Intervention de Michel Rocard

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 23 novembre 2010 : 1ère réunion
Audition de M. Michel Rocard ambassadeur de france chargé des relations internationales relatives aux pôles arctique et antarctique

Michel Rocard, ambassadeur de France chargé des relations internationales relatives aux pôles Arctique et Antarctique :

Ce champ est inouï, et peu connu. Hormis le froid, les deux pôles n'ont rien en commun. L'Antarctique est un continent couvert de glace, à 1 000 kilomètres de la Terre de feu, à 4 000 kilomètres de l'Afrique du Sud et à 2 500 de la Tasmanie. Il n'y a pas un électeur.... Ce continent -en réalité, un archipel- est recouvert d'une glace d'eau douce épaisse de 4 000 mètres, dont la fonte ferait monter le niveau des océans d'une soixantaine de mètres.

Le temps des baleiniers révolu, l'Antarctique sombrait dans l'isolement, jusqu'au traité de 1959, qui recense et valide les revendications territoriales de sept nations, dont la France, mais interdit leur matérialisation -ni barbelés, ni miradors- et rend obligatoire la coopération scientifique. En 1959, on pensait que la Guerre froide finirait en guerre chaude ; chacun des deux grands était en mesure de frapper le territoire de l'autre ; les conseillers des chefs d'État prônaient la méfiance. Nous n'avons pas trace de travaux préparatoires classiques au traité de l'Antarctique, mais j'aime penser que Eisenhower et Khrouchtchev se sont entendus pour soustraire l'Antarctique à la Guerre froide, alors que l'année polaire internationale, en 1957-1958, avait fait prendre conscience des risques écologiques.

Ce traité fut un coup de tonnerre dans un ciel bleu : la coopération entre chercheurs était jusque là inédite, voire interdite ! En 1972 fut signé un premier protocole, peu stratégique mais significatif, portant sur la protection des phoques, puis, en 1978, un second protocole sur la protection de la faune et de la flore marines.

Les Néo-Zélandais, plus proches voisins de l'Antarctique, sont les premiers à avoir pris conscience de sa fragilité. L'immense chaîne transantarctique qui divise la partie occidentale de la partie orientale n'est recouverte que d'une fine couche de glace de 300 mètres ; sa fonte déséquilibrerait l'Antarctique orientale, et la chute à la mer de ses quelques milliards de tonnes ferait d'immenses dégâts. Redoutant le forage pétrolier, la Nouvelle-Zélande lance donc de grande négociations, qui aboutissent, sept ans plus tard, à la signature en juin 1988 du projet de troisième protocole portant convention pour la réglementation des activités sur les ressources minérales antarctiques. Mais le Premier ministre australien, mon ami Bob Hawke -l'Internationale socialiste est un grand « club » amical- que je recevais en tête-à-tête à Matignon, m'entretint du problème : le Parlement australien ne ratifierait jamais une convention autorisant l'exploitation minière, mais il fallait sortir du non-droit. Nous rédigeâmes donc ensemble un communiqué, annonçant notre refus de ratifier cette convention et demandant l'ouverture de négociations plus ambitieuses. Et, miracle ! En 1991 était signé le protocole de Madrid, qui classe l'Antarctique patrimoine de l'humanité et y interdit toute activité économique autre que le tourisme et la recherche.

Une terre collective, gérée par l'ensemble de l'humanité : juridiquement, le problème est passionnant, d'autant que ces mêmes questions de propriété, de contentieux, de surveillance, se posent pour l'espace. Pour l'heure, tout va bien, mais les marines présentes alentour et qui assurent la surveillance -France, Australie, Etats-Unis- sont bénévoles ; face à une poussée du banditisme baleinier, de la pêche braconnée ou du piratage, le commandement de la sécurité n'est pas assuré. Le Conseil de sécurité de l'ONU a refusé que l'Antarctique ait son propre drapeau. Le plus urgent est de limiter le tourisme, qui pollue et dérange la reproduction d'une population animale fragile. Qui peut prendre une décision de portée mondiale pour limiter le trafic ? Le traité ne le dit pas...

Il en va autrement pour l'Arctique. Ce plus petit des grands océans, avec 14 millions de kilomètres carrés, est constamment occupé par une glace d'eau salée flottante qui en couvre la quasi-totalité. La banquise s'étend jusqu'au Svalbard -archipel que les Français sont seuls à appeler Spitzberg. Avec le réchauffement climatique, chaque été, pendant six semaines, la banquise réduit considérablement. Même en hiver, sa surface diminue. L'année 2010 aura été le record absolu de chaleur de l'histoire de l'humanité !

Tant que l'Arctique était pris dans la glace, on n'y faisait guère que la guerre : c'était la zone de patrouille des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins. Relevons que ces bâtiments, capables d'expédier un missile à 5 000 km, ne sont pas équipés pour éviter les collisions, comme on l'a vu dans la Manche, et que la probabilité d'un accident, loin de tout secours, mériterait examen...Depuis le réchauffement, tout change : on va pouvoir forer du pétrole, accéder à la terre. Mais quand le pergélisol, ou permafrost, dégèle, la plupart des zones découvertes sont en argile, à l'exception du granit de Mourmansk : tout s'enfonce...

Sur les quatre millions d'habitants de l'Arctique, les quatre cinquièmes sont des citoyens russes, américains, norvégiens et danois ; 450 000 environ sont des aborigènes, dont la moitié d'Inuits, ce même peuple, autrefois dénommé « esquimau », que l'on retrouve en Alaska et au nord du Canada. La moitié de ces habitants devraient venir grossir les rangs des quelques dizaines de milliers de réfugiés climatiques actuels. À l'échelle mondiale, on attend 150 millions de réfugiés climatiques pour 2050...

Près de la moitié du commerce mondial se fait entre l'Europe, la Chine et le Japon, et la Californie, via le canal de Suez ou de Panama. Passer par le passage du Nord-Est, sibérien, ou celui du Nord-Ouest, canadien, ferait gagner entre 5 000 et 7 000 kilomètres. La route marine du Nord-Ouest, par le Canada, est la plus dangereuse des deux : il n'y a ni port, ni phare, ni balise, certains passages sont très étroits et peu profonds... Des cartes fausses ont déjà causé trois accidents, heureusement sans faire de victimes, mais il a fallu trois jours pour qu'arrive l'unique brise-glace canadien ! La nature nous a donné un avertissement, à l'avenir, il y aura assurément des accidents mortels. Si les tarifs des assurances freinent pour l'heure les grandes flottes commerciales, la pression est forte pour réduire les temps de parcours.

Si jusqu'ici les icebergs et l'absence de moyens de sauvetage on bloqué le développement de la pêche, les pêcheurs d'Islande travaillent désormais au nord de leur île, car les poissons migrent vers des eaux plus fraîches. Il faut s'attendre à un développement de la pêche, or il n'y a pas d'organisation régionale en la matière.

L'activité qui croît le plus est le tourisme. Au Sud, la faune ne se cache pas, n'ayant pas appris à craindre l'homme, et le spectacle des colonies de manchots est inouï. Au Nord, le phoque se cache, l'ours blanc est décimé, même si certains experts canadiens contestent son inscription sur la liste des espèces menacées et estiment qu'il pourra s'adapter et se déplacer vers le Sud. L'espèce à beau être protégée, à Svalbard, interdiction de sortir de la ville sans être armé d'un fusil de gros calibre!

Les États riverains de l'Arctique ont une zone économique exclusive (ZEE) de 200 milles marins, dans laquelle ils sont responsables du droit de passage, de la sécurité, des secours et de la prospection du sous-sol. Aux termes de l'article 76 de la convention de Montego Bay de 1982, tout pays qui peut démontrer que le sous-sol sous-marin au-delà de sa ZEE en est le prolongement géologique peut obtenir l'extension de sa zone : seul le critère géologique entre en compte. Les pays ont dix ans à compter de la ratification de la convention pour déposer une demande de correction territoriale auprès de la Commission des Limites du Plateau Continental (CLPC). Premier pays à avoir déposé une telle demande, la Norvège a obtenu satisfaction. Les négociations entre la Norvège et la Russie ont abouti, après quarante ans : il faut dire que le gisement de Chtokman est l'une des plus grandes réserves de gaz naturel au monde. Le consortium constitué pour l'exploiter rassemble le Russe Gazprom, à 51 %, le Français Total, à 25 % et le Norvégien Statoil, à 24 %. Quoiqu'en dise le PDG de Total, qui juge l'opération trop dangereuse, on s'attend à ce que l'exploitation débute, le partage étant acté.

Un gisement de pétrole liquide a été repéré depuis longtemps dans la ZEE des États-Unis en Alaska. Le président Bush, qui s'était heurté à tout ce que les États-Unis comptent d'écologistes, avait laissé la décision de l'explorer ou non à son successeur. Le président Obama a jugé que la proximité du pic pétrolier obligeait à forer. Mais il a renouvelé le moratoire après l'accident du Golfe de Mexico, sachant qu'en eau froide, et loin des ports, donc des moyens de secours, un accident de ce genre aurait des conséquences encore plus dramatiques. Le gouvernement russe réfléchit également avec attention au sujet.

Faute de traité, aucune contrainte internationale ne s'impose en la matière. Une idée : pourquoi ne pas réutiliser le travail réalisé sous l'égide de la Nouvelle-Zélande pour le projet avorté de troisième protocole au traité de l'Antarctique ?

Le Groenland est un délicieux continent : 2,5 millions de kilomètres carrés, 55 000 habitants, essentiellement des Inuits et quelques fonctionnaires danois. Il y a vingt ans, 90 % de la population vivait encore de la chasse au phoque, avec kayak artisanal au diamètre du tour de taille du rameur pour assurer l'étanchéité... Le Groenland est la première des 192 nations au monde qui, sans être membre de l'ONU, a offert l'accès au très haut débit à la totalité de sa population. On vient d'y trouver du pétrole : aucun pays n'a eu le courage de refuser au Groenland d'en tirer bénéfice...

L'Europe n'a pas pris la mesure de l'humiliation et de la colère qui ont suivi la dissolution par Boris Eltsine de l'URSS et du Pacte de Varsovie : alors qu'on aurait pu se poser la question du maintien de l'élément antagonique que constituait le Pacte Atlantique, les Etats-Unis, toujours méfiants, y ont vu une aubaine et, sans consulter leurs alliés, ont entrepris d'élargir l'OTAN non seulement aux anciens satellites mais aux Etats baltes, jusque là éléments constitutifs de l'URSS ! M. Poutine s'est juré de restaurer la grandeur et la dignité de son pays devant la méfiance impavide des Occidentaux, y compris par la force. Le financement, c'est le pétrole et le gaz. Dans ces conditions, nous n'obtiendrons pas que la Russie en limite les extractions sur ses rives. Elle s'est montrée hostile à l'idée d'un traité unique, sur le modèle du traité de l'Antarctique, malgré le vote du Parlement européen. La Russie a déposé deux demandes territoriales : l'une inclut le pôle Nord, où un chercheur civil russe, à bord d'un bathyscaphe civil finlandais, a été planter à 4000 mètres sous la surface un drapeau russe en titane ; l'autre zone revendiquée est celle de Chtokman.

Le Canada et le Danemark annoncent une demande d'extension dans les deux ans, tandis que les Etats-Unis paraissent encore loin de ratifier le dispositif : quelques sénateurs républicains s'y opposent farouchement, au nom de ce principe constant que les Etats-Unis n'admettent de se placer sous l'empire d'aucune loi qu'ils n'ont pas votée eux-mêmes : on l'a vu avec le traité de Versailles, celui sur les essais nucléaires et Montego Bay, et malgré une réforme constitutionnelle pour brider l'obstruction du filibuster, M. Obama ne paraît pas devoir rencontrer plus de succès en la matière que son prédécesseur.

A l'issue du processus, il ne restera en eaux internationales qu'à peine 8 % de l'océan Arctique.

Quelle gouvernance pour l'Arctique ? Jusqu'à Gorbatchev, il ne s'était rigoureusement rien passé. Puis l'artisan de la glasnost, qui allait partout avec des propositions de paix, s'est dit d'accord avec la création d'un lieu de concertation sur l'Arctique : la déclaration d'Ottawa a suivi, en 1996, puis, en 2000, la mise en place du Conseil de l'Arctique, entre les cinq Etats riverains auxquels se sont joints l'Islande, la Suède et la Finlande. Une parenthèse sur le Groenland : ce continent marche vers son indépendance, l'autonomie renforcée lui a été accordée en 2008, le Danemark ne gère plus que les affaires internationales du continent et le Parlement danois a indiqué qu'il ne s'opposerait pas à un référendum d'autodétermination des quelque 55 000 Groenlandais. Cependant, comme me le confiait un ancien Premier ministre groenlandais, lorsqu'on a pour voisins 180 millions de Russes, 300 millions d'Américains et 32 millions de Canadiens, on ne peut exister à 55 000 qu'en étant les amis de ses voisins, et les Groenlandais hésitent entre se choisir les Danois ou les Américains comme meilleurs amis.

Le Conseil de l'Arctique est donc l'instance de concertation sur toutes les questions arctiques, il fait un travail d'excellente qualité, dans tous les domaines. Cependant, il n'a aucun pouvoir contraignant : il adresse des recommandations aux Etats, qui décident souverainement. Le Conseil ne peut donc édicter de lui-même aucune règle sur les questions aussi importantes que la pêche ou un code polaire régissant la navigation en Arctique.

Quel est le rôle de la diplomatie européenne et française, dans ce contexte ?

Pour la pêche, l'Union européenne nous représente et dispose des pleins pouvoirs. Il existe dans le monde huit ou neuf organisations régionales de la pêche qui décident des espèces à protéger, des quotas nationaux, et recourent aux marines militaires pour la surveillance. Délai de mise en oeuvre : dix ans. Quelques autres ont été instituées dans le cadre de la FAO. Nous poussons l'Europe à recommander l'extension à l'Arctique de l'Organisation régionale des pêches de l'Atlantique Nord-Est, où l'Union nous représente ; une autre voie existe, avec l'Organisation régionale des pêches de l'Atlantique Nord-Ouest, dont la France est membre au titre de Saint-Pierre-et-Miquelon. Du côté de l'ONU, nous avions demandé un moratoire sur toute pêche nouvelle dans les eaux glaciaires tant qu'une étude scientifique sérieuse n'aurait pas établi la liste des espèces à préserver. Le mot de moratoire a agi comme un chiffon rouge et l'assemblée générale l'a refusé. C'est un signe inquiétant, aussi bien pour l'ONU, dont les Etats riverains veulent manifestement se débarrasser alors que son calendrier s'allège au gré de conférences de consensus toujours plus nombreuses malgré leur constance dans l'échec -OMC, Copenhague, Cancun-, signe inquiétant aussi pour les poissons, tant les Etats paraissent signifier qu'ils autoriseront la pêche à leur guise. Du reste, des experts parmi les meilleurs s'alarment qu'à l'horizon de 2030, nous puissions vivre dans « un monde sans poissons ».

Le code polaire est également une nécessité, pour définir les règles relatives aux conditions de circulation, à la surveillance, au sauvetage, à la fabrication des navires, dans cette zone si particulière qu'est l'Arctique. L'organisation internationale maritime (OMI) discute de tous ces points.

Contre toute attente, la revendication de souveraineté la plus virulente n'est pas russe, mais canadienne. Le Canada a le sentiment d'être une grande nation sous-estimée dans les relations internationales, l'Arctique lui est une occasion de se rappeler à la mémoire de tous. En s'agrippant à cette idée que le passage du Nord-Ouest se situe dans ses eaux intérieures et en exigeant que cela soit reconnu internationalement, le Canada bloque de fait toute négociation, tout en investissant dans le Grand Nord pour aménager les voies. Cependant, le Canada n'est pas encore une puissance arctique, comparé à son voisin russe : il ne dispose que d'un brise-glace vétuste, contre dix-sept russes, dont six nucléaires.

Devant cette situation, un pays se fâche : c'est la Chine. Les Chinois critiquent la gestion confidentielle de la question arctique et ils demandent un siège d'observateur au Conseil de l'Arctique, de même que l'Union européenne et l'Italie. Pour mémoire, aux côtés des huit Etats et des communautés de peuples premiers qui sont membres, six pays ont un statut d'observateur, à raison de leurs travaux scientifiques dans le Grand Nord : la France, l'Allemagne, l'Espagne, les Pays-Bas, la Pologne et le Royaume-Uni. Le Conseil arctique a repoussé au printemps 2009 tous les candidats à des sièges d'observateur, parce que certains Etats-membres contestent la position de l'un des candidats -l'Union européenne-, sur la protection des phoques, preuve manifeste d'une « absence de sensibilité » au monde arctique.

Au sein de l'OMI, un travail intense est réalisé pour la rédaction d'un code polaire contraignant. Le Canada y a pris toute sa part mais pour défendre sa souveraineté sur le passage du Nord-Ouest, position qui s'oppose frontalement à la conception des Américains, lesquels s'alarment d'un risque de contagion dans d'autres régions du monde, comme le détroit d'Ormuz, et ses conséquences sur la libre circulation des navires marchands et militaires. Nous allons devoir voter au sein de l'OMI, notre choix est difficile. L'Europe dénonce la position canadienne -qui est aussi celle des Russes-, et se retrouve aux côtés des Etats-Unis, sans pour autant partager les mêmes motivations. Une voie de négociation pourrait être de s'accommoder de la position canadienne, tout en négociant une viabilisation internationale du passage du Nord-Ouest.

Voilà, je sais vous avoir donné matière à perplexité, où je vois aussi de quoi être pessimiste. Il en est ainsi de la question arctique.

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