difficultés et non dans les établissements plus calmes et plus routiniers, où aucun problème particulier ne se pose.
En tout état de cause, certains aspects des expérimentations menées, sur le terrain, sont liés aux personnes qui les conduisent. Pour autant, j'estime qu'il y a, en France, une trop forte croyance dans un modèle charismatique de l'action, qui se manifeste aussi bien dans le champ politique que dans le domaine pédagogique ; comme si les actions initiées ça et là, par un individu donné, ne pouvaient se généraliser, dans un cadre professionnel strict. Dans ce même registre, nombre d'enseignants déclarent que l'autorité ne peut s'apprendre parce qu'elle présente un caractère immanent. Une telle conception est évidemment problématique dans la mesure où cela reviendrait à dire que certains individus sont nés pour enseigner, tandis que d'autres resteront mauvais quoi qu'ils fassent, compte tenu de l'impossibilité à opérer une certaine rationalisation des pratiques à l'oeuvre dans le face-à-face avec les élèves.
L'extrême mobilité des personnels en poste, dans les établissements scolaires, pose également problème, dans la mesure où elle implique une remise en cause constante des processus à l'oeuvre sur le terrain. A cet égard, je déclare souvent que mon travail de recherche relève davantage de l'archéologie que de la sociologie, dans la mesure où je visite très souvent des établissements dont aucun individu n'est capable, sur place, de me restituer la mémoire. Une telle situation est évidemment dommageable car elle contrarie toute possibilité de tirer parti des expériences passées et de capitaliser sur celles-ci, pour continuer à avancer.
Je souhaiterais par ailleurs souligner qu'il serait opportun, selon moi, de consentir des dépenses pour accompagner les établissements sur la voie du progrès. Nombre d'enseignants cherchent en effet à innover tous seuls dans leur classe, parfois en petits groupes, plus rarement entre plusieurs établissements ; ils ont alors du mal à savoir si ce qu'ils entreprennent est porteur d'avenir ou au contraire voué à l'échec. L'éducation nationale pâtit ainsi clairement d'un manque de personnel compétent en matière d'encadrement ou de formation, qui pourrait accompagner les enseignants sur la voie de l'innovation.
Tout continue à être traité de manière extrêmement bureaucratique, ce qui conduit à certaines aberrations. Au cours de l'année que j'ai consacrée à l'évaluation de tous les projets d'établissements du département du Val-de-Marne, j'ai ainsi pu constater que même lorsqu'une évaluation conduite, sur le terrain, démontrait que le projet initié au niveau local posait quelques problèmes, la hiérarchie n'hésitait pas à recommander sa reconduite l'année suivante.
Le traitement et l'accompagnement qualitatifs des réformes mises en oeuvre, sur le terrain, pose donc problème, comme en atteste notamment la mauvaise organisation des rectorats et de l'ensemble des organisations déconcentrées, au sein desquels les acteurs sont livrés à eux-mêmes. Il arrive ainsi encore trop souvent que l'évaluation d'une expérimentation soit confiée aux enseignants qui l'ont initiée, sur le terrain, ce qui induit un biais évident dans la conduite de cette évaluation.
Lorsqu'une expérimentation est mise en place, le degré de satisfaction est souvent très élevé car les personnes qui l'initient s'impliquent beaucoup. Il faut donc tenir compte de ce paramètre lorsque l'on entreprend la généralisation d'une expérimentation, quelle qu'elle soit.
S'agissant du modèle d'expérimentation actuellement privilégié au sein de l'éducation nationale, le modèle popularisé par Esther Duflo, consistant à opérer une comparaison entre un groupe témoin et un groupe d'expérience, est souvent revendiqué. Cette méthode est néanmoins souvent très compliquée à mettre en place dans des expérimentations sociales car les individus se plaignent d'être dans le groupe témoin. Il n'est, qui plus est, nullement indispensable de recourir systématiquement à une telle méthode, dans la mesure où l'on peut très souvent se contenter d'analyser la situation des élèves avant et après la mise en oeuvre d'une expérimentation.
Le modèle de l'expérimentation médicale ne peut pas non plus s'appliquer tel quel à des expérimentations menées dans un cadre scolaire, sur des groupes humains sur lesquels le contrôle ne peut, par définition, pas être total. Il semble néanmoins tout à fait possible de mettre en place, à terme, des expériences contrôlées, suivies et susceptibles d'être généralisées dans l'éducation nationale. Dans l'état actuel du fonctionnement de l'institution, je suis toutefois assez pessimiste concernant les possibilités que nous avons de faire entendre la voix de la recherche.
Pas plus tard que ce soir, je m'apprête à rencontrer l'une de mes anciennes étudiantes, qui travaille maintenant à la DEGESCO et qui m'a invitée à participer à une expérimentation sur la carte scolaire. Or, j'ai constaté, à la lecture de la documentation qu'elle m'a adressée, que l'un des volets de cette expérimentation consistait à donner plus d'informations aux parents. La recherche a pourtant depuis longtemps démontré que le problème était loin d'être aussi simple et que ce n'était pas tant le déficit d'information des parents qui posait problème, que le fait que ceux-ci aient une vision très hiérarchisée des établissements scolaires.