Intervention de Hubert Védrine

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 15 juin 2011 : 1ère réunion
Audition de M. Hubert Védrine ancien ministre des affaires étrangères

Hubert Védrine :

Merci, Messieurs les Présidents de nous avoir invités à nous exprimer devant vous : je tiens tout de suite à vous préciser que nous ne nous sommes pas concertés et que nous exprimerons chacun une analyse personnelle et donc parfois divergente de celle des deux autres.

Vous parlez des relations de l'Europe avec le monde méditerranéen, mais de quelle Europe s'agit-il ? Du continent, de l'Union européenne, de l'Occident, de certains Etats importants? Quelle que soit l'Europe dont nous parlons cependant, une chose est certaine : les relations entre « l'Europe » et la rive Sud de la Méditerranée ont été empreintes de paternalisme et de maladresse pour ne pas remonter aux tensions antérieures. L'idée du Président Sarkozy de créer une Union de la Méditerranée est née de ce sentiment patent de mécontentement des pays du Sud face au paternalisme de l'Occident, un mécontentement visible : souvenez-vous qu'en 2005, pour les dix ans du processus de Barcelone, les pays du Sud ne se sont pas déplacés, sauf l'Autorité palestinienne qui ne peut pas se permettre de ne pas venir. Il fallait donc faire quelque chose. L'Union méditerranéenne est une perspective intéressante, mais une Union « pour » la Méditerranée s'inscrit à nouveau dans les bonnes intentions et le paternalisme d'avant. L'Union « de » la Méditerranée était un progrès mais n'était pas acceptable pour l'Allemagne et pour Bruxelles. Quant au choix de Ben Ali et de Moubarak, même s'il peut être critiqué aujourd'hui, à cette époque, ils étaient considérés par tout le monde comme des partenaires importants et incontournables. Nous sommes toujours à la recherche d'une grande politique, mais « l'union » a quelque chose de prématuré, car il n'y a jamais eu d'âge d'or pour les relations entre l'Europe et les pays de la rive Sud de la Méditerranée et, en pratique presque rien n'est possible tant que le conflit israélo-palestinien empoisonne tout et que les relations demeurent ce qu'elles sont entre le Maroc et l'Algérie, et entre la Turquie et Chypre.

En outre, c'est impossible pour les Européens d'avoir une politique globale pour un ensemble aussi vaste, qu'il soit arabe ou autre. D'autant qu'en face il n'y a pas de demande globale de la part des pays arabes, et pas d'interlocuteur arabe unique. Nous avons à faire à des situations éclatées. Alors devant ce « Printemps arabe », même si tous seront touchés, il faut s'armer de patience, car le processus sera long. Bien qu'aujourd'hui toutes les dictatures soient sous pression, elles sont prévenues et sur leur garde et elles cherchent à se protéger. Quoiqu'il en soit, dans cinq à six ans, tous les régimes auront changé par la force ou se seront transformés ; de toute manière, la démocratisation est un processus long et difficile : la démocratie ne s'installe pas en une révolution, nous en savons quelque chose.

Si nous examinons maintenant le tableau dans son ensemble, nous voyons une situation très contrastée. Chaque pays va appeler des réponses et des réactions différentes de la part de l'Occident. Malheureusement, l'Europe de Bruxelles ne sait parler que d'aide matérielle et financière et tout se termine toujours par une distribution d'argent. Comme disait Woody Allen, « Pour un homme qui n'a qu'un marteau, tout problème est un clou ». Pourtant la mise en place de la démocratie demande autre chose : de la bonne volonté, du concret, une aide à l'apprentissage des pratiques démocratiques, la création et l'organisation de partis... au total une stratégie. En plus, c'est beaucoup trop tôt pour dire qu'on a apporté la preuve qu'on pouvait sortir des dictatures sans tomber dans l'islamisme.

Pour la Tunisie, nous sommes optimistes, mais nous ne savons pas encore comment les événements vont tourner. Nous devons garder en mémoire que le scénario islamiste n'est pas le plus probable, mais qu'il existe quand même. Permettez-moi de juger qu'il est injuste d'accuser l'Occident d'avoir fait durer les dictatures. Et il faut rappeler que ce n'est pas l'Occident qui les a installées : nous avons pris la situation telle qu'elle se trouvait de façon empirique. Au Maroc, on peut penser que le discours du Roi du 9 mars dernier est un signe très prometteur et qu'un changement en douceur est possible.

Toutefois, il n'y pas de réponse globale possible : nous ne savons pas ce que ces pays vont nous demander, une fois sortis de la phase révolutionnaire, et peut-être ne nous demanderont-ils rien. En attendant, il appartient à l'Europe d'élaborer une stratégie générale de préférence cohérente avec celle des États-Unis, qui se déclinera avec tact et sur mesure, au jour le jour et pays par pays. Les Etats-Unis ont tendance à considérer que la Tunisie n'est pas un gros enjeu. Ils sont plus concernés par l'Egypte et véritablement inquiets pour l'Arabie saoudite qui est l'enjeu par excellence pour eux. Même le Yémen leur semble moins vital, sauf naturellement s'il s'orientait vers une « somalisation ». Dans l'affaire libyenne, nous sommes parvenus au vote de la résolution grâce à une conjonction très particulière : la détermination de la France et de la Grande-Bretagne, l'appui mais un peu en retrait des Etats-Unis, l'appel de la Ligue arabe - déterminant - a permis d'éviter le veto russe et le veto chinois ; dans cette affaire, j'appuie la position prise par le Président Sarkozy et le ministre des affaires étrangères Alain Juppé et je l'assume jusqu'à maintenant.

En conclusion, je considère que la stratégie européenne devra s'adapter à chaque cas particulier, au rythme des événements, en s'assurant toujours l'accord stratégique des grands pays européens et, le plus possible, en concertation avec les Etats-Unis. Un long agenda nous attend et c'est en ce sens que l'UpM est arrivée un peu trop tôt et est en porte à faux.

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