Depuis la sortie de notre rapport, sont parus les résultats de l'enquête PISA 2009, qui devraient être le point de départ de votre réflexion. Car autant la méthode et donc les résultats de l'enquête de 2002 ont été critiqués, autant ceux de cette dernière enquête, menée avec l'implication des administrations nationales, ne le sont plus. Et, malheureusement, ces résultats confirment que nous n'avons pas pris la mesure du retard de notre système éducatif, tandis que d'autres pays, la Pologne par exemple, ou l'Allemagne, ayant engagé une profonde réforme de leurs systèmes éducatifs, ont obtenu des résultats. Ce qui n'est pas notre cas. Faute d'un sursaut collectif analogue à celui qu'ont connu les Länder allemands après le PISA 2006, quand ils ont senti que l'Allemagne « décrochait », nous n'avons enregistré aucune amélioration. Or seule une action de longue haleine peut inverser les tendances actuelles Notre système éducatif est celui qui corrige le moins les inégalités sociales. La proportion d'élèves entrant en sixième avec des résultats gravement insuffisants s'est accrue tandis que celle des élèves de bon niveau s'est réduite. Nous continuons à fabriquer des élites mais, parallèlement, s'aggrave la situation des 20 % qui sont en échec flagrant. Où est la prise de conscience collective ?
Le travail de la Cour des comptes, comme les résultats de l'enquête PISA, imposent cette prise de conscience collective et justifient le travail engagé par votre mission d'information. Depuis 2008, la Cour a élaboré trois rapports qui méritent votre attention. Le premier, en 2008, s'intitulait « Les communes et l'école de la République ». Inutile de dire que son titre doit beaucoup au regretté Philippe Seguin... Pour votre commission des finances, à la demande de MM. Longuet et Dallier, nous avons sorti en décembre 2009 un deuxième rapport portant sur « Les politiques éducatives et les politiques de la ville en zones sensibles ». Enfin, en mai dernier nous avons publié le rapport « L'éducation nationale face à l'objectif de réussite de tous les élèves ».
Notre premier rapport, complet et fouillé, où nous nous sommes placés du point de vie des communes et avons étudié, en liaison avec les chambres régionales des comptes, 14 académies, a mis en évidence qu'il existait désormais, pour le temps périscolaire, des politiques locales qui méritent notre attention et que, en conséquence, il serait bon de mieux faire circuler l'information réciproque entre le ministère de l'éducation nationale et les communes. Nous avons également constaté que, le coût des actions communales étant difficilement chiffrable, on ne pouvait en évaluer leurs résultats ; c'est pourquoi nous avons suggéré la création d'un observatoire de ces politiques éducatives locales. Nous avons aussi souligné que les écoles sont souvent devenues intercommunales et suggéré de privilégier ce cadre de l'intercommunalité. Enfin, nous avons appelé l'attention sur les risques de rupture d'égalité, entre écoles plus ou moins dotées, et plaidé pour que l'État fixe au moins, en concertation, un cadre de référence des moyens à mettre en oeuvre.
Notre deuxième rapport devrait également vous éclairer sur la façon dont, sur le terrain, la politique éducative et celle de la ville se rejoignent. Nous avons privilégié trois zones - Lille/Roubaix, les Yvelines avec Chanteloup-les-Vignes et les quartiers Nord de Marseille - et pris l'exemple de six collèges. Nous en avons tiré la conclusion que c'était bien sur ces zones défavorisées qu'il fallait accentuer l'effort. Ce sont des collèges où, à l'entrée en sixième, un élève sur deux ne maîtrise pas les connaissances de base en français et un sur trois en mathématiques - contre, respectivement, un sur cinq et un sur dix en moyennes nationales. Or, dans ces collèges, le fameux PPRE (Programme personnalisé de réussite éducative) issu de la loi d'orientation de 2005, est très peu mis en place - pour moins de 20 % des élèves, alors qu'il aurait fallu avoir déjà atteint l'objectif de 50 %. Il faut noter que, tant pour les élèves que pour les enseignants, ces PPRE reposent sur le volontariat : comment accomplir ces programmes sans des enseignants volontaires en nombre suffisant ? Un tableau de notre rapport montre les différents dispositifs de soutien : si chacun d'eux est bienvenu, ils se sont empilés les uns sur les autres provoquant d'inutiles doublons. A Chanteloup-les-Vignes, par exemple, les PPRE ayant eu un effet positif sur les élèves qui décrochaient le moins, on a décidé d'orienter les plus mauvais vers un dispositif communal de « tutorat renforcé », exercé par des bénévoles qui n'ont pas les mêmes compétences que des enseignants.
Votre mission d'information fera oeuvre utile si elle repère, parmi les expérimentations locales, celles qui sont efficaces ou celles qui font doublons. Cent fleurs peuvent s'épanouir mais il faut bien, à un moment donné, que le bouquet ait un peu de cohérence...
La Cour des comptes a également constaté - au vu des chiffres fournis par le ministère - qu'à la suite de l'assouplissement de la carte scolaire, des collèges « Ambition, réussite » avaient vu partir leurs meilleurs élèves, ce qui favorise un processus de « ghettoïsation ». Comme, depuis, il n'y a pas eu d'enquêtes sur ce point, il serait intéressant que votre mission d'information pose publiquement la question de la carte scolaire et de son assouplissement.
Notre troisième rapport, que j'ai présenté en juin, a mis en évidence que notre pays est un de ceux où le destin scolaire est le plus fortement corrélé aux inégalités sociales : trois quarts des élèves issus de catégories sociales favorisés obtiennent le baccalauréat général contre 18 % de ceux de catégories sociales défavorisées. L'éducation nationale, qui « consomme », pour dix millions d'élèves, 53 milliards d'euros par an, n'a pas de problème de moyens. La vraie question, c'est que, raisonnant en heures et en postes et non en euros, elle ne connaît pas le coût réel de ses politiques éducatives ; par exemple, un chef d'établissement ne peut pas connaître le coût du développement de telle ou telle option. En outre, si le niveau global des financements est raisonnable, leur ventilation entre les différentes catégories d'enseignement l'est moins. Le primaire par exemple, enseignement essentiel, où se constituent les difficultés, est le moins bien loti.
Nous avons également soulevé la question des obligations de service des enseignants. Il est paradoxal que les jeunes héritent des postes les plus difficiles - les remplacements ou les zones d'éducation prioritaires. Les obligations de service qui datent de 60 ans - à l'époque où 5 % d'une classe d'âge arrivaient au bac - doivent être revues à l'aune des enjeux du XXIe siècle, et notamment de l'indispensable personnalisation de l'enseignement face à des publics hétérogènes.
La Cour a aussi jugé préoccupante l'organisation du temps scolaire qui combine l'année scolaire la plus courte avec la journée scolaire la plus longue.
Nous avons aussi souligné que, bien que l'éducation nationale affiche, sous la pression des exemples étrangers, l'objectif de diminuer le nombre de redoublements, ceux-ci ne baissent que peu ; ils coûtent 2 milliards d'euros par an et, à 14 ans, 250 000 élèves ont déjà redoublé, sans être vraiment pris en charge lors de ces redoublements.
Au terme de nos travaux, nous ne pouvions ni ne voulions nous contenter d'un constat critique. Nous avions le désir de provoquer une prise de conscience de la Nation et déterminer enfin, au vu de ces constats, quels leviers devaient être actionnés afin d'améliorer la situation. Après avoir entendu pendant plus de cinquante heures tous les acteurs du système éducatif, nous avons élaboré 13 recommandations dont je citerai les plus importantes.
La première est d'adopter une démarche inversée et de cesser de pratiquer une politique de l'offre comme si l'enseignement pouvait être partout le même. Par exemple, lorsque la réforme du lycée institue deux heures d'accompagnement personnalisé, celui-ci ne peut être le même à Henri IV et au lycée Frédéric-Mistral d'Avignon. Plutôt que de verser une allocation uniforme, il faut répondre désormais à la demande. Votre mission d'information peut contribuer à prolonger cette réflexion. Il faut laisser aux équipes pédagogiques le soin de voir comment allouer les moyens pour répondre aux besoins - accompagnement, soutien ou stimulation - de classes hétérogènes. Il faut savoir que près de la moitié des classes sont en réalité des « classes de niveau », c'est-à-dire de niveau homogène, ce qui fait du collège unique une fiction.
Nous recommandons que le ministère engage une évaluation systématique du coût des dispositifs et des établissements. Quand on sait que le redoublement coûte 2 milliards d'euros, on devine qu'il existe des marges de manoeuvre significatives. Il faut identifier les besoins et permettre une plus grande différenciation des méthodes afin de réduire les écarts scolaires. La liberté laissée aux équipes pédagogiques justifie que, allant au-delà de l'inspection des enseignants, on évalue les établissements. Aux établissements confrontés à d'extrêmes difficultés scolaires, il faut accorder des moyens exceptionnels : recrutements sur profil, contrats à long terme, stabilité des équipes éducatives, enseignants mieux formés.
C'est à l'aune de ces remarques que je vais répondre à quelques questions de votre rapporteur.
Vous demandez si, pour assurer la réussite de tous les élèves, l'éducation peut encore être nationale. Oui , une Nation doit avoir des objectifs éducatifs et tous ceux qu'a fixés la loi d'orientation de 2005 - le socle commun par exemple - sont nationaux. Mais national ne signifie pas uniforme.
Autre question : la répartition des responsabilités entre les différents niveaux d'organisation de l'éducation nationale - ministère, rectorats, inspections d'académie et établissements - est-elle pertinente et si l'on veut, comme le préconise notre rapport, différencier fortement les moyens en fonction des besoins des élèves, peut-on maintenir le même schéma d'organisation sur l'ensemble du territoire national ? Nous sommes sceptiques sur les bouleversements administratifs : il y aura toujours des recteurs et des inspecteurs d'académie. Mais, plus on descend dans les échelons administratifs, plus on a conscience de la gravité de la situation. Il est donc capital d'engager au niveau local une politique vertueuse d'allocation différenciée des moyens. Doit-on dire aux recteurs ou aux inspecteurs d'académie d'allouer les moyens en fonction des différentes réalités du terrain ? Comment répartir les moyens de façon juste et efficace ? A votre mission d'information de l'imaginer. Il est capital de déterminer ce qui empêche la performance du système.
Vous nous demandez si la carte administrative - c'est-à-dire la définition des ressorts des rectorats et des inspecteurs d'académie, le zonage de dispositifs spécifiques, relevant par exemple de l'éducation prioritaire, ou l'implantation des établissements - doit être remaniée. Il nous semble que la question n'est pas administrative. Elle est de réfléchir à une bonne allocation des moyens et de passer d'une logique de zonage à une logique de personnalisation : méfions-nous des approches trop géographiques car il y a des élèves en difficulté partout.
En revanche qu'est-ce qui peut bien faire obstacle à la directive ministérielle sur la composition des classes ? Il y a là une zone d'ombre du système éducatif. Qu'est-ce qui pourrait la dissiper afin d'accroître l'hétérogénéité des classes ? Nous sommes là devant un problème qui n'est ni juridique ni administratif, mais politique et culturel. Il nous faut contribuer à ce que l'image du système éducatif change, car beaucoup de gens pensent encore que 20 % de bons élèves est un résultat qui suffit. Seul un jeune sur quatre obtient un diplôme de niveau licence alors que l'objectif de Lisbonne fixait la proportion d'un sur deux. Il s'agit d'un chantier social de première grandeur.
Depuis mai notre rapport a été téléchargé 270 000 fois. Nous avons donc la conviction qu'il se diffuse et que le travail que vous projetez est un des plus grands services que vous pouvez rendre à notre pays.