Après avoir évoqué l'accueil privilégié que lui avait réservé la commission des affaires culturelles, en janvier 2006, lors d'une précédente audition et le soutien explicite apporté à ses thèses qui s'était avéré très utile dans la poursuite de son « combat », M. Jean-Noël Jeanneney a précisé, tout d'abord, qu'il s'était imposé un devoir de réserve à l'égard des orientations de son successeur à la présidence de la Bibliothèque nationale de France. Or, l'apparent revirement de la position de la BNF concernant la numérisation des collections par rapport à une ligne qu'il avait considérée comme définitive et soutenue par la représentation nationale, l'a conduit à intervenir publiquement au mois d'août dernier. Il a indiqué aussi que, dans le cadre d'une invitation qui lui avait été faite par la Bibliothèque nationale de la Diète au Japon, ses interlocuteurs, bibliothécaires, universitaires, éditeurs, lui avaient fait part de leur incrédulité et de leur stupéfaction à propos de l'abandon de cette ligne de conduite par la France.
Il a fait remarquer que les thèses qu'il défendait concouraient à lutter contre le monopole culturel, conformément aux résolutions adoptées par l'UNESCO en 2005, et que le brusque revirement de notre pays, s'il se produisait effectivement, interviendrait au moment où la situation hégémonique de Google, au niveau mondial, est remise en cause. Puis, il a dénoncé la violation des règles les plus élémentaires du droit d'auteur, héritées du XIXe siècle, par Google qui s'est approprié un nombre considérable d'ouvrages non libres de droits, afin de les mettre en ligne dans une proportion de 30 à 40 % de leur contenu.
Il a mentionné les protestations qui se manifestaient en Europe et au Japon de la part des éditeurs contre Google, notamment concernant l'accord passé par les éditeurs américains avec ce dernier qui conduirait à numériser des livres originaires d'autres pays sans l'accord des éditeurs concernés.
Exposant les dimensions culturelles, financières, économiques et politiques de cette question, mais aussi citant la responsabilité de l'Etat, il a défendu la ligne adoptée entre 2005 et 2007, dans ses précédentes fonctions de président de la Bibliothèque nationale de France, après avoir levé toute ambiguïté sur les reproches qui lui étaient parfois adressés sur son éventuel positionnement antiaméricain et son hostilité supposée vis-à-vis des nouvelles technologies.
Dans une présentation qu'il a souhaité novatrice de sa position, M. Jean-Noël Jeanneney a organisé sa réflexion autour de « 3 V », à savoir « le grand risque qui est celui du vrac, accru par la vitesse et qui pose immédiatement la question de la validation ». Il a fait observer que la question fondamentale qui se pose est celle du classement, c'est-à-dire de l'ordre des propositions qui sont faites aux utilisateurs sur Internet, principalement aux enseignants et aux journalistes qui, en tant que médiateurs de la connaissance, s'appuient essentiellement sur ce type de ressources documentaires.
Contestant la volonté de Google d'organiser l'information du monde, il a déclaré se méfier d'une forme de bonne conscience associée à la prospérité économique. Il a réfuté aussi le fait que le souci commercial et le succès conduisent à organiser la nature de l'offre.
Il a fait observer également que dans le domaine du numérique la gratuité n'existait pas, puisque son financement repose soit sur le paiement à l'acte, soit sur le contribuable, soit sur le consommateur par l'intermédiaire de la publicité. Il a mis en avant le rôle d'organisation, d'incitation et de validation des institutions nationales dans ce domaine à partir de toutes les compétences, notamment celles des bibliothécaires.
Au regard de l'évolution rapide des technologies, il a insisté sur le problème de la pérennité des oeuvres et de leur migration sur différents supports. Partant du principe d'une adaptation du contenu à chaque support, il a déclaré accorder davantage sa confiance à une institution qui a vocation à pérenniser les oeuvres qu'à une entreprise. Il a cité en exemple la politique de conservation et de mise en ligne de l'Institut national de l'audiovisuel (INA). Il a considéré, par ailleurs, que le cadre institutionnel était plus adapté à une collaboration européenne, concrétisée ainsi par la mise en oeuvre du projet de bibliothèque européenne intitulé Europeana.
Concernant la défense de la francophonie, il a indiqué qu'avait été lancé avec les Canadiens, les Suisses, les Belges et les pays francophones d'Afrique un projet de réseau francophone avec une attention particulière à la numérisation des journaux. Il a rappelé la dotation spécifique apportée par le Sénat, qui a contribué à la numérisation d'une vingtaine de journaux nationaux et régionaux à partir du milieu du XIXe siècle.
Enfin, il a réfuté l'objection sur le caractère trop centralisateur du projet initial, en soulignant la nécessité d'une collaboration étroite, notamment avec les éditeurs, en mettant en place un système de micro-paiement pour valoriser le stock important d'oeuvres qui ne sont plus disponibles en librairie et difficiles d'accès, et avec les grandes bibliothèques régionales. Il a estimé également que l'objection qui tend à considérer que l'Etat n'a pas les compétences techniques nécessaires pour entreprendre ce travail était contredite par l'existence d'entreprises françaises et européennes qui s'étaient préalablement lancées dans la numérisation.
Pour conclure, il a relativisé la question du coût de la numérisation, en indiquant que la Diète au Japon avait récemment décidé de multiplier par cent le crédit accordé à sa bibliothèque nationale, à hauteur de 90 millions d'euros pour numériser 900 000 ouvrages en japonais dans les deux ans à venir.
Il a rappelé que le soutien particulier que lui avait apporté l'ancien président de la République avait permis de dégager alors une enveloppe budgétaire supplémentaire de 10 millions d'euros par an qui permettait la numérisation de 100 000 à 150 000 ouvrages.
Après des applaudissements nourris des commissaires, un débat s'est engagé.