Intervention de Catherine Tasca

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 16 novembre 2011 : 1ère réunion
Loi de finances pour 2012 — Mission justice - programme justice judiciaire et accès au droit - examen du rapport pour avis

Photo de Catherine TascaCatherine Tasca, rapporteur pour avis :

Permettez-moi, à titre liminaire, de rendre hommage au travail réalisé, les années précédentes, par le précédent rapporteur pour avis de notre commission sur le budget de la justice, notre collègue Yves Détraigne.

Les crédits examinés dans le présent avis correspondent à ceux dévolus, au sein de la mission « justice », d'une part au fonctionnement et à l'organisation des juridictions et d'autre part à l'aide juridictionnelle : le programme 166 « Justice judiciaire », le programme 101 « accès au droit et à la justice », le programme 310 « conduite et pilotage de la politique de la justice » et, pour la première fois, le programme 335 « Conseil supérieur de la magistrature ».

L'élévation, cette année, des crédits du CSM au rang de programme autonome répond à une demande récurrente de notre commission. L'autonomie budgétaire du CSM se trouve ainsi garantie, ce qui est conforme à l'indépendance de cette institution.

Lors de son audition par notre commission, le garde des sceaux s'était félicité que, dans un contexte de forte contrainte budgétaire, les crédits du ministère de la Justice augmentent à nouveau de 4 %, poursuivant l'effort de rattrapage entrepris depuis plusieurs années.

Cette affirmation mérite d'être fortement nuancée, s'agissant des crédits de la justice judiciaire. En effet, la plus grande part de la hausse annoncée concerne les crédits de l'administration pénitentiaire : 210 millions d'euros en crédits de paiement et 1,5 milliard d'euros en autorisations d'engagements.

Au contraire, les crédits sur lesquels porte le présent avis n'enregistrent qu'une augmentation de 61 millions d'euros en crédits de paiement (CP) et une baisse de 644 millions d'euros en autorisations d'engagement (AE). Cette hausse concerne principalement l'aide juridictionnelle et le budget de l'administration centrale de la Chancellerie.

Rapportée à l'évolution du budget général de l'État, à laquelle elle reste inférieure, cette faible augmentation manifeste la seule stabilisation, en proportion, de la dépense consacrée au fonctionnement de l'institution judiciaire dans les dépenses de l'État.

L'effort présenté par le ministre ne correspond finalement, pour la justice judiciaire, qu'à la conservation des moyens existants dans un contexte, il est vrai, de contrainte budgétaire et d'élévation importante de la charge de la dette.

Depuis cinq ans les réformes se sont accumulées sur les juridictions. Elles ont fortement affecté leur fonctionnement et leur organisation. Les personnels et les magistrats ont été particulièrement sollicités pour conduire ces changements, accompagner les évolutions de la norme juridique et, trop souvent, compenser par leur dévouement et leur engagement l'insuffisance des moyens qu'on leur offrait.

Cette seule année 2011 aura vu : l'achèvement de la carte judiciaire, la refonte du contentieux de l'exécution, la réforme de la garde à vue, celle de l'hospitalisation d'office, la création des citoyens assesseurs, et avec le vote prochain du projet de loi sur la répartition du contentieux, la suppression de la juridiction de proximité et l'application d'une bonne partie des recommandations de la commission Guinchard.

Sans revenir, dans le cadre budgétaire, sur la pertinence ou non de ces réformes, on est en droit d'exiger que l'avalanche de réformes s'accompagne de moyens suffisants pour garantir le bon fonctionnement des juridictions. Or, force est de constater que, de ce point de vue, le budget proposé est loin de lever toutes les hypothèques.

Le ministre s'est félicité de ce que cette année, 84 emplois supplémentaires de magistrats seraient créés. Cependant cette création compense à peine la suppression, cette année, de 76 postes. Surtout, elle est censée répondre aux besoins nés des réformes adoptées cette année. Mais, l'effectif nécessaire est bien supérieur à ce qui est proposé : pour ne prendre que l'hospitalisation d'office, l'expérimentation des citoyens assesseurs et le transfert au juge d'instance du contentieux civil actuellement suivi par les juges de proximité, le besoin serait respectivement de 80+65+69 = 214 postes ! On ne peut compter, pour compenser la différence, sur les maigres allègements procéduraux envisagés.

Cette question des moyens concerne aussi les frais de justice. La difficulté en la matière, est que la Chancellerie n'a pas la possibilité de contrôler le volume de la demande de frais de justice, pour deux raisons : d'une part, celle-ci dépend des prescriptions des magistrats, qui ne peuvent recevoir de directives en raison de leur indépendance ; d'autre part, elle est due à 60 % aux prescriptions des officiers de police judiciaires, qui ne sont pas soumis au contrôle de la Chancellerie.

Depuis 2008, ces frais de justice connaissent une inflation très importante sous l'effet de plusieurs causes : revalorisation tarifaire des experts, renchérissement du coût de certaines prestations, augmentation du nombre de prescriptions en matière médicale ou d'analyse génétique en raison des réformes qui intensifient l'activité pénale...

On doit saluer les efforts de maîtrise des frais de justice engagés par la Chancellerie : des marchés publics ont été passés pour faire diminuer le coût de certaines prestations, le circuit de la dépense a été réformé etc.

Cependant le ministère de la justice continue de mener en la matière une politique de sous-budgétisation chronique des frais de justice : l'écart entre la dotation initiale et les crédits finalement consommés était de 23 millions d'euros en 2009 et de 74 millions d'euros en 2010. La tendance se poursuivra en 2011.

Les conséquences d'une telle sous-budgétisation sont graves : les crédits ouverts au titre d'une année servent à 53 % à financer des dépenses datant d'un an ou de deux ans. Ceci entraîne pour les prestataires des retards de paiement considérables : ainsi, cette année, la Poste s'est plainte de retards de règlement de factures pour un montant total de 8,5 millions d'euros. Ces retards détournent les prestataires et les experts des tribunaux, ce qui, à terme, posera problème aux juridictions qui ne trouveront plus personne pour répondre à leurs prescriptions.

La sous-budgétisation des frais de justice et la sous-évaluation des besoins en personnel me conduisent à m'interroger sur la sincérité du budget présenté.

Depuis deux ans, la dépense d'aide juridictionnelle qui avait légèrement diminué a recommencé à augmenter. Proche de 300 millions d'euros en 2009, elle devrait atteindre, en 2012, 421 millions d'euros. La plus grande part de cette augmentation tient à la réforme de la garde à vue, dont le coût est évalué à 103,8 millions d'euros.

Cette dépense supplémentaire ne sera financée qu'à hauteur de 18 millions d'euros par le budget de l'État, soit un financement d'un peu moins 20 % sur les crédits de l'aide juridictionnelle.

Tout le reste, c'est-à-dire à peu près 85 millions d'euros, sera financé par une taxe, la contribution pour l'aide juridique, directement affectée au Conseil national des barreaux qui en redistribuera le produit aux CARPA (caisses autonomes de règlements pécuniaires des avocats).

Cette taxe a été créée par le collectif budgétaire de juillet dernier. Son assiette est très large, puisqu'elle doit être acquittée par tout justiciable introduisant une instance civile ou administrative, ce qui représente, chaque année, 2,5 millions de justiciables. L'État en est dispensé, mais pas les collectivités territoriales ni les organismes sociaux !

Le montant de la contribution pour l'aide juridique est de 35 euros et les bénéficiaires de l'aide juridictionnelle en sont dispensés.

Cette taxe me semble contestable à plusieurs titres :

- tout d'abord, elle amorce un mouvement très regrettable de débudgétisation de la dépense d'aide juridictionnelle. En effet, la taxe est directement affectée au CNB, ce qui fait que le montant de la dépense correspondante n'apparaît plus dans le budget de la « justice ». Or, il me semble, qu'en matière d'aide juridictionnelle, il est important que l'effort de l'État apparaisse clairement dans le budget ;

- ensuite, elle crée un obstacle supplémentaire à la saisine du juge. 35 euros, pour chaque instance, ce n'est pas rien. Ceci représente, par exemple, 2,5 % du plafond de ressource de l'aide juridictionnelle partielle. Devoir acquitter cette somme dissuadera certains justiciables de faire valoir leur droit, pour de petits litiges, comme ceux de la consommation. Cette taxe constitue un véritable « ticket modérateur pour la justice », qui s'ajoutera aux autres renchérissements du coût du procès comme la taxe « avoué » de 150 euros pour l'appel ;

- enfin, elle pose une question de principe. Doit-on faire contribuer les seuls justiciables au financement de l'aide juridictionnelle ? Imaginerait-on de faire financer la CMU par les seuls malades et non par la collectivité toute entière ? Lorsqu'il s'agit des missions régaliennes de l'État et du fonctionnement de services publics aussi essentiels que celui de la justice, il me semble préférable de faire appel à la solidarité nationale et de refuser de faire peser la charge sur les seuls justiciables, au risque de les décourager de saisir la justice pour faire respecter leurs droits.

C'est la raison pour laquelle, je vous proposerai un amendement supprimant cette taxe en la compensant à due proportion. D'autres solutions de financement sont envisageables et il faudrait réfléchir à la façon de mieux faire contribuer les assurances de protection juridique au financement de l'aide juridictionnelle.

En tout dernier lieu, je voudrais attirer votre attention sur la situation très difficile des tribunaux d'instance et le désarroi de leurs personnels.

Leur activité n'a cessé d'augmenter au cours des dernières années, de 21 % depuis 2001, sous l'effet conjugué de plusieurs réformes : la réforme de la protection juridique des majeurs, celle du crédit à la consommation et celle du surendettement. Demain, ces tribunaux se verront réattribuer le contentieux civil inférieur à 4 000 euros dont s'occupaient les juridictions de proximité. Les réformes qui devaient alléger leur charge ont échoué : le transfert des tutelles-mineurs au TGI n'a pas fonctionné, la Chancellerie elle-même demandant aux TGI de réattribuer, par délégation aux juges d'instance, le contentieux qui leur était transféré !

La charge de travail des tribunaux d'instance s'est considérablement accrue. Or, manifestement, les moyens n'ont pas suivi : au cours des six dernières années, les juges d'instance n'ont reçu que 28 nouveaux postes, quand - et cette comparaison ne remet pas en cause la légitimité des augmentations intervenues, qui étaient nécessaires - les juges des enfants en recevaient 30, les juges d'application des peines, 95, le parquet, 157 et les juges du siège non spécialisés 227.

La présidente de l'association nationale des juges d'instance me l'a confirmé : les juges d'instance se vivent comme les parents pauvres de la justice. Or ces tribunaux sont essentiels : ce sont par excellence les tribunaux les plus proches des gens, ceux des litiges du quotidien (tutelle, voisinage, consommation et crédit, baux locatifs...).

À cet égard, la situation de ces tribunaux au regard de la révision des mesures de tutelles est très préoccupante, comme le garde des sceaux l'a lui-même reconnu lors de son audition par notre commission. Au 25 janvier 2011, à peine 20 % des mesures de tutelles en cours au 1er janvier 2009 avaient été révisées. Il en reste près de 700 000. Pour venir à bout du stock avant le 1er janvier 2014, les efforts devront être quatre fois plus importants qu'aujourd'hui.

On ne peut que déplorer que les solutions envisagées par la Chancellerie pour répondre à ce problème ne soient manifestement pas à la hauteur de l'enjeu. Le risque est grand que, faute de moyens suffisants, le retard accumulé place les tribunaux d'instance, quels que soient le dévouement et l'engagement de leur personnel, dans une situation de quasi sinistre. Or les conséquences d'un échec de la révision de mesures de protection ne seraient pas seulement graves pour l'institution judiciaire, mais aussi, et surtout, pour les personnes protégées, dont les mesures de protection deviendraient caduques. Il est plus que jamais nécessaire que la Chancellerie prenne la mesure du risque pour engager massivement les moyens permettant d'y parer.

Compte tenu de l'écart constaté entre les besoins des juridictions et les moyens qui leur sont alloués, le budget proposé ne peut recevoir notre assentiment. C'est pourquoi je vous propose de donner un avis défavorable à l'adoption des crédits consacrés à la justice judiciaire.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion