Intervention de Christine Albanel

Commission des affaires culturelles, familiales et sociales — Réunion du 21 octobre 2008 : 1ère réunion
Création sur internet — Audition de Mme Christine Albanel ministre de la culture et de la communication

Christine Albanel, ministre de la culture et la communication :

a présenté le projet de loi, qui a pour ambition de créer le cadre juridique indispensable au développement de l'offre légale de musique, de films, voire d'oeuvres littéraires sur les nouveaux réseaux de communication. Pour cela, il vise à prévenir le piratage des oeuvres. Il crée à cet effet un dispositif gradué, essentiellement pédagogique, qui a vocation, en pratique, à se substituer aux poursuites pénales actuellement encourues par les internautes.

Elle a rappelé que plus d'un Français sur deux a aujourd'hui accès à l'internet haut débit, ce qui est une chance sans précédent pour la diffusion de la culture mais que, dans le même temps, les conditions mêmes de création de ces oeuvres étaient gravement menacées par le piratage.

Elle a souligné que le marché du disque était le plus atteint avec 50 % de baisse au cours des cinq dernières années, d'où un fort impact à la fois sur l'emploi (chute de 30 % des effectifs des maisons de production) et sur la création : de nombreux contrats d'artistes ont dû être résiliés par les maisons de production, et le nombre de nouveaux artistes « signés » chaque année a diminué de 40 %.

Ajoutant que le cinéma commence à son tour à être atteint par le même phénomène, elle a constaté qu'aujourd'hui le nombre d'actes de piratage était égal au nombre d'entrées en salles.

Elle a estimé peut-être plus graves les ventes numériques dématérialisées de musique et de films qui devraient prendre le relais des ventes de supports physiques (CD ou DVD) et demeuraient beaucoup plus faibles en France que dans la plupart des grands pays aux habitudes de consommation comparables : à peine plus de 7 % de notre marché de la musique, alors que ce taux a dépassé 20 % aux Etats-Unis. La France détient là un bien triste record, alors même que les industries culturelles occupent, dans son PIB et dans l'emploi salarié, une part qui est presque sans équivalent dans le monde.

a relevé que l'offre légale en ligne s'était pourtant considérablement enrichie au cours des toutes dernières années et que plusieurs millions de titres musicaux y étaient désormais disponibles. Elle a ajouté que le coût pour le consommateur avait fortement diminué, notamment grâce aux offres forfaitaires proposées par les fournisseurs d'accès à internet.

La ministre a considéré que cette offre pourrait être améliorée, le présent projet de loi visant justement à en créer les conditions. C'est en effet bien la persistance d'un piratage massif qui demeure aujourd'hui le principal obstacle au « décollage » de la consommation légale de films ou de musique en ligne, et donc à la juste rémunération des créateurs et des industries culturelles.

Pour lutter contre ce phénomène, les pouvoirs publics se trouvent aujourd'hui dans une situation très paradoxale. En effet, des sanctions existent, mais elles sont judiciaires, et principalement pénales, avec des peines d'amende qui peuvent aller jusqu'à 300 000 euros et des peines de prison jusqu'à 3 ans sur le fondement classique du délit de contrefaçon.

Elle a estimé que ces sanctions apparaissaient inadaptées, de même que la procédure judiciaire, au cas du piratage dit « ordinaire », commis sur une très grande échelle - un milliard de fichiers piratés en France en 2006 - par plusieurs millions d'internautes, conscients du caractère répréhensible de leur geste mais non de la gravité des conséquences et de la lourdeur des sanctions qu'ils encourent. L'internaute « pirate » peut aujourd'hui être traduit devant le tribunal correctionnel, avec tous les désagréments que cela peut comporter pour la vie privée : visite domiciliaire, saisie du matériel informatique, publicité de la procédure...

La ministre a noté que si les ayants droit hésitaient encore à emprunter cette voie de droit, les procédures se multiplieraient s'ils devaient constater que les pouvoirs publics renonçaient à mettre en place une solution alternative, à la fois mieux proportionnée à l'enjeu et plus efficace car praticable sur une grande échelle. C'est ce qui se passe en Allemagne, où les tribunaux pénaux sont saisis de plusieurs dizaines de milliers d'actions.

Elle a relevé qu'en plus de ces sanctions pénales, la loi mettait à la charge de l'abonné à internet - c'est l'article L. 335-12 du code de la propriété intellectuelle - une obligation de surveillance de son accès. En vertu de cette disposition, l'abonné est tenu de veiller à ce que son accès à internet ne fasse pas l'objet d'une utilisation qui méconnaisse les droits de propriété littéraire et artistique. Toutefois, si cette obligation figure dans le chapitre « dispositions pénales » du code de la propriété intellectuelle, son manquement n'est aujourd'hui assorti d'aucune conséquence pratique.

Cette situation est dangereuse pour les internautes qui risquent des poursuites pénales sans le savoir et dramatique pour les industries culturelles françaises. Elle a jugé nécessaire de rétablir l'équilibre, aujourd'hui rompu dans les faits, entre deux droits fondamentaux : le droit de propriété des créateurs et des entreprises et le droit au respect de la vie privée des internautes.

La méthode suivie par le Gouvernement, pour répondre à ce double objectif, repose sur la conviction que, pour être efficaces, les solutions doivent faire l'objet d'un très large consensus préalable entre les acteurs de la culture et de l'internet. Tel est le sens de la mission confiée le 5 septembre 2007 à Denis Olivennes, alors président-directeur général de la FNAC, et destinée à favoriser la conclusion d'un accord entre professionnels de la musique, du cinéma, de l'audiovisuel et fournisseurs d'accès.

La ministre s'est félicitée de l'accord historique signé au Palais de l'Elysée, le 23 novembre 2007, par 42 entreprises ou organisations représentatives de la culture et de l'internet, accord encore renforcé depuis par 5 nouveaux signataires.

Ce sont donc près de 50 acteurs de la culture et de l'internet qui se sont rassemblés autour d'un plan d'action, en deux volets :

- rendre l'offre légale facilement accessible, l'enrichir, l'assouplir : d'abord, les maisons de production de disques se sont engagées à retirer les mesures techniques de protection des oeuvres françaises, qui empêchent par exemple de lire un même titre sur plusieurs supports, l'ordinateur, le baladeur, l'auto-radio, lecteur de CD. Elles disparaîtront ainsi un an après l'entrée en vigueur du présent projet de loi, délai qui laisse le temps à la loi de produire ses effets.

Ensuite, le délai d'accès aux films par les services de « vidéo à la demande » (VoD) sera ramené dès l'application de la présente loi à celui applicable au DVD, c'est-à-dire à 6 mois après la sortie du film en salle. Puis des discussions s'engageront pour aboutir, dans un délai maximum d'un an, à un raccourcissement encore plus prononcé.

a souhaité que ces engagements soient mis en oeuvre le plus tôt possible et même de façon anticipée par rapport au calendrier prévu par les accords de l'Elysée et a indiqué qu'elle avait noué, à cette fin, un dialogue avec les filières du cinéma et de la musique.

Le second volet des accords de l'Elysée que le projet de loi a également pour objet de mettre en oeuvre, porte sur la lutte contre le piratage de masse qui doit changer entièrement de logique. La nouvelle approche sera fondamentalement préventive, graduée, et une éventuelle sanction ne passera plus nécessairement par le juge - même si elle demeurera placée sous son contrôle.

La base juridique sur laquelle il repose existe déjà : il s'agit de l'obligation de surveillance de l'accès internet, mise à la charge de l'abonné. Le projet du Gouvernement vise en fait à préciser le contenu de cette obligation, et à mettre en place un mécanisme de réponse en cas de manquement de la part de l'abonné.

Cette réponse prendra une forme qui, dans un premier temps, sera purement pédagogique puis, dans un second temps, transactionnelle et, enfin, pourra éventuellement déboucher sur une sanction de nature administrative, prononcée par une autorité administrative indépendante chargée de la gestion du mécanisme.

La première phase, celle de la constatation des faits, ne connaît aucun changement par rapport à la situation actuelle. Aujourd'hui, il appartient aux ayants droit de repérer les actes de contrefaçon sur internet - par l'intermédiaire des agents assermentés des sociétés de perception et de répartition de droits (SPRD) et de leurs organisations professionnelles. Pour ce faire, ces structures utilisent des traitements automatisés qui collectent les « adresses IP » des ordinateurs pirates. Ces traitements automatisés sont autorisés par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Sur la base des constats dressés par les agents assermentés, les ayants droit saisissent le juge. Celui-ci adresse alors une injonction au fournisseur d'accès internet, afin que celui-ci établisse la correspondance entre, d'une part, l'adresse IP dont il a été saisi et, d'autre part, le nom de l'abonné présumé auteur de la contrefaçon. Puis se déroule la procédure judiciaire.

Si le projet de loi est adopté, les ayants droit se verront offrir une alternative :

- soit saisir le juge pénal sur le fondement du délit de contrefaçon,

- soit saisir une autorité administrative indépendante sur le fondement du manquement de l'abonné à son obligation de surveillance.

L'objectif du Gouvernement est que l'efficacité du mécanisme pédagogique et gradué, géré par l'autorité administrative, dissuade les ayants droit de recourir à la voie pénale.

Cette autorité administrative indépendante sera l'Autorité de régulation des mesures techniques (ARMT), créée à l'initiative du Sénat en 2006 et actuellement compétente pour veiller à l'interopérabilité des mesures techniques de protection et au respect de l'exception pour copie privée. Elle sera rebaptisée Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI), de façon à mieux refléter ses compétences.

La Haute Autorité ne pourra agir qu'à partir des constats dressés par les représentants des ayants droit. Elle ne disposera donc d'aucune faculté d'autosaisine ni a fortiori d'aucune compétence de surveillance généralisée des réseaux de communication électronique.

La Haute Autorité enverra d'abord aux pirates des messages d'avertissement pédagogiques - dénommés recommandations. Ces messages ne font pas grief et s'analysent comme de simples rappels à la loi.

Le formalisme de ces messages sera également gradué. En effet, après le courrier électronique, l'HADOPI fera usage de la lettre remise contre signature, de façon à s'assurer que l'abonné a bien pris connaissance du comportement qui lui est reproché.

Une phase préventive personnalisée précédera donc d'éventuelles sanctions - ce que le droit ne permet pas jusqu'à présent.

a rappelé que la visée pédagogique et préventive de ce mécanisme était essentielle et constituait le coeur du projet du Gouvernement.

Une récente étude réalisée en Grande-Bretagne et publiée en mars 2008, fait ressortir que 70 % des internautes cesseraient de télécharger dès le premier message d'avertissement et 90 % dès le second.

Elle a ajouté que ces estimations étaient cohérentes avec les taux relevés aux Etats-Unis, où une solution du même ordre a déjà été mise en oeuvre à la suite d'accords passés entre ayants droit et fournisseurs d'accès internet. Un bilan de cette expérience a permis de constater que 70 % d'internautes renoncent au téléchargement dès le premier message d'avertissement, 85 à 90 % avec le deuxième et 97 % à réception du troisième avertissement qui peut prendre la forme - au choix du fournisseur d'accès - d'une lettre recommandée ou d'un appel téléphonique.

L'HADOPI pourra ensuite, en cas de manquement répété de l'abonné, prendre à son encontre une sanction administrative qui consistera en une suspension de l'accès internet.

La suspension de l'abonnement sera assortie de l'impossibilité de souscrire pendant la même période un autre contrat auprès de tout opérateur, de façon à éviter la « migration » des abonnés d'un fournisseur à un autre.

En principe, la suspension de l'abonnement sera d'une durée de trois mois à un an. Mais la Haute Autorité pourra proposer à l'abonné une transaction : en s'engageant à ne pas renouveler son comportement, il pourra ramener la durée de la suspension entre un et trois mois.

Cette phase transactionnelle, qui instaure un dialogue entre la Haute Autorité et l'abonné, accentue encore l'aspect pédagogique du mécanisme.

La ministre s'est dite consciente des difficultés spécifiques que pourrait poser ce dispositif aux entreprises ou à d'autres collectivités comme les universités. Le projet de loi prévoyait donc des mesures alternatives. L'employeur sera invité par la Haute Autorité à prendre des mesures de type « pare-feu » pour éviter le piratage par les salariés à partir des postes de l'entreprise.

Afin de garantir le respect des mesures de suspension, les fournisseurs d'accès internet seront tenus de vérifier, à l'occasion de la conclusion de tout nouveau contrat, que leur cocontractant ne figure pas sur le répertoire des personnes dont l'abonnement a été suspendu.

La Haute Autorité pourra décider de prendre des sanctions pécuniaires à l'encontre des fournisseurs d'accès internet qui ne feraient pas de telles vérifications, ou qui ne mettraient pas en oeuvre les mesures de suspension.

Bien entendu toutes les sanctions - la suspension de l'abonnement internet, aussi bien que les sanctions pécuniaires prises à l'encontre des FAI - sont susceptibles de recours devant le juge judiciaire.

Enfin, le texte précise les conditions dans lesquelles le titulaire de l'accès à internet pourra s'exonérer de sa responsabilité. A cette occasion, il encourage les abonnés à prendre les mesures nécessaires de sécurisation de leur poste.

Un débat assez vif s'est d'ores et déjà engagé devant les médias et l'opinion publique sur ce projet.

La ministre a estimé que des revendications légitimes de part et d'autre devaient être prises en compte mais qu'en revanche, d'autres arguments lui semblaient tout à fait inquiétants, par exemple que cette loi serait celle des « majors », accrochées à la défense de « privilèges » obsolètes ou que les droits d'auteur seraient un privilège, cet argument dénotant une profonde méconnaissance de nos industries culturelles, où les PME représentent une part déterminante, aussi bien de l'offre culturelle que des centaines de milliers d'emplois de ces secteurs. Ce sont, bien entendu, ces PME qui sont dans la situation économique la plus fragile, et qui sont les plus menacées par le piratage.

Pour ce qui est de l'argument accusant la suspension envisagée de violer les « libertés fondamentales », Mme Christine Albanel, ministre de la culture et la communication, a déclaré qu'à supposer que disposer du Web à domicile constitue un « droit fondamental » - ce que rien, dans le droit positif, ne vient confirmer - une liberté, pour être fondamentale, n'en est pas pour autant absolue, elle est bornée par les autres droits. Pour reprendre les termes de l'article 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ».

Autrement dit, la liberté de communication ne peut être invoquée pour faire échec au droit de propriété intellectuelle.

Deuxième argument : la Haute Autorité violerait la vie privée, elle serait préposée au fichage des internautes et à la surveillance généralisée des réseaux. La ministre l'a jugé paradoxal, dans la mesure où dans les autres pays qui pratiquent l'envoi de messages d'avertissement aux internautes - Etats-Unis, Norvège, et depuis quelques semaines le Royaume-Uni - cette politique se passe entièrement de l'intervention publique. Elle est purement contractuelle et résulte d'accords entre les FAI et les ayants droit.

Elle a rappelé que la particularité de « l'approche française » était justement d'interposer entre les parties en présence - ayants droit, fournisseurs d'accès internet, internautes - une autorité indépendante, qui assure la prévention du piratage tout en protégeant le secret de la vie privée. En effet la Haute Autorité sera seule à pouvoir se procurer sur l'abonné les données personnelles - nom et coordonnées - strictement nécessaires à l'envoi des messages d'avertissement. L'identité du pirate demeurera donc cachée aux ayants droit. A cet égard, la procédure devant la Haute Autorité sera donc plus protectrice de la vie privée que celle qui se déroule devant le juge.

a ajouté qu'au sein de la Haute Autorité, la commission qui traitera les dossiers présentera toutes les garanties d'impartialité et d'indépendance : elle sera exclusivement composée de magistrats et disposera d'agents publics dont l'absence de liens avec les intérêts économiques en cause aura été vérifiée par des enquêtes préalables. Quant aux données nécessaires pour mettre en oeuvre le mécanisme de prévention, ce sont celles qui sont d'ores et déjà collectées par les créateurs et les entreprises culturelles pour mener leurs actions judiciaires : aucune donnée nouvelle ne sera donc relevée pour mettre en oeuvre le mécanisme de « réponse graduée ».

La ministre a ajouté que le projet de loi avait reçu le soutien massif des créateurs et des entreprises du cinéma, de la musique et de l'internet, que les Français, dans leur immense majorité, étaient prêts à partager sa philosophie préventive et mesurée : un sondage IPSOS réalisé au printemps démontrait en effet que 74 % de nos concitoyens approuvaient le mécanisme envisagé et que 90 % des pirates étaient prêts à modifier leur comportement.

Enfin, elle s'est félicitée de ce que « l'approche française » se répande progressivement, puisqu'au Royaume-Uni ont été signés le 24 juillet dernier des accords inspirés de ceux de l'Elysée et que la « réponse graduée » y est déjà entrée dans les faits. Elle a noté que nombreux étaient les autres pays européens à avoir manifesté leur intérêt pour les expériences française et britannique.

a estimé que le projet était un projet d'équilibre à tous égards :

- équilibre, car la prévention du piratage constituait la condition de l'amélioration de l'offre légale à laquelle se sont engagées les industries culturelles ;

- équilibre, car il conciliait la garantie du droit de propriété - aujourd'hui dépourvue de toute effectivité - avec la protection de la vie privée des internautes ;

- équilibre, enfin, car il prévoyait des mesures essentiellement préventives et pédagogiques, adaptées au comportement souvent « ludique » auquel il s'agit de mettre fin.

La ministre a conclu en rappelant qu'il incombait au Parlement, désormais, de faire en sorte que les consommateurs, les créateurs et les centaines de milliers de salariés des industries culturelles puissent tirer parti des fabuleuses opportunités culturelles aussi bien qu'économiques, d'un internet plus « civilisé ».

Un large débat s'est ensuite engagé.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion