Intervention de Robert Badinter

Réunion du 16 mai 2006 à 10h30
Réforme des successions et des libéralités — Discussion d'un projet de loi

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

De tels cas surviendront nécessairement, puisqu'un héritier peut être désigné mandataire post mortem. Les autres héritiers, aînés, cadets ou benjamins, en concevront de l'amertume, et on verra ce qui en résultera.

Par ailleurs, si le mandataire post mortem choisi est un tiers à la succession - je prendrai ici, à dessein, le cas où le patrimoine comprend une entreprise -, cela signifie que le de cujus, dont je doute qu'il soit un jeune entrepreneur, entend faire prévaloir au-delà de sa mort, par le mandat qu'il donne, par exemple, au directeur général, sa vision de la conduite de l'entreprise. Les héritiers, s'ils ont des vues différentes sur la façon dont l'entreprise doit être gérée, seront donc liés, même ligotés par la volonté post mortem du défunt. La célèbre formule, si riche de sens, selon laquelle « le mort saisit le vif » prendra alors toute la plénitude de sa signification !

En effet, le défunt, au travers du directeur général, prendra les décisions concernant l'élément essentiel du patrimoine à la place de ses héritiers, afin que la gestion de l'aciérie dont il avait lui-même hérité ou qu'il avait créée se poursuive comme auparavant et ne soit pas réorientée selon des vues qui ne l'auraient pas satisfait, lui, le vieil entrepreneur.

Combien de fois avons-nous été témoins de telles difficultés à l'occasion de règlements successoraux ? Vous croyez introduire de la souplesse, monsieur le garde des sceaux, mais en réalité vous semez les germes de conflits futurs, j'en suis convaincu.

Nous y reviendrons au cours des débats.

Je conçois que le testateur, l'auteur, le de cujus, veuille prévenir les conflits naissants et aider à leur résolution en désignant un mandataire. Il est en effet de notoriété que le moment où intervient l'ouverture de la succession est souvent difficile.

Reste que la durée du mandat ne devrait pas dépasser deux ans, avec possibilité d'une prorogation d'un an maximum, encore que je ne sois pas absolument convaincu de la nécessité de cette prorogation, certainement source de conflits.

En tous les cas, il n'est pas question de placer les héritiers sous la tutelle d'un tiers, quand bien même il aurait été choisi par leur père ou par leur mère, qui gérerait l'entreprise ou les éléments essentiels du patrimoine à leur place. Cela reviendrait à un dessaisissement de fait qui, soyez-en sûrs, engendrerait les plus grands conflits.

Ce n'est pas la tradition du droit français que de faire apprécier la volonté du testateur par le juge, sauf en cas de conflit. Comment voulez-vous que le juge apprécie que le motif est bien « sérieux et légitime » ? Il sera toujours légitime, sauf frivolité d'un testateur trop épris d'un tiers au mariage ! Si le président défunt de la société préfère son directeur général à ses trois enfants qui représentent 90% du capital, au nom de quoi et selon quels critères est-il possible de juger de la capacité de ce mandataire ?

En réalité, le défunt a un pouvoir quasi discrétionnaire, qui lui permet de continuer, d'une certaine manière, à gérer l'entreprise après sa mort. Mais on n'emmène pas ses biens avec soi. Les héritiers en sont les propriétaires : ils les gèrent comme ils le peuvent et comme ils le veulent, avec toutes les conséquences économiques que cela peut avoir.

Je ne suis d'ailleurs pas pessimiste à cet égard. En effet, le plus souvent, c'est bien plutôt la gestion prolongée par un vieil entrepreneur qui entraîne la sclérose de l'entreprise. Or le monde économique évolue très rapidement. Avec ce système de mandat posthume, les héritiers sont privés de la possibilité de changer de cap, ce qui peut pourtant se révéler nécessaire pour l'entreprise.

Sur la question des libéralités, nous sommes d'accord avec la renonciation anticipée à l'action en réduction. Encore faudra-t-il être prudent, mais, sur le principe, cela permettra d'éviter les conflits. S'agissant de la réduction des libéralités, il s'agit d'aller vers une réduction en valeur, plutôt qu'une réduction en nature.

C'est la même chose en ce qui concerne les libertés graduelles et résiduelles. Il faut bien sûr chercher à assurer la conservation en nature des biens de famille - tableaux, meubles notamment -, auxquels les héritiers sont légitimement attachés.

Les donations-partages transgénérationnelles sont absolument nécessaires, parce qu'elles apportent une souplesse souhaitable.

Il reste d'autres questions liées à la quotité disponible du conjoint survivant. Nous remettons bien rapidement l'ouvrage sur le métier, et j'ai l'impression que nous en débattions hier ! Le de cujus peut, au regard de la quotité disponible, avantager le conjoint survivant par rapport aux enfants réservataires d'un premier lit, avec tous les risques de conflit qui en découlent. Mais il n'est pas possible de prévenir tous les conflits, que ce soit avec la loi relative aux droits du conjoint survivant, votée en 2001, ou avec la disposition que l'Assemblée nationale a adoptée. Il faut trouver un équilibre. Sur ce point, il y a beaucoup de divergences de vue entre les uns et les autres ; nous avons pu le constater lors de la discussion au sein de notre groupe.

Je n'irai pas au-delà dans mes commentaires, monsieur le garde des sceaux, laissant à un autre collègue le soin de traiter du PACS.

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