Je voudrais tout d'abord rappeler les origines du « Paquet défense », que j'ai vu se préparer lorsque j'étais à la tête de la direction de la coopération européenne au Quai d'Orsay. C'est une initiative à l'origine largement française, la France estimant nécessaire de disposer d'une législation communautaire pour favoriser le développement d'une concurrence plus loyale au sein de l'Union européenne.
Il s'agissait tout d'abord de simplifier le régime des autorisations d'exportations, morcelé entre 27 systèmes distincts, alors même que de plus en plus d'entreprises atteignaient une dimension transnationale. Le système antique des licences finissait par constituer un désavantage comparatif. Il s'agissait également de limiter l'utilisation massive par certains États membres de l'article 346 permettant de soustraire des achats d'armement à la concurrence. C'est ensuite en tant que secrétaire général des affaires européennes que j'ai eu à connaître de la négociation de ces deux directives. Sur la première, relative à la circulation des biens de défense, l'inquiétude était de ne pas transférer au niveau européen une compétence juridique sur le système de contrôle des exportations, qui devait rester de la compétence des États membres. Cette crainte, partagée tant par le ministère de la défense que par les industriels, a été écartée. Le système de licences proposé par la directive reste en effet sous contrôle des États membres. Aucune compétence n'a été transférée par ce texte au niveau communautaire. A tout instant, les Etats ont juridiquement le contrôle sur ce qui se fait dans le domaine de l'import et de l'export d'armements sur leur territoire. Les services juridiques du Conseil comme de la Commission, ont, du reste, affirmé que le texte ne donnait à l'Europe aucune compétence en matière de contrôle des exportations.
Pour la directive sur les marchées publics de défense, l'objectif -consensuel- était d'introduire plus de transparence dans les marchés passés par les autres États membres, tout en gardant naturellement la possibilité d'exclusion des marchés sensibles et tout en continuant à exclure tout programme de recherche cofinancé avec d'autres Etats européens, ainsi que ses phases ultérieures. Enfin, il s'agissait de prévoir de larges possibilités de sélection des soumissionnaires, sur le fondement d'exigences relatives à la sécurité d'approvisionnement, en particulier sur la base de la localisation des activités hors de l'Union européenne. Cette feuille de route a été intégralement respectée lors des négociations sous présidence française de l'Union européenne. A la fin des négociations toutefois, une partie des intervenants français a demandé d'inscrire plus clairement dans la directive une clause de préférence communautaire. Cette demande, formulée en fin de négociation, et soutenue par plusieurs parlementaires européens, n'a pas pu rencontrer l'assentiment de nos partenaires européens, dans la mesure où la grande majorité d'entre eux ne sont pas producteurs d'armement et n'ont pas de réflexe immédiat d'achat européen -certains d'entre eux ayant au contraire pour habitude d'acheter américain-. Il faut noter à cet égard que, depuis 2008, la situation a évolué ; la Pologne est en particulier aujourd'hui plus réceptive au principe d'une défense européenne forte qu'elle ne l'était probablement à l'époque.
Sans aller jusqu'à la nette affirmation d'une préférence communautaire, la directive sur les marchés publics de défense contient toutefois, grâce à l'action déterminée et efficace des représentants français lors des négociations, de nombreux critères et conditions permettant d'écarter des soumissionnaires ne répondant pas aux exigences de sécurité et de fiabilité propres à ces marchés.
Tout d'abord, certains marchés peuvent être exclus de la mise en concurrence en vertu de l'article 13 de la directive : marchés sensibles, marchés entre gouvernements, marchés de recherche et de développement dès lors qu'ils concernent deux États membres, marchés de renseignements...
La directive permet également d'exclure de la participation à un marché des opérateurs économiques, sur des critères assez larges, comme par exemple celui défini dans son article 39.2.e), s'il est établi par quelque preuve que ce soit, y compris par des sources de données protégées, qu'un opérateur n'apporte pas de garantie suffisante de fiabilité pour la sécurité des États membres. Cette clause offre une large marge d'interprétation.
La directive contient également des conditions strictes d'exécution du marché (article 20) telles que la sécurité de l'information (article 22) ou la sécurité d'approvisionnement (article 23). Formulées en termes larges, ces conditions s'appliquent à tous y compris aux sous-traitants. La transposition par voie réglementaire de ces dispositions dans le corpus juridique français donnera une certaine latitude au pouvoir adjudicateur : en particulier, au titre de la sécurité d'approvisionnement, les articles 23 et l'article 42 h) de la directive prévoient que les critères de sélection peuvent inclure les sources d'approvisionnement, avec une indication de la localisation de la production, tant du soumissionnaire que de ses sous-traitants. Un doute sur ses capacités techniques à fournir, en cas d'accroissement des besoins ou en cas de crise, pourra ainsi conduire à écarter un soumissionnaire.
Les critères d'attribution des marchés (articles 47a et 47b), enfin, offrent là aussi une certaine liberté puisque, loin d'être le premier critère, le prix ne vient au contraire qu'en second, la définition de l'offre économiquement la plus avantageuse pouvant se fonder « par exemple » -terme qui ouvre encore le champ des possibles- sur la qualité, la valeur technique, le coût d'utilisation sur tout le cycle de vie, la sécurité d'approvisionnement, l'interopérabilité -tous critères favorisant, de fait, les soumissionnaires européens-.
Lors de son adoption, la directive fut d'ailleurs perçue comme pleinement satisfaisante par la majorité des intervenants français en raison notamment des nombreuses marges de manoeuvres qu'elle ouvrait au pouvoir adjudicateur.
S'agissant de la clause de préférence communautaire et de l'exigence de la réciprocité dans l'ouverture des marchés, c'est finalement grâce au Parlement européen, qu'a pu être renforcée, dans le considérant 18, une formulation permettant tout à la fois de rappeler l'exclusion des marchés de défense du champ de l'organisation mondiale du commerce (OMC) mais aussi, dans son deuxième alinéa, de rappeler la possibilité pour un État membre de conserver le pouvoir de décider l'ouverture ou non de leurs marchés de défense aux agents économiques des pays tiers. Cette formulation consacre en quelque sorte une certaine préférence communautaire même si, figurant dans un considérant à caractère non normatif, c'est une victoire politique. En quelque sorte, on a résolu le problème en affirmant qu'il est résolu, les États membres ayant déjà le droit d'exclure une entreprise non communautaire.
Dans ce contexte, nous avons jugé préférable de transposer aussi le considérant 18 dans le projet de loi soumis à l'examen du Sénat, dans son article 37-2.
Mais j'attire votre attention sur le risque juridique qui s'attacherait à introduire dans le droit français des critères d'exclusion ne figurant pas explicitement dans les articles de la directive. La jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union européenne considère par exemple qu'une base légale écrite dans la directive est nécessaire pour pouvoir restreindre les marchés aux seules entreprises communautaires. Or, et on peut le regretter, la directive ne définit pas ce qu'est l'entreprise communautaire. Dès lors, la jurisprudence de la Cour retiendra la définition la plus large, c'est-à-dire toute entreprise établie dans l'U.E. Une telle clause ne figurant pas dans la directive, il ne serait pas judicieux de l'introduire dans le droit français. De la même façon, une transposition dans le droit français qui aurait pour effet de pouvoir interdire des sous-traitants non communautaires serait juridiquement fragile -ne serait-ce que parce qu'elle pourrait conduire à disqualifier certaines offres provenant d'autres Etats membres. Il est préférable de se fonder sur les nombreux critères énumérés dans les articles de la directive pour exclure certains soumissionnaires. Cette démarche est la seule à même d'assurer la sécurité juridique des marchés. Le gestionnaire d'un marché public doit être sûr de la conformité du droit national par rapport au droit communautaire et qu'il ne prend pas le risque d'une annulation par le juge -qui est en premier lieu un juge national.
L'article 37-2 du projet de loi tel qu'il est rédigé actuellement me semble remplir pleinement ce critère de sécurité juridique. Il laisse une grande marge d'appréciation au pouvoir adjudicateur, sans pour autant violer ni la directive, ni le traité. Je voudrais terminer en rendant hommage au ministère de la défense, qui a effectué tout au long des négociations des deux directives un remarquable travail de persuasion et de conviction, qui a porté tous ses fruits.