Intervention de Antoine Sfeir

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 15 juin 2011 : 1ère réunion
Audition de M. Hubert Védrine ancien ministre des affaires étrangères

Antoine Sfeir :

Les pays de la rive Sud de la Méditerranée ne voient dans l'Europe qu'un guichet de subventions. C'est tout ce qu'ils attendent de l'Occident et, en même temps, mes voyages me montrent chaque fois qu'il n'y a jamais eu une aussi grande « demande » de France. D'où vient ce paradoxe ? Du fait que la France longtemps fut celle qui pouvait parler avec tout le monde. Ce rôle est très amoindri aujourd'hui et avec l'atomisation rampante de cette partie du monde, ce ne sera bientôt plus vrai du tout.

Alors, oui, j'entends parler du « Printemps arabe », mais j'ai les plus grands doutes sur sa réalité. A mes yeux, la seule chose qui soit nouvelle et révolutionnaire en Egypte et en Tunisie, c'est que pour la première fois, l'alibi israélien n'a pas joué et je me réjouis de constater que cette jeunesse qui réclame le changement nous ait offert, en rejetant l'alibi israélien, le signe tangible qu'elle avait enfin compris et enfin coupé le cordon ombilical qui la ligotait à la génération précédente. Et puis il y a autre chose : malgré la menace salafiste, la jeunesse révolutionnaire n'a pas articulé son action autour de l'Islam. Souvenez-vous que Place Tarhir, quand les Frères musulmans sont venus organiser la prière du vendredi, ce que personne ne demandait, le lendemain les jeunes ont fait organiser un culte protestant et un office copte. Ce sont de simples symboles mais des symboles qui comptent.

Alors qu'y a-t-il de changé ? C'est plus un changement de régime qu'une révolution puisque, en Egypte, l'armée est toujours là, même si elle s'applique à faire savoir qu'elle gère mais ne gouverne pas. L'armée reste cependant l'ossature du régime.

Quant à l'UpM, elle est apparue au sud comme un plat de ratatouille cuisiné par l'Occident. « Mangez, car nous pensons que c'est bon pour vous ! ». Autant dire que c'était mal parti malgré l'excellence des intentions. Je le répète et je le regrette : l'Europe ne sait pratiquer que la diplomatie du chéquier.

Si je m'attache maintenant à la situation de chaque pays, je vois d'abord que le Yémen est beaucoup plus stratégique qu'on ne croit et que les Etats-Unis envisagent d'y envoyer des soldats, car c'est à une encablure de là, dans le Golfe persique que passent 65 % de notre approvisionnement énergétique. Or que se passe-t-il ? Déjà à Djibouti, les soldats américains sont plus nombreux que les soldats français. Le problème tribal est tel que le pays menace d'éclater. C'est une lutte entre musulmans. La guerre civile fait rage. On en parle peu.

En Libye, nous étions partis pour protéger Benghazi et sa population civile et nous voilà en train de bombarder Tripoli et sa population civile. Nous nous sommes invités dans la guerre civile dans un pays qui n'est qu'un assemblage de tribus et à ce jour, seules deux tribus ont lâché Kadhafi. Ce sera long et rien ne dit qu'on avance vers la démocratie.

Au Bahreïn, tout est fini pour l'instant et nous n'avons pas bougé lorsque la rébellion a été écrasée par l'Arabie saoudite parce que nous avons une alliance étroite avec ce pays qui est pourtant celui qui a la lecture la plus rigoriste du Coran.

La Syrie, j'en reviens. J'ai été à Homs et j'ai entendu les slogans : « les Chrétiens à Beyrouth et les Alaouites dans le cercueil ». Je ne sais plus quoi en penser. Il est évident que la chute du régime est souhaitable intellectuellement, mais le résultat pratique sera l'atomisation et la communautarisation de la Syrie, exactement comme on la voit se développer en Irak et au Liban. Pour le Liban, les commentateurs s'arrêtent à Beyrouth et louent la diversité, mais, à Beyrouth, on fait des affaires et au nom des affaires, Chrétiens, Chiites, Sunnites et Druzes sont toujours prêts à s'embrasser sur la bouche et à vivre un peu ensemble, mais, dans la montagne où est le vrai Liban, les territoires ont été divisés entre les communautés, sauf que les Chiites n'ont pas de territoire. 40 % de la population du Liban sud n'est pas chiite et 65 % de la population de la plaine de la Bekaa...et si demain il y a partition du pays, on ne sait pas où iront les Chiites.

Dans le même temps, il y a une diabolisation de l'Iran, où pourtant il y a un éclatement du pouvoir entre le Président mal élu et le Guide, et entre le guide et les religieux. Cette situation va déboucher sur une dictature des Pasdarans qui contrôlent déjà 40 % de l'économie. Les Iraniens sont des Perses entourés de Pachtounes, de Baloutches, de Sunnites, et d'Arabes. Les Chiites ne représentent que 9 % du monde musulman. Ils ont peur. Dans le même temps, ils se sont arrangés pour exporter leur chiisme au Liban sud et en Syrie. Ils n'ont pu le faire que parce que le verrou de l'Irak a sauté du fait de l'intervention américaine.

Quant à l'Irak, il reste un pays essentiel et les Etats-Unis sont obligés d'organiser la région tant elle est stratégique ; pour moi, il est clair que les Américains veulent redessiner le Moyen-Orient et ils sont les seuls à pouvoir le faire. Je vous renvoie à la carte de Peters.

Depuis quand voit-on les Kabyles réclamer leur autonomie et les Chagrans au Maroc demander la reconnaissance de leur identité linguistique ?

J'en viens maintenant à la Turquie qui affiche l'amorce d'un renversement d'alliance et semble s'écarter de son allié occidental et être en rupture avec Israël. Or qu'en est-il vraiment ? L'épisode de la flottille en marche vers Gaza nous a été présenté comme le point de non-retour et pourtant, aux dernières nouvelles, les relations entre la Turquie et Israël ne semblent pas en avoir été trop affectées. Deux cent entreprises israéliennes travaillent en Iran. Cent vingt huit entreprises américaines travaillent à Djebel Ali, dans les Emirats et commercent avec l'Iran. L'alliance à trois, Turquie, Israël et Etats-Unis, se maintient et l'Iran pourrait, à terme, rejoindre ce clan.

A propos d'Israël, je suis effrayé par l'attitude du gouvernement israélien. Où sont les grands hommes d'Etat israéliens encore capables d'avoir une vision ? L'attitude de Netanyahou est affligeante et, au lieu de déplorer la jonction du Hamas et de l'Autorité palestinienne, il ferait bien mieux de prendre les devants. Nous attendons encore une vraie politique israélienne à un moment où 70 % de la population souhaitent la création d'un Etat palestinien.

Ce que je vois se développer dans cette région que je connais un peu, c'est l'atomisation sur des bases religieuses et ethniques. C'est la fin des accords Sykes-Picot, la mort des Etats nations et le retour à l'Empire ottoman, c'est-à-dire à une juxtaposition de communautés.

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