Intervention de Jean-Pierre Plancade

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 18 octobre 2011 : 1ère réunion
Art contemporain — Examen du rapport d'information

Photo de Jean-Pierre PlancadeJean-Pierre Plancade, rapporteur :

Madame la Présidente, mes chers collègues, lors de la précédente session, vous m'aviez chargé d'une mission d'information sur le marché de l'art contemporain. D'emblée, j'ai perçu les problématiques passionnantes qui sous-tendent ce sujet. Mais j'ai aussi pu prendre la mesure de la difficulté de traiter ce thème en auditionnant les différents acteurs concernés. J'ai enfin et surtout évalué toute l'urgence d'un sursaut pour qu'une véritable prise de conscience collective permette enfin de juguler le déclin de la scène française au sein de ce marché. D'ailleurs, je tiens à saluer le choix de la commission de la culture qui semble avoir produit une certaine émulation. En effet, deux mois après votre décision de me confier ce rapport d'information, le ministre de la culture décidait de convoquer, pour la première fois, des entretiens de Valois du monde des arts plastiques, afin d'aborder les réformes nécessaires pour relancer le marché de l'art contemporain ! Hasard du calendrier parlementaire, le ministre a présenté ses conclusions avant nous, voici quelques jours seulement. Je me réjouis de constater que certaines de ses propositions rejoignent mes préconisations qui reflètent les attentes, très fortes, de tous les acteurs de ce marché.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je souhaiterais apporter une précision de vocabulaire qui est importante. Plutôt que de parler d' « art contemporain », j'ai fait le choix de parler, dès que cela était possible, de l' « art d'aujourd'hui », l'art des artistes vivants. Selon moi, cette expression reflète mieux la réalité de cette catégorie, elle exprime davantage tous les potentiels et la variété des dimensions qu'elle peut revêtir puisqu'elle peut aussi bien concerner la peinture, la sculpture, le dessin, la photographie, que le design, la vidéo, les arts « numériques », les créations éphémères ou l'art de la rue. La notion d'art contemporain semble avoir été créée comme une formule marketing, qui a le défaut d'en faire un concept abstrait, inaccessible, et donc en apparence impossible à s'approprier pour le plus grand nombre. Or, l'art d'aujourd'hui c'est précisément le contraire, c'est un art qui bouscule, qui dérange, parfois subversif, qui pousse chacun à s'interroger sur le sens de la société, sur la culture collective, sur le sens de la vie. Il n'a pas échappé au phénomène de mondialisation qu'il incarne parfaitement puisque, au-delà de l'expression des interrogations sociétales, il est l'illustration d'une dynamique de marché qui a dépassé depuis longtemps le cadre national.

L'art d'aujourd'hui est finalement devenu un enjeu politique, social, économique et géopolitique dans une période d'extrêmes perturbations et de mutations profondes de nos sociétés. La réussite du Centre Pompidou-Metz incarne ces enjeux. Dans le même esprit, l'annonce du rachat par le ministère de la culture et de la communication de la Tour Utrillo initialement vouée à la destruction et rebaptisée « Tour Médicis » à Clichy-Montfermeil est sans doute un symbole, mais cette « Tour Médicis » mettra du temps à devenir une « Villa Médicis ». Or il y a urgence. Si la création de centres d'art en périphérie ou la constitution d'un réseau comme le réseau TRAM en Ile de France dans son ensemble ont pu démontrer une volonté d'ouverture vers de nouveaux publics, il faut maintenant prendre acte de l'importance de l'art comme vecteur de développement, dans nos banlieues comme dans tout le territoire. L'enjeu est celui de la démocratisation de l'art d'aujourd'hui : il ne doit plus être réservé à une élite financière ou artistique mais il faut le rendre accessible au plus grand nombre pour le faire vivre.

La première partie de mon rapport vise justement à situer le marché français de l'art contemporain dans un contexte mondial. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : alors que Paris occupait le premier rang mondial dans les années 1960, elle est désormais classée quatrième derrière New-York, Londres et Pékin dont la progression spectaculaire traduit un patriotisme culturel chinois aussi fort qu'artificiel selon les experts. Le prix de vente moyen d'une oeuvre de l'artiste chinois le plus vendu en Chine est de 730 000 euros contre 100 000 en France. Évidemment, des phénomènes structurels expliquent une telle évolution, avec le déplacement des fortunes et des marchés, et l'émergence de nouveaux acteurs. Concomitamment à ces mouvements mondiaux, on a observé une hausse vertigineuse des prix des oeuvres d'art vendues aux enchères. Les ventes mondiales d'art contemporain ont atteint 503 millions d'euros au premier semestre de l'année 2011, dont 9 millions en France. Le temps de la carrière n'est plus celui de la formation des prix, qui, pour beaucoup, apparaissent totalement déconnectés d'une valeur réelle, reposant sur des phénomènes de bulles spéculatives. L'hyper-financiarisation du marché de l'art a fait émerger des collectionneurs « stars » comme François Pinault ou Bernard Arnault, devenus des leaders d'opinion susceptibles de faire rois des artistes non moins médiatiques. Mais il faut, cependant, se méfier de l'arbre qui cache la forêt : s'il est légitime de dénoncer les dérives de l'art financiarisé et spéculatif, il faut ici rappeler que la condition des jeunes et des moins jeunes artistes n'est ni celle d'un Jeff Koons ni celle d'un Damien Hirst. Loin des strass et des paillettes du marché, nos artistes sont souvent des précaires et, trop souvent, des mal-aimés. Alors que les Américains et les Allemands, pour ne citer qu'eux, ont toujours soutenu leurs artistes, nous les sous-estimons. Mais il y a pire : ce « Nul n'est prophète en France » devient un « Nul n'est prophète nulle part », car ce désamour démonétise nos artistes, non seulement dans notre pays, mais également à l'étranger. Par rapport à leurs homologues d'autres nationalités, leurs oeuvres, à périmètre constant, sont en général évaluées à des prix dix fois moins élevés. Nos artistes souffrent d'un véritable « syndrome du zéro manquant ». La comparaison entre l'artiste allemand Gerhard Richter et l'artiste français Marc Desgrandchamps illustre parfaitement ce syndrome, puisqu'à carrière et qualité artistique égales, le premier se vend dix fois plus cher que le second.

Mais, plus que la France elle-même, c'est la situation de la scène française et le manque de clairvoyance des acteurs français qui peuvent inquiéter. Le contexte de la FIAC, qui ouvre ses portes cette semaine, en est le symptôme : si cette Foire a certes gagné en notoriété ces dernières années, faisant de Paris un passage obligé, la place des galeries françaises s'est en revanche affaiblie puisqu'elles n'y représentent plus que 30 % de l'ensemble des galeries exposées cette année, contre 37 % en 2010 et 40 % en 2009. Plus la sélectivité, numérique ou qualitative, augmente, moins les artistes de la scène française semblent avoir de chance d'être exposés et reconnus. Et ce phénomène est encore plus vrai à l'étranger.

Nous n'avons pas, en France, pris la mesure des enjeux géopolitiques de l'art : du Federal One, ensemble de projets culturels mis en place dans le cadre du New Deal par Roosevelt lors de la Grande Dépression, au soutien des agences de renseignement américaines à des artistes de l'expressionnisme abstrait comme Pollock, les États-Unis ont, très tôt, pris conscience de l'existence d'une dimension stratégique du marché de l'art. Nous devons, à notre tour, relever le défi, reconnaître et soutenir notre soft power, notre capacité d'attraction dans le domaine de l'art à une échelle mondiale ; la France en a les moyens.

Dans un deuxième temps, mon rapport aborde la question des spécificités françaises. Je ne m'attarderai pas ici sur l'ensemble des points évoqués car ils concernent en partie des questions récurrentes maintes fois abordées dans les débats sur le marché de l'art comme la fiscalité ou la réglementation des ventes volontaires que la récente loi de libéralisation a modifiée, et qui jusqu'à maintenant constituait un handicap. Juste un mot peut-être sur le dernier débat relatif aux oeuvres d'art et à l'ISF, pour dire que son effet sur le marché de l'art a été très néfaste et a encore jeté l'opprobre sur une France déjà bien mal engagée en cette matière. En revanche, permettez-moi de m'étendre plus longuement sur les spécificités propres aux acteurs de l'art français. Car, évidemment, le marché de l'art, ce ne sont pas seulement les ventes aux enchères. Cette approche serait beaucoup trop réductrice. Je reprendrai ici la notion d' « écosystème » utilisée par M. Alain Seban, président du Centre Pompidou, pour qualifier le monde de l'art d'aujourd'hui. L'écosystème résulte de l'interaction entre ses différents acteurs et réagit de façon sensible aux dysfonctionnements rencontrés par chacun. Or, certaines spécificités françaises, pour l'ensemble des personnes que j'ai auditionnées, peuvent expliquer que l'écosystème de l'art d'aujourd'hui soit grippé et ne puisse connaître un développement durable. Il s'agit en premier lieu du cloisonnement des acteurs du marché, chacun semblant cantonné dans un champ restreint d'action. Cela est d'autant plus étouffant pour le marché que les galeries, premiers lieux de présentation des artistes d'aujourd'hui, n'ont pas les moyens de les soutenir en raison des difficultés de financement. Le cloisonnement, c'est aussi celui de l'État, qui semble avoir favorisé une trop grande étanchéité des FRAC (fonds régionaux d'art contemporain) et du FNAC (fonds national d'art contemporain). Je me réjouis de voir qu'une des mesures du plan du ministre de la culture en faveur des arts plastiques vise à faire converger les acquisitions de ces deux institutions. Par le passé, certains dysfonctionnements ont parfois pu occulter les bénéfices d'un patrimoine exceptionnel, que les territoires ont su peu à peu constituer.

En outre, le CNAP (Centre national des arts plastiques) ne paraît pas aujourd'hui exploiter toutes les voies qui lui permettraient de soutenir l'art d'aujourd'hui, à l'image d'un CNC (Centre national de la cinématographie) dans le domaine du cinéma. Enfin, les institutions muséales telles que le Centre Pompidou ou le Palais de Tokyo dont le chantier en cours sera achevé en 2012, ont besoin de trouver les moyens d'une politique à la fois d'acquisition et de valorisation internationale suffisantes. Ces moyens doivent notamment viser à soutenir les artistes en milieu de carrière, qui ont été délaissés au profit des jeunes diplômés et des artistes confirmés. Le rôle de l'État doit désormais changer d'orientation. Il doit intervenir en tant que « facilitateur » du marché de l'art, comme garant de l'interaction fluide entre les acteurs de l'écosystème.

La troisième et dernière partie de mon rapport aborde ainsi ce que pourraient être les priorités de l'action en faveur d'un sursaut pour l'art d'aujourd'hui, visant à juguler le phénomène de déclin de la scène française. Tout d'abord, il faut que la France affiche clairement ses priorités pour que le marché puisse refléter un changement, une prise de conscience, une rupture avec le décrochage de notre pays sur la scène internationale. Cela passe par une présence renforcée des artistes de la scène française - et je tiens à préciser que je ne vise pas seulement les artistes de nationalité française mais ceux qui sont formés, qui créent en France - aux rendez-vous internationaux incontournables, ce qui nécessite de nouveaux outils financiers tels que les avances remboursables accordées aux galeries via un fonds géré par le CNAP, complétés par une garantie financière de l'IFCIC (Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles). Je me félicite que cette disposition ait été annoncée par le ministre. Cette présence devra nécessairement s'appuyer sur une diplomatie culturelle performante dont l'Institut français devrait être le chef d'orchestre. Il faut que les professionnels français puissent s'appuyer sur des antennes et des relais efficaces à l'étranger. Mobilité, fluidité, échanges sont les mots d'ordre qui doivent être retenus pour favoriser les expositions itinérantes, la circulation des oeuvres et la circulation des artistes, sur l'ensemble du territoire comme à l'étranger. Les commissaires d'expositions sont également concernés par cette mobilité, car ils sont les vecteurs du développement et de la valorisation de la scène française à l'étranger.

Les priorités et le rôle de facilitateur de l'État doivent ensuite viser à réunir les conditions d'un développement des collectionneurs privés. Ce sont évidemment les fondations, mais aussi les PME ou TPE qui pourraient bénéficier d'une mesure de démocratisation du mécénat à travers un aménagement de la loi éponyme. Les collectionneurs privés, ce sont aussi les collectionneurs individuels, qui peuvent également être visés par un tel mouvement de démocratisation, via certaines mesures fiscales visant par exemple à élargir à l'acquisition d'oeuvres d'art le principe de la réduction de l'impôt sur le revenu aujourd'hui accordée en contrepartie de dons aux oeuvres d'intérêt général ou d'utilité publique. Enfin les collectionneurs traditionnels n'oseront plus prendre de risque sans une sécurité juridique minimale. Or, à mes yeux, il y a deux types de collectionneurs : ceux qui gardent leurs oeuvres pour eux-mêmes, qui en ont la jouissance exclusive, et puis ceux qui partagent, qui prêtent leurs collections privées pour des expositions, au profit d'un large public. Pour ces derniers, et ces derniers seulement, je souhaite proposer une sécurisation de leur situation fiscale actuelle dans le code général des impôts. Évidemment, une telle proposition fait nécessairement réagir, car, en période de crise, il n'est pas évident d'envisager ce genre de mesure, mais, là encore, permettez-moi d'être un brin provocateur et surtout d'offrir des pistes pour l'avenir dans un esprit de démocratisation et de justice. Car c'est le rôle d'une mission d'information de lancer des idées avant-gardistes, mais aussi parce qu'au fond, l'idée d'associer l'acquisition d'oeuvres d'art à la notion d'utilité publique fait sens à mes yeux. Je pense sincèrement que la démocratisation de l'art devrait être perçue comme une priorité, même en temps de crise, voire surtout en temps de crise. Quant aux dations, qui enrichissent les collections publiques régulièrement, elles mériteraient d'être sécurisées, afin que le vide juridique de la procédure ne puisse déstabiliser des institutions comme ce fut le cas pour le Centre Pompidou avec l'annulation de la dation des héritiers de Claude Berri. Enfin, dans les priorités, j'évoquerai rapidement les mesures qui soutiendront la création française, à travers la professionnalisation des artistes-auteurs, une meilleure articulation avec l'enseignement supérieur ou encore la politique de logement des artistes.

J'espère que vous aurez compris que ce rapport d'information ne vise pas à faire une énième liste exhaustive de propositions, qui reprendraient nécessairement les travaux des précédents rapports sur le sujet. Ces derniers ont déjà apporté un éclairage précieux sur le marché de l'art. Il s'agit plutôt d'un témoignage dressant le contour du marché de l'art d'aujourd'hui, en présentant les acteurs et les enjeux, et proposant quelques pistes qui reflètent les attentes des parties prenantes rencontrées au cours des derniers mois. L'objectif est d'ancrer enfin de façon durable le sujet de l'art d'aujourd'hui dans les débats et d'en rappeler l'urgence, pour que la France ait encore le temps de réagir, de trouver les remèdes pour un art actuel en sursis.

Avant de répondre à vos questions, j'aimerais revenir sur un point précis : certes, nous l'avons vu, l'art est aujourd'hui un vrai marché, structuré, avec ses acteurs, ses enjeux et ses problématiques. Mais il n'est pas qu'un marché : il est aussi un lien social à forger, des destinées d'artistes à accompagner, une éducation au regard à fortifier. L'art nous ouvre le champ des possibles.

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