Intervention de Jean Bizet

Commission des affaires économiques — Réunion du 21 juin 2006 : 1ère réunion
Commerce extérieur et international — Organisation mondiale du commerce - examen du rapport d'information omc

Photo de Jean BizetJean Bizet, rapporteur :

a rappelé que, le 8 février dernier, il avait présenté devant la commission un compte rendu des travaux de la sixième Conférence ministérielle de l'OMC, tenue à Hong Kong du 13 au 18 décembre 2005, et indiqué le programme 2006 des négociations du « Cycle de Doha » pour le développement, dans la perspective de la signature d'un accord au plus tard au début de 2007. Puis il s'est dit largement moins optimiste qu'il ne l'était voici quatre mois. Le consensus de Hong Kong, bien qu'obtenu à l'arraché et sans doute loin des ambitions initiales du « Cycle du Millénaire », avait non seulement le mérite d'exister, mais aussi celui de fixer un calendrier assez précis pour permettre aux négociateurs de conclure. Or, le semestre écoulé a été globalement improductif et le risque de l'échec est aujourd'hui bien présent. Faute d'avancées et d'entente sur les propositions chiffrées, la réunion qui devait se tenir à Genève à la fin du mois d'avril pour examiner les modalités de l'accord sur l'agriculture et sur les biens industriels a été annulée par M. Pascal Lamy, le directeur général de l'OMC. Et celle prévue au mois de juillet semble également sur de très mauvais rails, aucun des principaux Etats membres ne semblant décidé à faire les offres attendues de ses partenaires.

a relevé que, pour faciliter la recherche d'un accord, M. Pascal Lamy avait proposé de distinguer deux types de discussions. A titre principal, ce dernier demandait aux trois acteurs majeurs d'avancer ensemble sur les sujets dits « du triangle », chacun devant accepter de faire des concessions sur le sujet sur lequel il était en situation « défensive ». Pour l'Union européenne, il fallait faire un pas de plus sur l'accès au marché agricole, nonobstant la réforme de la PAC en 2003, l'offre conditionnelle du 25 octobre 2005 et le résultat de la Conférence de Hong Kong, qui a prévu la date de 2013 pour la fin des restitutions aux exportations. Les Etats-Unis, de leur côté, devaient accepter de réformer leurs soutiens internes agricoles ayant un fort effet distorsif sur les échanges commerciaux internationaux. Enfin, les pays émergents, et en particulier le Brésil et l'Inde, devaient accepter l'ouverture de leurs marchés aux produits industriels (le volet « Non Agricultural Market Access » dit NAMA). A titre secondaire, les autres sujets soumis à débat, connexes à ceux du « triangle » ou distincts de ceux-ci, étaient examinés dans des enceintes plus larges auxquelles participaient d'autres membres de l'OMC.

Or, les sujets du triangle ont buté sur un blocage, ni les Etats-Unis, ni le Brésil, ne semblant désireux d'avancer, le Président Bush ayant même changé son représentant il y a deux mois, une technicienne -dont l'adéquation au poste reste à démontrer- ayant remplacé un politique rompu aux négociations. Si bien que la réunion ministérielle de juillet, qui devait être consacrée à formaliser le pré-accord d'avril et à ouvrir le débat sur le thème des services, jugé essentiel par l'Union européenne, va devoir examiner l'ensemble des dossiers... si toutefois elle est convoquée !

a qualifié de dramatique cet enlisement qui signifie presque à coup sûr l'échec du « Cycle de Doha ». Il a rappelé qu'en effet, l'administration américaine ne disposait d'un pouvoir de négociation que jusqu'en juillet 2007, ce qui impliquait d'obtenir un accord au plus tard au tout début 2007, en raison des délais de ratification. Mais plus encore que l'échec du « Cycle du développement », il a dit redouter la remise en cause de l'OMC : dix ans après sa création, l'organisation, déjà confrontée à deux échecs (Seattle en 1999 et Cancún en 2003) se verrait incapable de conclure un cycle de négociations.

Aussi a-t-il jugé indispensable de réfléchir sur l'avenir de l'OMC, sur sa gouvernance et sur son fonctionnement, ce à quoi il a consacré la seconde partie de son rapport. C'est d'ailleurs, a-t-il rappelé, lorsque le cycle de négociations précédent (l'« Uruguay Round ») avançait laborieusement qu'a été prise la décision de créer l'OMC...

Une réforme institutionnelle de l'OMC pourrait-elle donc constituer un moyen détourné pour sortir de l'impasse ? A défaut d'accord sur la substance, peut-on favoriser le processus menant à un tel accord ?

Avant de répondre à ces questions, il s'est interrogé sur la nécessité même de conclure le cycle de négociations. Que risquerait-on, finalement, à voir péricliter le « Cycle de Doha » ? Sans évoquer le manque à gagner économique, largement débattu comme l'ont montré les sénateurs Daniel Soulage et Jean-Pierre Plancade dans un rapport de la délégation pour la planification paru en décembre dernier, il a affirmé que le danger majeur d'un échec de Doha était que les relations commerciales se bilatéralisent et se judiciarisent.

Présentant la bilatéralisation comme un premier écueil, il a relevé que les accords bilatéraux ou régionaux proliféraient depuis quelques années et qu'un échec des négociations multilatérales engagées à Doha amènerait plus encore les Etats à se rabattre sur cette alternative régionale. D'ores et déjà, le nombre d'accords préférentiels en application fin 2006 devrait avoisiner 300. Ceci accroît la confusion du système commercial mondial, de multiples taux préférentiels étant appliqués à de multiples partenaires commerciaux selon des calendriers différents, et l'origine des produits étant définie selon des règles diverses. Cette confusion augmente les coûts transactionnels des échanges dans le système commercial. En outre, la prolifération incontrôlée de tels accords tend à créer des intérêts établis qui peuvent compliquer la mise en oeuvre d'une véritable libéralisation multilatérale. Par ailleurs, ces accords régionaux comportent souvent des dispositions dépassant la simple question des tarifs douaniers et l'OMC, comme source de normes, est de plus en plus concurrencée par ces normes régionales.

Surtout, une consécration du régionalisme signerait l'arrêt de mort du principe de non-discrimination, socle de l'OMC. Ce principe repose sur la clause de la nation la plus favorisée, règle fondatrice du GATT. En offrant à chaque Etat partie le bénéfice des « concessions » commerciales obtenues par ses concurrents, la non-discrimination fonde l'intérêt des Etats à participer au système multilatéral. Or la discrimination, même positive, fait courir le risque d'une régression vers des relations commerciales dépourvues de règles communes et finalement gouvernées par la loi du plus fort.

a ensuite considéré que le deuxième danger, en cas d'échec à conclure le cycle de Doha, serait de réduire l'OMC à sa dimension judiciaire. Le mécanisme de règlement des différends représente, à, ses yeux, la principale avancée institutionnelle de l'OMC sur le GATT. Malgré le crédit qu'il a acquis, l'Organe de règlement des différends, a-t-il estimé, a vocation à rester simplement l'instrument de mise en application des normes de droit international que fixent les Etats membres au terme des négociations multilatérales. Il s'agit donc d'un prolongement judiciaire de l'activité quasi «législative » de l'OMC. Or, si les négociations de Doha devaient s'enliser, une alternative pourrait être, pour les Etats, de détourner la vocation première de l'ORD en recourant de manière croissante au contentieux pour faire avancer certains dossiers commerciaux.

Quel risque cela représente-t-il ? D'une part, selon le rapporteur, cela pourrait nourrir la tentation des grandes puissances de s'affranchir du système en dénonçant un « gouvernement des juges ». Le judiciaire l'emporterait sur le politique, non pas seulement dans l'interprétation des règles de l'échange, mais dans leur adaptation et, d'une certaine manière, dans leur définition, au risque de rendre ces règles illégitimes.

D'autre part, les pays développés pourraient paradoxalement tirer plus facilement parti d'une focalisation sur l'organe judiciaire. En effet, il est aisé pour eux de prendre les mesures compensatoires que le mémorandum d'accord autorise la partie gagnante à prendre, dans le cas où la partie perdante ne s'acquitte pas de ses obligations dans un délai raisonnable. Les pays en développement, eux, n'ont pas intérêt à mettre en oeuvre cette dissuasion tarifaire, en raison de ses effets sur le coût de la vie de leurs ressortissants. Là encore, a-t-il souligné, ce seraient les faibles qui subiraient la faillite du système.

Mais, tout en soulignant que les risques d'un échec des négociations étaient grands, M. Jean Bizet, rapporteur, s'est demandé comment conclure ces négociations au sein d'une organisation « médiévale », pour reprendre le qualificatif utilisé par M. Pascal Lamy. L'OMC se trouve en effet face à un dilemme qui n'est pas sans évoquer le dilemme européen entre élargissement et approfondissement.

Bien que les textes prévoient des mises aux votes, M. Jean Bizet, rapporteur, a fait observer que la pratique du consensus, suivie en vertu du GATT de 1947, n'avait jamais connu d'exception jusqu'à présent. Particulièrement difficile à maintenir à 150 membres, cette règle du consensus, en ce qu'elle reconnaît l'égalité souveraine de ses membres, fonde la légitimité de l'OMC. C'est pourquoi M. Jean Bizet, rapporteur, imagine mal revenir dessus : tout au plus peut-on proposer, selon lui, d'exiger d'un membre qui envisage de bloquer une mesure largement consensuelle qu'il justifie en quoi la question revêt pour lui un intérêt vital.

Au plan des matières dont elle traite, a-t-il relevé, l'OMC est aussi devenue quasi universelle. Du GATT à l'OMC, le forum de négociation douanière s'est mué en une organisation embrassant des champs nouveaux et larges de réglementation liés aux échanges et approchant le coeur des choix souverains. Combiné à une extension géographique, cet élargissement matériel du champ des négociations les rend encore plus difficiles et complique l'évaluation des compromis réciproques et mutuellement bénéfiques susceptibles d'être atteints. Sur ce point, l'agriculture apparaissant comme la pierre d'achoppement des négociations, M. Jean Bizet, rapporteur, a dit redouter, comme Mme Christine Lagarde, ministre chargée du commerce extérieur, qu'elle se trouve sacrifiée pour sauver le cycle de Doha, réduit à un « Yalta pour le commerce agricole ». Aussi a-t-il jugé utile de s'interroger sur l'opportunité qu'il y aurait à isoler ce sujet pour lui conserver un traitement spécifique et distinguer ses enjeux de ceux du reste de la négociation. Mais cette hypothèse lui semblant irréaliste, dans la mesure où elle remettrait en cause le mandat de Doha et la longue marche vers l'intégration de l'agriculture dans l'engagement unique à l'OMC, d'ailleurs promu par l'Union européenne, il l'a écartée aussi par crainte qu'un champ trop restreint des discussions ne les enferme dans une série de jeux à somme nulle.

Pour sortir de l'impasse avec une OMC à 150 membres et embrassant tant de sujets, il ne reste, selon M. Jean Bizet, rapporteur, qu'à renforcer l'efficacité de l'OMC de manière pragmatique. De ce point de vue, il a distingué deux niveaux de réformes : celles qui visent à améliorer la procédure de négociation et celles qui tendent à renforcer la légitimité de l'organisation, facteur clef de son efficacité.

Il a rappelé que le rapport Sutherland, fait à la demande du précédent directeur général de l'OMC, s'était déjà penché en 2005 sur les pistes envisageables pour améliorer les procédures internes à l'organisation afin d'atteindre des résultats de négociation optimaux. Il a jugé que certaines, modestes mais réalisables, pourraient être utilement exploitées sans délai :

- mieux organiser les enceintes de négociations, par une meilleure préparation des Conférences ministérielles, mais aussi, sans doute, par une officialisation des enceintes parallèles de négociation, dites « chambres vertes ». Cette institutionnalisation, sans porter atteinte au principe du consensus, reconnaîtrait que le processus de prise de décision à 150 devient intenable. Garantir la représentativité et la transparence de ces chambres vertes permettrait de les rendre plus légitimes et donc plus efficaces pour faciliter ensuite la décision par consensus ;

- renforcer les moyens du secrétariat de l'OMC et le rôle de son Directeur général. L'objectif est d'asseoir l'OMC en tant qu'institution, alors qu'elle est aujourd'hui dotée d'un budget trois fois moindre que celui du WWF et emploie treize fois moins de personnes que la Banque Mondiale. De plus, pour assurer le lien entre la vie de l'organisation à Genève et l'échelon politique, il pourrait être utile de créer, auprès du Directeur général, un organe consultatif restreint pour faire coïncider l'élan politique de la négociation et ses modalités techniques ;

- ne pas refuser d'envisager le plurilatéralisme, qui permet de conclure un accord avec les seuls volontaires. Certes, il s'agit d'une solution par défaut, présentant des risques de fragmentation du système, mais ceci permettrait sans doute de dissuader les membres les plus puissants de l'OMC de s'engager sur d'autres voies, notamment bilatérales ou régionales. Rien n'interdit d'imaginer une telle issue aux négociations, issue certes moins satisfaisante qu'un accord unique, mais toujours plus constructive qu'un échec : un engagement prévisible et exécutoire, même complexe, s'il est pris dans le cadre de l'OMC, est préférable à aucun engagement.

s'est ensuite penché sur le deuxième axe de pistes susceptibles d'accroître l'efficacité de l'OMC, à savoir renforcer sa légitimité, une organisation soutenue pouvant plus facilement atteindre un résultat. Dans cet esprit, il a identifié trois pistes : les pays en développement (PED), les acteurs non gouvernementaux et les autres organisations internationales.

Il a en effet considéré qu'il fallait plus miser sur l'assistance technique pour emporter l'adhésion des PED : faciliter la mise en oeuvre des précédents accords réduirait la hantise de ces pays à l'idée de souscrire de nouveaux engagements. Il ne suffit pas de faire part d'une volonté politique d'accorder un soutien : celui-ci devrait faire partie intégrante des nouveaux accords, avant même toute différenciation entre les PED en fonction de la réalité de leur situation économique.

Il a estimé qu'il conviendrait aussi de mieux associer les acteurs non gouvernementaux. Relevant que l'OMC avait déjà consenti de grands efforts en matière de transparence, il s'est interrogé sur la possibilité d'aller beaucoup plus loin sans nuire au déroulement des négociations. Mais il a imaginé de possibles améliorations, notamment dans le sens d'une participation parlementaire accrue : en effet, les parlements nationaux ont, a-t-il insisté, un rôle central à jouer pour conférer à l'OMC une plus grande légitimité, en favorisant une meilleure compréhension et un meilleur appui du public au système multilatéral. Eux seuls peuvent établir un lien entre les négociations gouvernementales et les personnes que les décisions prises à l'OMC affectent in fine. Il a d'ailleurs déclaré qu'il avait l'occasion de le dire dans un rapport à la Conférence de l'Union Interparlementaire, qui s'était tenue à Hong Kong en marge de celle de l'OMC.

S'agissant des ONG, M. Jean Bizet, rapporteur, a jugé que leur plus grande participation pourrait s'imaginer auprès de l'organe de règlement des différends (ORD) : le juge de l'ORD pourrait prendre en compte les contributions transmises par les ONG selon la procédure de l'amicus curiae. Les auditions des panels pourraient aussi s'ouvrir plus largement au public, sous réserve de ne pas porter atteinte au secret des affaires.

Enfin, dernière piste pour une légitimité accrue, il importe, selon M. Jean Bizet, rapporteur, d'encourager la cohérence de l'action de l'OMC avec celle des autres organisations internationales. L'une des voies susceptibles de renforcer la légitimité de l'OMC, et donc de promouvoir son efficacité, consiste en effet à confirmer sa spécialisation commerciale tout en insistant sur les synergies entre son action et celle des autres organisations internationales au service de la gouvernance mondiale. Il a estimé que la contrepartie de la spécialisation de l'OMC devait être trouvée dans l'organisation de coopérations entre institutions et, à terme, dans un rééquilibrage institutionnel afin d'assurer une « cohérence » mondiale. Notamment, aucune nécessité ne justifie, selon lui, que seule l'OMC ait intégré une fonction juridictionnelle, ce qui crée un déséquilibre qui concourt à délégitimer la gouvernance actuelle de la mondialisation.

La coopération pouvant toutefois ne pas suffire pour dépasser les inévitables conflits d'objectifs entre institutions, il a considéré que l'ORD semblait précisément détenir la clef d'une meilleure cohérence entre les institutions concourant à la gouvernance mondiale : soit obligation pourrait lui être faite, avant de prendre une décision motivée, de saisir pour avis toute autre institution internationale compétente -(l'OIT, par exemple), soit pourrait être ouvert à toute organisation du système onusien le droit de transmettre à l'ORD son point de vue sur un dossier la concernant, selon la procédure de l'amicus curiae.

Après avoir présenté ces pistes de réflexion, il a appelé à l'inventivité pour que l'OMC survive à ce passage difficile. Il a jugé que c'était une organisation précieuse, qui seule venait poser des règles dans la jungle de relations commerciales internationales et constituait même, à ses yeux, une forme d'assurance mondiale pour la paix et la stabilité.

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