Depuis les deux livres blancs de 2008, celui sur la défense et celui sur les affaires étrangères, « l'anticipation » est devenue une fonction stratégique à part entière, aux côtés des autres fonctions, plus classiques, de « prévention », « dissuasion », « protection » ou « intervention ».
C'est une révolution conceptuelle. C'est même, avec le « continuum défense sécurité », l'une des principales innovations du Livre blanc. Cette nouvelle fonction répond à l'idée que, dans un nouvel environnement fait d'incertitude et de mutations très brutales, les moyens de la connaissance et de l'anticipation constituent la première ligne de défense d'un pays. Ils doivent offrir au décideur, le plus en amont possible de l'irruption des crises, des éléments d'appréciation qui lui donnent une capacité de choix entre différents modes d'action envisageables.
La fonction « anticipation » regroupe en fait deux domaines, d'une part le renseignement, qui a fait l'objet d'un importante réforme depuis 2008, qu'est venu récemment nous présenter M Ange MANCINI, et d'autre part l'anticipation stratégique. C'est sur ce deuxième volet que je me concentrerai.
Je vais d'abord tenter de préciser les termes :
L'anticipation est au sens strict un mouvement de la pensée qui imagine ou vit d'avance un événement. L'anticipation stratégique peut donc se décrire comme un idéal à atteindre, un objectif, dans lequel l'incertitude serait réduite et les grandes évolutions de l'environnement international seraient connues à l'avance ;
L'analyse stratégique, ou la recherche stratégique recouvrent plutôt l'analyse du réel, l'état des lieux ;
La prospective est quant à elle une méthodologie qui vise à élaborer des scénarios d'évolution possibles sur la base des données disponibles et en leur appliquant des tendances lourdes sous-jacentes, ou des phénomènes émergents. Il s'agit d'utiliser la connaissance dont on dispose pour imaginer, au-delà du présent, les futurs possibles. Faire de la prospective à 20 ou 30 ans permet donc d'anticiper à un horizon de 1 à 2 ans.
Pourtant, la « révolution du jasmin » puis le « printemps arabe » ont pris tout le monde de court. On peut faire le même diagnostic de toutes les crises majeures depuis 2008 : la crise financière à la suite de la faillite de Lehman Brothers en 2008, ou encore les conséquences notamment nucléaires, du tsunami au Japon... La situation n'a guère changé par rapport à l'époque où personne n'avait prévu les attentats du 11 septembre ou l'effondrement de l'URSS....
C'est la persistance de cet aveuglement collectif, en contradiction manifeste avec les priorités affichées, qui a conduit notre commission à me confier fin mars la mission passionnante, mais difficile, d'établir un diagnostic sur le renforcement de la fonction d'anticipation stratégique en France depuis les livres blancs de 2008, et de formuler des propositions pour améliorer la situation.
Plutôt que de venir vous présenter ce matin un catalogue de propositions clés en main, j'ai surtout travaillé dans le but de livrer des éléments à notre réflexion commune, tout d'abord pour les universités d'été en septembre prochain, mais aussi plus largement pour la future révision du Livre blanc, car il est du rôle de notre commission de nourrir voire de susciter, en amont, les débats à venir.
Du point de vue de la méthode, j'ai étudié les rapports officiels et j'ai auditionné une vingtaine de personnalités qui comptent sur le sujet. Leur diagnostic est relativement convergent, mais sur les moyens d'améliorer la situation, leurs avis divergent très largement.
Je résumerai les conclusions auxquelles j'ai abouti sous forme de 3 paradoxes, 2 constats, et une priorité, articulée en 3 axes de propositions.
Tout d'abord, 3 paradoxes.
Premier paradoxe : malgré la priorité affichée, l'aveuglement collectif perdure et il est universellement partagé. Les pays où les capacités d'anticipation sont les mieux développées, comme les États-Unis, n'ont pas plus que la France su « prévoir » les crises les plus récentes ; les Britanniques n'ont pas été plus clairvoyants en Égypte que les Français en Tunisie...
Deuxième paradoxe : derrière les critiques voire les polémiques, la réflexion est, en réalité, au point mort. Les critiques sur l'absence d'anticipation des dirigeants français ont été très vives dans le cas tunisien, elles ont même franchement tourné à la polémique, en ces termes : les diplomates sont-ils aveugles ou les responsables politiques sont-ils sourds ? Au-delà de l'émotion initiale, j'ai pu constater qu'en fait, la réflexion est au point mort : depuis 2008, on ne réfléchit plus réellement aux moyens d'optimiser le dispositif français d'anticipation stratégique. Certains rédacteurs du Livre blanc m'ont même avoué qu'ils en avaient « oublié » les préconisations en matière d'anticipation...
Troisième paradoxe : prévoir est un exercice tout aussi indispensable qu'impossible. Il est indispensable d'anticiper qu'il y aura une crise un jour ou l'autre, pour réduire l'incertitude et baliser les scénarios possibles, mais les moments de rupture sont imprévisibles :
- comment prévoir qu'un jeune chômeur tunisien qui s'immole par le feu conduira à la chute du régime ?
- alors qu'à l'inverse, la mort accidentelle du fils ainé et successeur désigné d'Hafez el Assad, en juin 2000, événement oublié de tous, n'a pas conduit à l'écroulement du régime syrien qu'avaient anticipé les prospectivistes ?
- qui peut dire aujourd'hui quel micro-événement sera, peut être un jour, le catalyseur de la fin du régime nord-coréen ?
La « boule de cristal » universelle n'existe pas, mais cela ne discrédite pas la démarche d'anticipation, qui demeure absolument indispensable pour dégager les tendances à l'oeuvre et offrir une aide à la décision.
J'ai, ensuite, fait deux constats :
1er constat : bien que 5 leviers d'actions aient été clairement identifiés dès 2008, nos capacités ne se sont pas réellement renforcées. Les 2 livres blancs de 2008 ont identifié 5 moyens de renforcer les capacités françaises d'anticipation stratégique :
- l'exploitation par le réseau diplomatique des sources ouvertes d'information et surtout leur analyse systématique par nos postes ;
- le renforcement des structures d'anticipation stratégique, en particulier des moyens de l'ancien CAP (centre d'analyse et de prévision) du ministère des affaires étrangères, accompagné de l'élargissement de son cercle de consultants extérieurs ;
- la mise en réseau des administrations concernées (défense, affaires étrangères, intérieur, services du premier ministre...) pour favoriser l'interdisciplinarité ;
- la création d'une véritable communauté française de la pensée stratégique, visible et audible au plan international : la mise en place d'un portail internet était notamment préconisée ;
- enfin, une meilleure association aux prises de décision, avec la mise en place d'un Conseil consultatif de sécurité nationale auprès du Président de la République.
Pourtant, le coup d'accélérateur attendu ne s'est pas produit.
Vous trouverez dans mon rapport écrit le bilan précis des différentes actions entreprises depuis 2008 pour consolider les fonctions de prospective. On peut résumer ainsi la situation :
- le ministère de la défense s'est bien renforcé, tant au niveau de la direction des affaires stratégiques que de l'état major, des structures de coordination ont été mises en place pour animer ce qu'on peut qualifier de véritable « galaxie » d'intervenants en la matière ;
- la réforme du ministère des affaires étrangères en 2009 a transformé l'ancien CAP en Direction de la prospective au sein de laquelle un pôle transversal « religions » a été créé, mais les moyens restent plus que légers, le nombre de chercheurs et les crédits sont limités (à peine 100 000 € de crédits d'étude, contre 4 millions d'€ à la défense) et le budget est en baisse de 4 % cette année ;
- le ministère de l'intérieur a finalement renoncé à créer la direction autonome de la prospective préconisée par le Livre blanc ;
- la coordination repose avant tout sur des relations intuitu personae, elle n'est pas organisée et n'est pas systématique ; le SGDSN a pris certaines initiatives, sur certains sujets, mais là encore ce n'est pas une approche globale.
Mais ce qu'on peut souligner surtout c'est que les défauts constatés en 2008 sont toujours mis en avant par la plupart des personnalités que j'ai rencontrées :
- la sclérose d'une pensée monolithique, conformiste, protégeant le statu quo, voire confisquée par des « mandarins », sorte d'experts-« en titre », depuis des années, ce qui empêcherait l'émulation créatrice et l'émergence de pensées de rupture ; (cette critique émane souvent d'universitaires ou de jeunes chercheurs) ; une variante de cette critique est que la pensée stratégique française serait obsédée par des idéaux « chimériques », comme l'universalisme, ou les droits de l'homme... au lieu de reposer sur l'analyse lucide des rapports de puissance ;
- les structures françaises d'analyse stratégique n'ont pas la taille critique et ressemblent à une « foule de lilliputiens », marginalisés à l'heure de la prise de décision. Le classement annuel mondial de l'université de Pennsylvanie montre leur indigence : parmi les 407 Think tanks considérés comme les plus influents, seuls trois sont français : la FRS (Fondation pour la recherche stratégique), L'IFRI (Institut français des relations internationales), et L'IRIS (Institut de recherche internationales et stratégiques) ; un seul figure dans les 10 premiers mondiaux (l'IFRI) ; ces organismes sont également très dépendants des subventions publiques qu'ils reçoivent (pour l'IFRI 1.5 million d'€, plus du quart de ses recettes) ;
- Autre problème, il existe une disproportion entre la qualité réelle de l'expertise française et son absence totale de rayonnement international, là où les anglo-saxons dominent mais où des pays comparables aux nôtres, comme l'Allemagne par exemple, ont su déployer de véritables stratégies d'influence dans la compétition mondiale des idées. En Europe, Paris ne figure pas au rang des « carrefours régionaux » influents du classement de Pennsylvanie, contrairement à Berlin, Londres et Bruxelles.
2ème constat : les évolutions récentes accentuent plutôt les défauts du dispositif et les critiques se sont mêmes récemment renforcées.
Certains pointent la contingence accrue, voire l'aléa dans la gestion des crises, le poids des connexions personnelles et de « l'entre soi », voire d'une certaine marginalisation, dans les années récentes, du Quai d'Orsay. C'est ce que certains résument sous la formule de « l'effet BHL ». D'autres estiment au contraire que le fonctionnement de la Vème République, avec la prééminence du Président, entouré de sa cellule diplomatique et de son état major particulier, est une garantie de réactivité et donc d'efficacité ;
Deuxième facteur aggravant, la pression médiatique s'est accentuée et a instauré une dictature de l'urgence qui a rendu impossibles ou inopérantes les réflexions de temps long pour les décideurs ;
Enfin, les nouveaux média, les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Youtube) sont devenus des acteurs des révolutions, des outils de structuration de mouvements informels et décentralisés. Ils échappent totalement à l'analyse traditionnelle.
Vous le voyez, le bilan n'est pas flatteur. Face à cette situation, je pense qu'il faut absolument poser comme une priorité du prochain Livre blanc le fait de relancer la réflexion sur cette question. Les solutions ne se dégagent pas d'elles mêmes, aucune n'est un « remède miracle », beaucoup ont déjà été examinées et débattues.
Je vous proposerai d'axer la réflexion sur 3 grandes questions.
D'abord : Comment renforcer les capacités d'anticipation stratégique ?
Les moyens de la direction de la Prospective du Quai d'Orsay doivent, au minimum, être sanctuarisés, et les préconisations de 2008 relatives au travail diplomatique doivent être réexaminées pour une meilleure mise en oeuvre. Il faut diffuser encore davantage la culture de l'anticipation au sein du Quai d'Orsay.
Ensuite, pour lutter contre l'atomisation des structures, je pense qu'il faut écarter le modèle d'une intégration, ou de la création d'un nouvel organisme, au bénéfice d'une organisation souple. Il est indispensable de renforcer la coordination des acteurs, au moins publics, par une réelle mise en réseau, allant au-delà des seules relations personnelles entre les directeurs.
Pour la faciliter, on peut utiliser deux moyens :
- la planification concertée des programmes d'études est engagée au sein du ministère de la défense, peut être faudrait il l'étendre aux autres ministères, chacun conservant la maîtrise de son budget ;
- le rôle qu'a pris le SGDSN pour la gestion des crises pourrait être systématisé et étendu, d'autant que, placé auprès du Premier ministre, lui seul peut associer le ministère de l'intérieur, ou encore le Trésor, qui ont une expertise complémentaire sur certains sujets. Il pourrait être chargé de lancer et d'animer exercices de prospective multidisciplinaires.
Deuxième enjeu : Comment créer une véritable « communauté de la pensée stratégique française » visible au plan international ?
Une préconisation pratique formulée en 2008 paraît pouvoir être rapidement mise en oeuvre : il s'agit de la mise en ligne sur un portail internet commun de toutes les études d'analyse stratégique française. L'idée sous-jacente est de rassembler le foisonnement d'initiatives dispersées derrière une vitrine commune, identifiable, accessible en langue anglaise. Cette idée doit être relancée : il faudra définir le champ exact des publications concernées, gérer les droits d'auteur, exclure les documents classifiés et numériser l'arriéré, mais je pense que ce n'est pas un obstacle insurmontable.
Certains ont suggéré l'organisation, en France, d'un grand événement annuel international de l'anticipation stratégique rassemblant des intervenants très prestigieux et associant des instituts étrangers. La France deviendrait l'hôte d'une de ces réunions auxquelles il est indispensable de participer.
Or, le terrain est déjà largement occupé, car en matière d'influence, de « soft power », la France est en concurrence avec les autres grands États qui pèsent dans le monde. Je pense notamment, en Europe, à la Conférence de Munich sur la sécurité où ministres et experts se pressent.
Le récent colloque du 16 avril sur le monde arabe pourrait servir de modèle pour l'organisation de ces assises internationales, qui auraient un thème annuel, et différents ateliers, pourquoi pas animés par des think tanks étrangers ? Je pense qu'il faudrait aussi trouver un moyen de respecter la loi Toubon tout en assurant des débats en langue anglaise....
Le succès n'est pas du tout assuré. Mais pour difficile qu'il soit, l'exercice n'est pas dénué d'intérêt : dans la concurrence mondiale des idées, la France pourra ainsi mieux peser, fixer l'agenda, mener le débat, être visible, être entendue. Ce type d'événement pourrait aussi être un moyen de diffuser profondément, dans le tissu français, une véritable culture de l'anticipation.
La troisième idée pour remédier à l'absence de visibilité est de créer un lieu, un « campus » fédérateur, identifié, visible sur le plan international, qui soit aussi en quelque sorte une « marque » sur laquelle on puisse communiquer, sur le modèle du « Wilton Park » britannique ou de la National Defense University de Washington.
Certains ont émis l'idée que l'École militaire, dans le contexte de la construction du « Balardgone » pourrait devenir un véritable « campus » d'envergure internationale, autour notamment de l'IHEDN, des autres instituts qui y sont implantés ou pourraient s'y implanter.
Ce pourrait être un autre lieu, peu importe, pourvu qu'il soit prestigieux et signifiant et qu'il permette d'atteindre l'objectif d'une bonne visibilité.
Enfin, troisième et dernier enjeu : comment (mieux) associer l'expertise à la prise de décision ?
C'est la question la plus difficile car elle dépend largement de la pratique des responsables politiques et dans aucun pays il n'existe de schéma intangible, universel et exempt de critiques.
En France même, depuis sa création en 1973, le CAP a eu un rôle très variable suivant les époques, en fonction essentiellement de la qualité du binôme formé entre son directeur et le ministre des affaires étrangères.
La campagne présidentielle de 2007 et le Livre blanc sur la défense de 2008 avaient fait naître l'idée d'un Conseil consultatif sur la défense et la sécurité nationale, permettant au Président de la République et au Premier ministre de disposer, « au bon moment », d'une expertise indépendante et diversifiée, provenant de plusieurs sources, internes et externes à l'administration, en réunissant notamment des experts indépendants.
D'après mes informations, après le Livre blanc, cette idée a été adoptée au plus haut niveau avant d'être abandonnée, notamment en raison des problèmes de confidentialité des débats. J'ai pu constater que nombreux sont ceux qui, aujourd'hui, la soutiennent encore et jugent toujours indispensable la mise en place un tel outil d'analyse indépendante et surtout de débat contradictoire.
Je pense là encore que les échéances à venir doivent être l'occasion de relancer ce débat.
En conclusion, Monsieur le Président, mes chers collègues, je terminerai en vous disant que la seule certitude qui est la mienne à l'issue de deux mois et demie d'auditions, c'est qu'il est urgent de rouvrir le dossier et de sortir du statu quo actuel.