Intervention de Jean-Pierre Sueur

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 9 juin 2011 : 1ère réunion
« villes du futur futur des villes. quel avenir pour les villes du monde ? » — Rapport de m. jean-pierre sueur

Photo de Jean-Pierre SueurJean-Pierre Sueur, rapporteur :

Nous avons pu innover dans notre travail sur ce rapport des villes du futur. Nous avons eu en effet la chance d'obtenir la collaboration de trois jeunes universitaires. Il y a dans notre pays de nombreux universitaires qui font des doctorats et dont les travaux restent méconnus. Ces trois universitaires sont des spécialistes, pour l'un, des villes de l'Asie, pour le second, des villes du Proche et du Moyen-Orient et pour le troisième, des villes de l'Amérique et de l'Europe. Nous avons aussi bénéficié de l'assistance d'autres collaborateurs volontaires, dont deux stagiaires.

Le rapport comprend trois tomes. Le premier s'intitule « Enjeux ». Il fournit un avant-propos qui fait le lien entre cette étude et le rapport que j'avais rédigé en 1998 intitulé « Demain, la ville ». Nous y avons également inséré en ouverture trois textes majeurs. D'abord, une interview exclusive de la sociologue américaine la plus réputée sur les problèmes des villes, Mme Saskia Sassen, qui a pour titre : « Les défis des villes du futur ». Saskia Sassen est la théoricienne de la notion des « Villes monde ». Ensuite, une interview de Christian de Portzamparc, mondialement connu dans les milieux de l'architecture. Enfin, une contribution de Julien Damon qui contient de nombreuses données chiffrées particulièrement utiles à la compréhension du sujet.

Ce tome comprend ensuite quinze défis que nous avons identifiés comme déterminants pour l'écriture des scenarii d'évolution des villes du monde. Ils portent sur le défi des mégapoles, le défi des limites, le défi de la pluralité des espaces dans la ville, le défi social, le défi écologique, le défi économique, le défi des urbanismes et des architectures, le défi des « villes monde », le défi démocratique, le défi de la citoyenneté, le défi des réseaux de villes, le défi de l'activité, le défi numérique, le défi de la sécurité et le défi culturel. Chacun de ces défis est traité dans une vision prospective avec des encadrés qui renvoient aux exemples de villes fournis dans le tome 2. A l'issue de ce travail d'analyse, le rapport propose 25 pistes pour l'avenir des villes du monde.

Le tome 2 contient 26 fiches d'analyses thématiques par villes des différents continents. D'une quinzaine de pages chacune, elles fournissent la situation actuelle et les évolutions prévisibles.

Ces fiches sont, pour l'Asie : d'abord une petite histoire de l'urbanisation en Chine depuis les années 1950 ; une description de la « standard'city » sous la forme de figures de la ville chinoise générique ; Wuxi et ses banlieues résidentielles : logiques, paradoxes et contradictions d'un urbanisme non durable ; Kachgar, le labyrinthe et le damier : un exemple de modernisation urbaine à la chinoise dans une cité-oasis aux marges de la Chine ; Thames town : une ville nouvelle anglaise aux portes de Shanghai ; le delta du fleuve rouge (Vietnam) : où s'arrête l'urbain ; Jakarta : corruption et gestion urbaine ; Delhi et l'émergence de nouvelles formes urbaines.

Pour l'Afrique, le Golfe, le Proche et le Moyen-Orient : Dubaï : de la ville portuaire à la ville portuaire, retour aux origines d'une cité entrepôt ? Téhéran : l'étalement urbain et l'émergence des banlieues ; Bagdad : l'urbanisme en situation de conflit ; Istanbul : de la ville diasporique à la capitale européenne de la culture ; Alep-Damas : la mise en place d'un réseau métropolitain en Syrie et le rôle des quartiers informels ; Dakar : les enjeux d'une ville africaine ; Le Caire : quand la ville s'étend dans le désert ; Beyrouth : reconstruction et métropolisation dans un système complexe d'acteurs, le cas du centre-ville ; Tel Aviv : un projet politique, utopie réalisée, à l'origine d'une métropole « isolée » ?

Pour les Amériques : Buenos Aires : de la ville fragmentée à la ville privatisée ? Le rôle des quartiers enclos ; Piracicaba : the city as a growth machine ? une ville moyenne brésilienne devenue la capitale mondiale de l'éthanol ; Mexico : archétype de la monstruopole ? Los Angeles : vers la ville posturbaine ? Las Vegas : de l'allégorie à la fantasmagorie ; Le grand Toronto : allier l'impératif de démocratie locale et l'attractivité économique, quelle gouvernance pour quels acteurs ?

Pour l'Europe : Manchester : « shrinking city » et renouveau urbain ; Helsinki : comment concilier nature et développement ? La Randstad : le rapport à l'eau pour les villes post-carbones ? Barcelone : ville de projet(s) ?

Nous n'avons pas eu la prétention de traiter toutes les grandes villes du monde. Mais les exemples que nous avons retenus sont représentatifs d'une des évolutions possibles.

Le tome 3 contient plusieurs débats. D'abord, un premier débat d'ouverture intitulé « Quel avenir pour les villes du monde » qui a été réalisé avec l'ensemble des rédacteurs des fiches du tome 2. Ensuite, deux tables-rondes sur les villes d'Afrique et sur les villes d'Amérique latine. Enfin des interviews sur les villes du Moyen-Orient, sur la ville de Shanghaï et une quinzaine d'auditions comme Nadine Saradji, qui est directrice de l'école d'architecture de la ville de Paris, Jean-Marie Dutilleul, qui est président de l'AREP, Laurent Théry, qui est le grand prix de l'Urbanisme 2010 ou de Paul Chemetov, David Mangin, Paul Dubois-Maury, Mireille Appel-Muller, Frédéric Gilly, Dominique Lorrain.

Les principaux apports de l'atelier de prospective de la délégation ont également été réinsérés dans ce dernier tome se terminant par un texte de Rémy Prud'homme qui traite de l'amour des villes comme le fait mon avant-propos.

Sur le fond, le rapport part du constat que, dans la littérature, on associe en général la ville à tous les malheurs du monde. La ville, c'est la pollution, c'est l'insécurité. Lorsqu'un crime a lieu dans une ville ou dans une banlieue, on dit que la ville est criminogène. Quand un crime a lieu à la campagne, on dit qu'on a affaire à un criminel.

Il y a aussi une singularité française : celle d'un ministère de la ville qui ne s'occupe pas de toute la ville, mais seulement de la ville qui va mal.

La réalité est qu'il y a en France trois ministères de la ville : un ministère de la culture et de la ville patrimoniale, un ministère de l'équipement qui s'occupe de la ville émergente et un ministère de la ville qui s'occupe de la ville qui se dégrade.

Mais pour l'agriculture, il n'y a pas deux ministères : un ministère pour l'agriculture qui va bien et un ministère pour l'agriculture en difficulté.

Il faut en fait combattre cette idée que la ville c'est le mal, parce que la ville, c'est aussi une chance. C'est d'ailleurs sur les places des villes que se font les évolutions ou les révolutions des sociétés, comme on l'a vu récemment à Tunis ou au Caire.

Face à cette situation, quelles sont les 25 pistes proposées dans le rapport ?

1. Dès lors que certaines conditions sont remplies, la ville dense présente un « bilan carbone » plus positif que la ville étalée. Je cite un exemple : la ville de Barcelone comprend une population supérieure à celle de la ville d'Atlanta en occupant une surface 26 fois plus faible et en utilisant 10 fois moins d'énergie pour les transports. Plus les villes se diluent, et plus il y a de « rurbanisation », plus la ville coûte cher en énergie et en écologie ;

2. Le développement des métropoles, mégapoles, gigapoles et nappes urbaines rend très difficile la réponse aux enjeux humains, urbains et écologiques. D'autres aménagements du territoire, d'autres organisations sont, à l'évidence, préférables et nécessaires. Aujourd'hui, Tokyo est la plus grande ville du monde avec 36 millions d'habitants, suivie par Delhi (22 millions), Sao Paulo (20 millions), Bombay (20 millions). En 2025, Tokyo aura 37 millions d'habitants, Delhi 28 millions, Bombay 25 millions, Sao Paulo 21 millions ;

3. La maîtrise du développement urbain est nécessaire eu égard à l'importance de maintenir - dans un certain nombre de pays - des terres affectées à d'autres usages, et d'abord à l'agriculture ;

4. Les mégapoles et grandes villes resteront, à l'évidence, très prégnantes dans l'univers urbain du XXIe siècle. Plusieurs conséquences doivent en être citées. D'abord la polycentralité ou le concept de ville multipolaire ;

5. Avant même que de parler de mixité sociale ou urbaine, se pose la question de la gestion des quartiers d'habitat précaire ou bidonvilles. Aujourd'hui, il y a un milliard d'êtres humains qui vivent dans ces habitats précaires ; en 2025, ils seront 1,5 milliard. Face à cette situation, sur la base des analyses du tome 2, il nous semble que l'éradication des bidonvilles n'est pas la bonne solution. La politique du bulldozer ne marche pas. Il faut en réalité d'abord construire des réseaux, faire de l'assainissement, apporter l'eau courante avant de pouvoir s'occuper des milliers de personnes à reloger ;

6. Dans les nappes urbaines plus encore qu'ailleurs s'impose la nécessité d'une démarche écologique intrinsèque : transports, matériaux de construction, récupération, recyclage ;

7. Les techniques de la construction et la conception de l'habitat sont décisives en matière d'économie d'énergie. Le problème principal tient à l'ingénierie financière permettant d'injecter à long et à moyen terme des crédits très importants pour financer les considérables économies à long terme que ces transformations induiront ;

8. La mixité sociale est partout souhaitable. C'est elle qui constitue la ville comme partage, brassage - la ville comme lieu de l'urbanité ;

9. La mixité sociale doit aller de pair avec la mixité fonctionnelle et inversement ;

10. Partout, la qualité de l'habitat - et de tous les habitats - est un facteur essentiel pour le bien-être des habitants et la mixité sociale. L'habitat social doit être un habitat durable et de qualité ;

11. Partout, les modes de transports collectifs modernes (tramways, métros) sont la seule alternative humaine, écologique et urbaine aux embolies engendrées par le tout-automobile dans les centres villes ;

12. Il en va de même en termes de logistique. L'approvisionnement des grandes villes implique désormais des « chaînes » articulant plusieurs modalités complémentaires et coordonnées d'apport et d'accès des différents secteurs de l'aire urbaine et du centre ville ;

13. La mondialisation des formes urbaines est un phénomène de grande ampleur ;

14. Il est donc essentiel de promouvoir au-delà de cette mondialisation la diversité urbaine, architecturale, et donc culturelle, des villes du monde ;

15. La question des transitions entre ville et non ville est un enjeu considérable. Seules des logiques de mixités structurelles peuvent permettre de reconquérir les espaces voués à une seule fonction (habitat, commerce, activité) ;

16. Même s'ils sont inspirés par de louables intentions, les zonages produisent toujours des effets ségrégatifs ;

17. La maîtrise du foncier est une question clé dans l'avenir des villes et présuppose une puissance publique forte, dotée d'une vision d'aménagement ;

18. Des instances de gouvernance démocratique des ensembles urbains agglomérés ayant en charge la totalité de l'agglomération sont partout indispensables ;

19. La question de la gouvernance démocratique peut même aller au-delà des limites du tissu urbain aggloméré en termes de bassin de vie, de travail, d'activités : les habitants des petites et moyennes villes situées dans le même bassin de vie (la « zone d'attraction ») de l'agglomération constituent en fait une entité cohérente du « vivre ensemble » ;

20. Dans les mégapoles, métropoles et agglomérations, la gouvernance doit être à la fois globale et sectorielle ;

21. Les politiques urbaines pertinentes pour les métropoles et mégapoles sont le fruit de la coordination des acteurs publics locaux, responsabilisés et investis de réelles prérogatives, et des acteurs publics nationaux ;

22. La ville est à la fois le fruit de décisions relevant des pouvoirs publics et des initiatives prises par d'innombrables acteurs privés. Il est vain d'opposer la ville dirigiste à la ville de la prolifération ;

23. La question financière est essentielle. Le devenir des villes du monde tel qu'ici dessiné requiert des moyens financiers considérables ;

24. Le financement des évolutions urbaines relevant à la fois de la puissance publique et des acteurs privés, la coopération, la complémentarité entre les uns et les autres est une nécessité. Encore faut-il veiller à ce que le recours par la puissance publique aux financements privés ne se retourne pas contre l'intérêt général ;

25. La question des moyens est évidemment fondamentale. Autant que l'alimentation, la santé ou l'écologie - les sujets sont d'ailleurs liés -, les politiques urbaines doivent devenir un enjeu mondial. Il faut donc que l'ONU se dote, au-delà de ce qu'est aujourd'hui UN-Habitat, d'une agence opérationnelle dotée de moyens conséquents.

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