La greffe est une des grandes avancées de la médecine du XXe siècle : prélever un élément vivant sur une personne morte pour reconstruire une personne vivante, cela n'existait pas dans la philosophie de l'humanité. A part Mary Shelley, au XIXe siècle, qui y avait pensé avec Frankenstein, l'idée d'un corps recomposé n'existait pas : dans la philosophie antique, les chimères n'étaient qu'à moitié humaines.
L'éthique se construit au fur et à mesure que la thérapeutique progresse. Elle concerne d'abord le receveur : c'est le consentement éclairé, la pratique médicale, le traitement à long terme, le bilan risque-bénéfice. Une greffe n'est jamais définitive car les organes greffés peuvent se dégrader dans le temps. Certains patients doivent subir plusieurs opérations, ce qui soulève un problème éthique : doit-on alors regreffer la même personne quand d'autres attendent encore la première greffe ? L'éthique concerne aussi le donneur, la question est d'abord celle de la relation, de la solidarité qui l'inscrit encore, après sa mort, dans le monde des vivants. Si un mort participe ainsi à la société, il est important que celle-ci le reconnaisse.
Oui, il faut continuer à respecter l'anonymat du donneur : le don est anonyme et gratuit. Nous ne sommes pas propriétaires de notre corps. Dans la vision européenne, on ne peut vendre son humanité, ce qui n'exclut pas une indemnisation, par exemple pour l'arrêt de travail nécessaire à la femme lors d'un don de gamètes. Prendre en charge les frais d'inhumation du donneur, comme c'est le cas en Espagne, même s'il y a bien là un aspect financier, répond surtout au souhait des familles, qui ont fait le don d'organes, de ne plus s'occuper de la suite.
La question du donneur vivant ne se pose évidemment pas pour les greffes de main ou de face, mais les tissus composites de la peau relèvent du même processus de prélèvement que l'ensemble des organes greffés. Les équipes d'immunologie sont très préoccupées du manque de donneurs de reins car la population vieillit et les cas d'insuffisance rénale augmentent. Le projet de loi envisage les dons croisés entre deux familles, ce qui est le signe d'une solidarité mais nécessite la disponibilité de quatre blocs opératoires simultanément. Il faut pouvoir en disposer malgré la pénurie de moyens, puis coordonner les actes médicaux dans deux lieux différents. La loi devra alors préciser que des moyens sont dédiés aux dons d'organes. Ces dons croisés, qui ont une incidence économique et apportent une réponse à la pénurie, requièrent des incitations. La loi devra encourager les institutions qui le feront et mesurer ce que l'on fait, car les résultats des équipes ne sont pas uniformes, ce qui est normal. Mais il peut en résulter que les familles seront tentées de choisir les hôpitaux considérés comme les plus performants en termes de prélèvement. A quelles institutions réserver de telles opérations ? Il faut que les deux équipes procédant aux dons croisés présentent des résultats équivalents. Il ne suffit donc pas que la loi soit modifiée, d'autres mesures devront être prises pour sa mise en oeuvre.
S'agissant de l'identité du receveur, les organes internes et externes appellent un questionnement éthique différent : vous êtes conscient de vos mains, pas de vos reins. Cela explique que les familles soient plus réservées pour accepter le prélèvement des tissus visibles - les réticences sont très fortes pour les tissus composites. Lorsque les coordinateurs de prélèvement rencontrent les familles, ce n'est qu'après avoir mesuré leur consentement potentiel au don d'organes internes qu'ils abordent celui des tissus et, en général, les difficultés surviennent quand ils évoquent les mains et la face. C'est pourquoi certains patients attendent longtemps pour être greffés. Même si la loi prévoit le don supposé, il est difficile de prélever un tissu externe sans l'accord explicite des familles. Le dispositif actuel est celui résultant de l'amendement déposé dans la précédente loi de bioéthique par Jean-Michel Dubernard, le promoteur des greffes de main. L'atteinte paraît parfois violente pour la famille, et c'est parfaitement compréhensible, alors même que nous effectuons au mieux la reconstitution physique du donneur, conformément à la loi. Nous fabriquons des masques en résine, reconstituant l'aspect identitaire ; en juillet dernier, la famille d'un donneur a trouvé que nous lui avions fait « un beau visage ». La loi doit prévoir cette information préalable, ainsi qu'une vérification a posteriori. Craignant le syndrome de Frankenstein, j'avais préféré demander l'avis du comité national d'éthique préalablement à l'intervention. Je ne souhaite pas que la demande de prélèvement des tissus composites ait pour conséquence d'entraîner le refus des familles pour le prélèvement des autres organes.
L'homme n'est pas son visage. Il n'est pas inutile de souligner que, dans la langue française, il existe deux mots différents qui correspondent au « face » anglais : le visage et la face. Si nous greffons la face, nous restituons le visage. L'expérience nous montre que le patient greffé est immédiatement satisfait de son nouveau visage et l'assimile comme étant le sien. Le dernier était atteint de neurofibromatose, une maladie génétique qui peut être très lourdement invalidante et empêcher la vie sociale ; personne n'avait vu le visage qu'il aurait eu sans la maladie, mais sa mère s'est exclamée « je le reconnais », malgré l'oedème postopératoire et la trachéotomie. L'identification du visage n'est pas la structure anatomique. Nous réalisons un visage humain qui fait que la personne va être réintégrée socialement, c'est la finalité d'une chirurgie de qualité de vie. Le problème est donc non celui de l'identité, mais bien celui du nombre de donneurs - j'ai quelques pistes à proposer si vous le souhaitez.
Certains recommandent de passer au don consenti. Cela me paraît être une très mauvaise idée parce que si l'on obtient aujourd'hui 70 % de prélèvements, je ne suis pas sûr que 70 % de la population française se déclareraient formellement favorables au don.
Un second aspect pourrait être de faciliter l'identification des personnes favorables au don. Les Etats-Unis inscrivent l'accord sur le permis de conduire mais cette formule n'est pas transposable dans notre pays. Nous avons la carte Vitale, qui comporte une puce sur laquelle le consentement pourrait être pré-enregistré mais que l'on pourrait mettre à jour, par exemple sur les bornes installées dans les pharmacies, pour y faire figurer que l'on est finalement contre le prélèvement. Ce serait plus simple que le registre actuellement en vigueur, que peu de gens connaissent, et l'on disposerait, face aux familles, d'un argument plus fort. Ainsi, la carte Vitale serait vraiment l'expression de la solidarité nationale sur ce sujet-là.
En ce qui concerne l'évolution future des greffes, celles-ci se développent et pallient un vide que nous essayons désespérément de combler. Voilà des années que nous nous efforçons de créer, par l'ingénierie tissulaire, des organes artificiels. Nous avons quelques espoirs mais pas de perspective dans les dix à vingt ans. On peut être plus optimiste pour le pancréas, sur lequel des recherches sont intéressantes, que pour des organes complexes : les greffes demeurent là indispensables. Les xénogreffes utilisent des tissus prélevés sur des animaux ; la structure collagénique, qui peut être génétiquement modifiée pour n'être plus immunogène, sert alors à une reconstruction chez l'homme, par exemple pour la peau. Le moratoire des recherches n'est pas une bonne chose, car elles se développeront dans des pays qui n'ont pas les mêmes exigences éthiques que nous. C'est ainsi qu'en Chine, la règle affichée et organisée est que l'on prélève les organes sur les condamnés à mort : s'ils acceptent, leur famille n'a pas à payer la balle utilisée pour l'exécution... Plus encore, et cela fait froid dans le dos, on attend d'avoir un receveur compatible pour pratiquer cette exécution.... Mieux vaut affirmer notre vision éthique.