Intervention de Christian Makarian

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 15 juin 2011 : 1ère réunion
Audition de M. Hubert Védrine ancien ministre des affaires étrangères

Christian Makarian :

Je vais essayer de regarder la situation du point de vue arabe et du point de vue du reste du monde, mais, auparavant, permettez-moi trois remarques préliminaires.

Premièrement, faisons bien attention à la manière dont nous parlons de ces événements : j'entends dire « désordre », « difficultés », « anxiété ».... Nous allons bientôt faire accroire que c'étaient les dictatures qui étaient la normalité et que le « Printemps arabe » apporte le désordre ; en réalité, ces dictatures étaient caractérisées par le désordre, la difficulté et l'anxiété et il aurait fallu s'en inquiéter hier, aujourd'hui, il est trop tard... Aujourd'hui il faut se réjouir de ce sursaut qui est d'abord une aventure humaine, et c'est ma deuxième remarque. N'oublions pas qu'il s'agit au départ du suicide par le feu de Mohamed Bouazizi, un jeune homme en Tunisie. Or le suicide, dans l'Islam, est impensable : rien n'est plus grave et rien n'est plus immédiatement universel que le suicide de quelqu'un convaincu qu'il n'a plus de raison de vivre et qu'il n'a plus rien à perdre. N'oublions pas non plus que ces révolutions se font au péril de vies humaines ; il s'agit de sacrifice et voyez encore cet enfant syrien torturé et achevé par l'armée parce qu'il avait prononcé un slogan hostile au régime. Nous parlons de vies humaines. Enfin, ma troisième remarque est une citation du Président Sarkozy : « Personne n'a rien vu venir ». Je reprends à mon compte cet appel à la modestie et il nous faut tous reconnaître que nous n'avons pas l'habitude d'entendre le monde arabe prendre la parole et que nous avons été surpris de les entendre parler de liberté et de lancer un mouvement qui exprime une aspiration universelle.

Ainsi avec ces révolutions, le monde arabe a exprimé son désir d'entrer dans l'ère de la mondialisation. Or que voyons-nous quand nous observons le monde arabe aujourd'hui ? Nous voyons qu'il est le premier importateur de blé et aussi le premier importateur d'armes. Il s'agit donc d'une région où les régimes n'arrivent pas à nourrir leur population et où, pourtant, ils achètent des armes. C'est donc une région du monde qui ne va pas bien et où le peuple a objectivement des raisons de se révolter. Nous avons pris l'habitude de tout voir sous l'angle politique mais là il s'agit surtout d'un mouvement socio-économique. Il y a une souffrance économique et, au contraire, si le pays est riche et bien géré, rien ne bouge : c'est le cas du Qatar.

Je tiens à souligner aussi que ces révolutions sont d'abord arabes et pas musulmanes : le monde arabe avait besoin de reprendre la voix qu'il a perdue en 1973. Ces révolutions nous font aussi découvrir que l'islamisme n'est pas pour l'instant le grand vainqueur et que les dictatures, pour se justifier, nous avaient enfermés à tort dans l'idée qu'elles étaient un rempart contre l'islamisme. Alors, naturellement, la question qui se pose est : « Les islamistes vont-ils prendre le pouvoir ? » et je réponds par l'affirmative et j'ajoute même qu'ils seront partout, fût-ce en position minoritaire. Mais pourtant la vraie question qu'il faut se poser est plutôt : « L'islamisme va-t-il évoluer ? » ; il semble qu'il pourrait s'inspirer du modèle turc.

Maintenant si l'on regarde la situation du point de vue du reste du monde, il faut se rappeler du jugement porté par Napoléon : « Il n'y que deux nations au monde : l'Orient et l'Occident et il n'y que deux peuples, les Orientaux et les Occidentaux ». C'est brutal et simpliste, mais on comprend que c'est vrai quand on observe la réaction de la Chine et celle de la Russie devant les soulèvements des minorités musulmanes qu'elles essuient (Ouzbeks, Kazakhs, Ouighours).

Si je prends maintenant le cas de la Turquie, force est de constater que le dialogue avec l'Europe est très difficile, en partie de leur propre incapacité à avancer dans le mouvement européen, en partie du fait de l'hostilité du Président Sarkozy et de celle d'Angela Merkel. Devant ces déconvenues, la Turquie s'est reportée vers l'Orient, mais la réalité est que la Turquie repose sur un triangle dont les trois côtés sont ; le rêve asiatique, le rêve européen et le rêve oriental qui est celui qui l'emporte aujourd'hui dans l'esprit d'Erdogan et de celui de son ministre des affaires étrangères Davutoglu.

L'Iran est le grand silencieux du « Printemps arabe ». En Libye, notre action est cohérente puisque nous réaffirmons un principe de l'ONU qui est la « responsabilité de protéger ». Ce qu'il faut absolument éviter, ce sont des positions discordantes chez les Européens. Quant à l'aide que nous pouvons leur apporter, elle est naturellement multiforme et il nous faut construire un programme ambitieux d'accompagnement de la démocratisation et, dés à présent, manifester notre soutien à ces mouvements qui tendent vers la liberté.

En conclusion, je dirai que notre tort est de croire que ces événements ne nous concernent pas sauf lorsque leurs conséquences débordent sur Lampedusa ; ces révolutions nous impliquent totalement et concrètement et nous allons être aspirés dans ce tourbillon. La position des Allemands est assez difficile à suivre. Alors qu'on pourrait trouver un point commun européen sur une aide démocratique. C'est vrai que nous prendrions le risque d'être une sorte d'organisation humanitaire. Mais c'est notre spécialité et nous n'avons pas à en avoir honte. Nous devons soutenir ces mouvements et pas à en avoir peur. Le prix que nous avons payé jusqu'à présent - le soutien aux dictateurs - est trop élevé.

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