Intervention de Staffan de Mistura

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 14 juin 2011 : 1ère réunion
Audition de M. Staffan de Mistura représentant spécial du secrétaire général des nations unies pour l'afghanistan

Staffan de Mistura :

Heureux d'être accueilli par cette commission, je m'exprimerai directement et avec franchise. Le moment actuel est véritablement crucial pour l'Afghanistan et je commencerai par faire le point de la situation dans ce pays.

Le premier sujet concerne la sécurité. J'ai perdu sept collègues, des soldats français et des soldats allemands sont morts récemment. J'étais là quand le général allemand Marcus Kneip a été blessé.

La version officielle est que les choses vont mieux. C'est exact, mais qu'en résultera-t-il ? Le sursaut militaire américain du général Petraeus, le Surge, est efficace, mais il n'a pas encore poussé les talibans à rejoindre sérieusement la table des négociations. Le nombre de combattants tués n'est nullement un indicateur de succès, car les talibans sont moins sensibles à ce sujet que nous ne le sommes : les madrasas ne désemplissent pas. L'organisation des attentats suicides en Afghanistan même surclasse très largement ce que j'ai observé en Irak. Quatre attaques suicides simultanées viennent d'avoir lieu à Hérat, contre nous. L'organisation du réseau suicidaire est remarquable. L'amélioration de la sécurité doit déboucher sur un résultat politique au cours des mois à venir. Comme la plupart d'entre vous, j'ai été indigné par le 11 septembre.

Au demeurant, Mme Clinton a déclaré, le 18 février, que le Surge devait aussi être politique. La question est de savoir si les talibans veulent discuter. Ils subissent en ce moment une pression militaire très vive, pas seulement parce que nous sommes entrés dans la saison traditionnelle des combats. En juillet, M. Obama doit annoncer une réduction de l'engagement militaire américain, mais les talibans font tout pour démontrer, par des gestes spectaculaires, que la situation sécuritaire ne s'améliore pas. C'est classique dans une négociation. Les villes de Haiphong et Hanoï ont subi les pires bombardements américains, précisément pendant la Conférence de Paris qui vit entamer des négociations destinées à établir la paix au Vietnam. Mutatis mutandis, la situation est comparable en Afghanistan, où une pression s'exerce des deux côtés avant de s'engager dans une voie politique. Et la négociation n'a pas encore commencé ...

J'en viens ainsi à ma deuxième interrogation : une solution politique est-elle envisageable ? Les pays de l'OTAN sont tous fatigués ; les États-Unis consacrent chaque année à ce conflit 120 milliards de dollars ; les morts se comptent par milliers, les blessés -souvent très graves- sont encore bien plus nombreux. Conclusion : l'OTAN cherche sincèrement une solution politique. Mais les talibans la veulent-ils ?

Les talibans peuvent être classés en plusieurs catégories : les durs, ceux qui ne veulent pas discuter. Le plus célèbre est le mollah Omar. Leur vie est rendue difficile par les nombreuses opérations que les forces spéciales américaines conduisent en Afghanistan : il y en a au moins 40 chaque nuit. J'ajoute que l'élimination des chefs par les forces spéciales américaines a aussi pour conséquence la relève par des gens bien plus jeunes et moins raisonnables, avec qui toute discussion est extrêmement difficile. La deuxième catégorie est formée par des groupes violents et efficaces. Et j'achèverai cette énumération par Gulbuddin Hekmatyar, une vieille connaissance qui a tenté de me tuer il y a 22 ans. Il avait à l'époque miné la route que je devais emprunter avec des réfugiés de son ethnie rentrant chez eux après la fin de l'intervention soviétique. Il ne voulait pas qu'ils reviennent, mais ne pouvait pas le dire. Ce personnage imprévisible surveille en permanence la direction du vent.

Concluons sur ce point : je veux croire propice au dialogue une situation marquée par l'énorme pression exercée sur les talibans. Ces derniers ne peuvent espérer le retour au statu quo ante. C'est pourquoi j'ai des contacts avec eux, sans négocier.

La « transition » est une décision particulièrement brillante prise à la Conférence de Lisbonne. Ce terme éloigné interdit aux talibans l'espoir de se terrer dans les caves en attendant le départ de l'OTAN, car les Américains continueront les attaques quotidiennes de leurs forces spéciales, et l'OTAN aura très probablement encore la faculté de mener ces opérations, à défaut de maintenir des centaines de milliers d'hommes.

Le Président Karzaï est pris entre deux syndromes : celui de Najibullah et celui du nationalisme afghan. J'ai connu Mohammad Najibullah ; je comprends pourquoi le président Karzaï y pense. Après tout, les Afghans ont déjà été lâchés à deux reprises et craignent de l'être une troisième fois... Il est naturel que M. Karzaï cherche un accord militaire avec l'OTAN et les États-Unis, mais cela suscite plus que des réticences dans la région : l'installation de bases militaires américaines permanentes inquiète l'Iran, pays crucial ; elle ne suscite aucun enthousiasme en Russie, ni en Chine ; l'Inde et le Pakistan s'intéressent également au sujet. Pourquoi ne pas leur substituer des centres d'entraînement destinés aux forces afghanes ? Si les Iraniens ont l'impression que les Américains veulent s'installer pour longtemps, ils peuvent compliquer la transition.

Mon sentiment est que la transition se poursuivra malgré les attaques conduites à Mazar-e Charif. La seule conclusion que je tire de ces attentats est la nécessité de renforcer la police et de poursuivre la transition, une sortie graduelle modestement destinée à faire évoluer l'Afghanistan, non à en faire une nouvelle Suisse. Y a-t-il une formule idéale ? Je ne sais. L'important est que la transition se poursuive, quels que soient les hauts et les bas, malgré toutes ses imperfections, pour parvenir en 2014 à un pays ou des accords locaux respectés évitent la guerre civile, tout comme la domination par les talibans.

En ce domaine, une question est cruciale pour les Nations unies : que deviendront les droits de l'homme, en l'espèce surtout les droits des femmes, si les talibans entrent dans un gouvernement d'union nationale ? Pour obtenir que 68 sièges au Parlement soient garantis aux femmes -qui en ont en définitive obtenu 69 grâce à l'élection d'une candidate ne bénéficiant d'aucune disposition particulière-, il m'a fallu sept heures de discussions avec le gouvernement afghan actuel, celui formé par les « modernes » ! Nous avions en effet observé que de nombreuses femmes élues éprouvaient des difficultés d'ordre personnel conduisant à leur démission. Dans les deux cas, elles étaient remplacées par des messieurs. Je voulais que toute femme démissionnaire soit remplacée par une femme. Pour obtenir gain de cause, j'ai discuté pendant toute une semaine. Pour l'emporter, j'ai dû menacer mes interlocuteurs d'un retrait onusien de l'organisation des élections. La difficulté en ce domaine est donc loin de se limiter aux talibans. Si nous apparaissions comme voulant imposer une révolution culturelle, tous les Afghans se retourneraient contre nous ; si nous renoncions, à quoi auront servi tant de sacrifices ?

La solution à laquelle nous aboutissons est la suivante : l'élaboration de garanties constitutionnelles et l'impossibilité de les revoir, sauf par une procédure démocratique. Songez à certains pays d'Europe occidentale pendant la guerre froide, où les partis communistes inféodés à Moscou voulaient transformer la société, ce qui était leur droit, mais à la condition expresse de gagner des élections. De même, le Hezbollah est représenté au Parlement libanais et participe au gouvernement. Hassan Nasrallah n'a rien d'un interlocuteur facile. Il veut changer ce pays, mais échoue depuis 20 ans. En Afghanistan, nous voulons que la Constitution soit appliquée, mais aussi qu'elle reste en place, sauf changement démocratique. D'autre part, rien ne s'oppose à l'entrée des talibans au gouvernement, à condition de ne contrôler ni le pays, ni le Parlement, ni les régions. En outre, le cessez-le-feu doit être général. Dans le Nord, les seigneurs de la guerre sont restés en place.

Une solution militaire est hors de portée. J'espère qu'au lieu de la guerre civile, nous aurons, l'an prochain, les premiers accords entre Afghans.

La mort de Ben Laden a-t-elle eu des effets positifs ? Oui, car les Afghans ont ressenti un choc. Cet homme était devenu un symbole, dont on ne savait pas s'il était vivant ou déjà immortel. Et on le découvre tranquillement logé dans une habitation à 1 million de dollars, avec ses trois épouses, ses treize enfants ! Ce dernier détail, notamment, a choqué les combattants qui se terrent dans des caves pour échapper aux forces spéciales. Il est vrai que l'action de celles-ci cause également des victimes civiles, ce contre quoi nous protestons, mais n'oubliez pas que 72 % des victimes civiles sont imputables aux talibans.

L'année en cours est réellement cruciale pour l'Afghanistan, avec l'annonce que doit faire le Président Obama, les discussions sur les bases américaines et sur la transition politique.

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