Je souhaite rendre hommage au travail accompli par le précédent rapporteur pour avis sur les crédits de la justice administrative, M. Simon Sutour.
Avec 344,9 millions d'euros en autorisation d'engagement (AE) et 349,4 millions d'euros en crédits de paiement (CP), le budget des juridictions administratives est préservé et continue de bénéficier des efforts engagés les années précédentes. Pour la première année depuis cinq ans, ce budget enregistre une baisse limitée des AE (-0,99 %). Toutefois, les CP progressent de 3,23 % : l'effort budgétaire consenti les années précédentes continue de produire ses fruits, en diminuant progressivement, s'agissant de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) et des investissements immobiliers du Conseil d'État et des juridictions administratives, après les créations des tribunaux administratifs de Montreuil et Nîmes - aucune création nouvelle n'est envisagée.
Les créations d'emplois prévues dans le projet de budget triennal 2011-2013 se poursuivent avec la création de 90 ETPT de magistrats en trois ans. Les 50 recrutements prévus pour la CNDA ont été anticipés, ce que notre président développera sans doute dans son rapport pour avis sur les crédits de l'asile.
La justice administrative bénéficie de conditions budgétaires plus favorables que les juridictions judiciaires. En effet, un arbitrage interministériel du Premier ministre du 25 mai 2005, reconduit depuis, a conclu que les programmes « Conseil d'État et autres juridictions administratives » et « Cour des comptes et autres juridictions financières » bénéficieraient de modalités budgétaires particulières et ne seraient pas affectés par les mises en réserve de crédits. Le Conseil d'État est donc exonéré de mise en réserve de crédits en début de gestion, contrairement aux juridictions judiciaires.
Les frais de justice administrative sont d'un faible montant : 11 millions d'euros au total contre plus de 400 millions pour la justice judicaire. Il s'agit à 90 % de frais postaux. On constate qu'en dépit de l'importance du contentieux des étrangers dans le contentieux administratif, les dépenses de traduction et d'interprétariat devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel ne sont que de 440 000 euros.
Si la nature écrite de la procédure peut expliquer, pour les contentieux ordinaires, qu'il ne soit pas fait recours à un interprète, l'explication ne vaut pas pour certains contentieux de l'urgence, dont ceux, par exemple, des reconduites à la frontière ou des référés libertés, où les explications orales de l'intéressé peuvent être nécessaires. Il semble qu'en ces matières, pour une large part, le demandeur ne participe pas aux débats, l'avocat s'exprimant à sa place.
Une réflexion pourrait utilement être conduite pour examiner la nécessité ou non de prévoir un plus ample recours à l'interprétariat devant le juge administratif, notamment dans le contentieux des étrangers, et en évaluer l'impact éventuel.
On constate une progression continue du contentieux, due à certains contentieux particuliers
Comme l'a rappelé le vice-président du CE, M. Jean-Marc Sauvé : « l'augmentation du contentieux est une constante de la juridiction administrative depuis ses origines. Mais elle a pris, au cours des dernières décennies, une ampleur considérable : 20 000 requêtes avaient été enregistrées en 1970 ; plus de 172 000 l'ont été en 2009. Depuis une quarantaine d'années, le contentieux administratif augmente en moyenne de 6 % par an et il double presque tous les dix ans ».
Cette inflation constante du contentieux administratif a justifié les importants efforts budgétaires engagés pour créer de nouvelles juridictions et augmenter les effectifs de magistrats et de personnels. Ces efforts ont payé et permettent aujourd'hui à la justice administrative de présenter des délais de traitement acceptables.
En appel, alors que le contentieux est passé en 10 ans, de 16 000 affaires à 27 000, le délai prévisible de jugement est passé de près de 3 ans à 1 an. En première instance, alors que le contentieux est passé en 10 ans, de 113 000 affaires à 175 000, le délai prévisible de jugement est passé d'un an et 8 mois à 11 mois.
En revanche, pour les affaires dites « ordinaires », c'est-à-dire hors référés et ordonnances, le délai moyen constaté de jugement en 2010 est revenu au niveau de 2007, à 2 ans 2 mois et 15 jours. Ce mauvais résultat manifeste la difficulté que rencontrent les tribunaux administratifs, de plus en plus sollicités par des contentieux courts qui se multiplient, à traiter les affaires ordinaires.
Sur les dix dernières, les contentieux les plus inflationnistes, en volume et en pourcentage de progression, sont le contentieux des étrangers qui représente ¼ du contentieux en première instance et ½ en appel (+ 671 % en appel et + 128% en première instance) et celui de la police, dont le permis de conduire, qui représente 4 % du contentieux d'appel et 10 % du contentieux de première instance (+ 200 % en appel et + 195 % en première instance).
L'alourdissement programmé du contentieux administratif suscite une certaine inquiétude.
Les causes anciennes de l'inflation du contentieux continuent de produire leurs effets, qu'il s'agisse des modifications récentes intervenues dans le contentieux des étrangers, du logement avec l'instauration du droit au logement opposable, du revenu de solidarité active, de la commande publique ou encore l'impact de la question prioritaire de constitutionnalité ...
Certaines réformes vont atteindre un nouveau palier : au 1er janvier 2012, le recours devant le juge administratif prévu dans la loi DALO sera ouvert à toutes les personnes reconnues prioritaires par les commissions de médiation. Cet impact n'a pas encore été évalué.
La loi du 16 juin 2011 relative à l'immigration a reporté l'intervention du juge des libertés et de la détention d'un délai de quarante-huit heures après le début de la rétention à un délai de cinq jours. En pratique, l'intervention du juge des libertés et de la détention et celle du juge administratif se trouvent donc inversées, ce qui aura deux conséquences :
- le juge administratif sera saisi plus fréquemment qu'actuellement ;
- il sera saisi de questions plus nombreuses qu'aujourd'hui (le principe même de l'éloignement de l'étranger ; le cas échéant, l'absence de délai de retour volontaire qui lui est laissé ; le choix du pays de sa destination ; le bien fondé de son placement en rétention ; l'infliction d'une interdiction de retour...).
Or, l'impact contentieux de cette mesure n'a fait l'objet d'aucune évaluation dans l'étude d'impact. Il faudra suivre cette question avec attention.
Les réponses apportées à l'augmentation programmée du contentieux seront-elles suffisantes.
Jusqu'à présent la réponse apportée à l'inflation du contentieux a mobilisé trois leviers : budgétaire avec la création de juridictions et l'augmentation des effectifs), humain et organisationnel avec l'élévation de la productivité des magistrats et la valorisation indemnitaire, et, enfin, procédural avec la simplification des procédures et le développement des modes alternatifs de règlement des litiges.
Or, deux de ces leviers semblent aujourd'hui bloqués : le levier budgétaire, en raison du contexte financier général ; le levier humain et organisationnel, parce qu'on a atteint un seuil dans l'intensification du travail. Aujourd'hui, les conseillers d'un tribunal administratif traitent en moyenne 268 dossiers par an contre 219 en 2000.
Il ne reste plus que le levier procédural. Cependant, cette piste n'est elle-même pas sans présenter quelques risques. En effet, la procédure garantit le droit. Si tout allègement ou simplification ne préjudicie pas forcément aux droits du justiciable, c'est toujours à cette aune qu'il convient de l'évaluer, avant même de considérer l'économie qu'il permettrait de réaliser.
Les solutions envisagées peuvent susciter, pour certaines, des interrogations.
La dispense de conclusions du rapporteur public prévue dans la loi de simplification présente deux particularités : le choix des matières relèvera du pouvoir réglementaire et pourra porter sur d'autres contentieux que ceux de l'urgence ; la dispense est optionnelle et doit être demandée par le rapporteur public lui-même et acceptée par le président de la formation de jugement.
Cette réforme suscite l'opposition des syndicats de magistrats qui craignent qu'elle serve à la gestion des flux contentieux et qu'il y ait une pression exercée sur les rapporteurs publics pour qu'ils demandent la dispense.
Les inquiétudes qui s'expriment, alors que la liste des matières concernées n'est toujours pas connue, sont légitimes. Elles ne s'apaiseront que si la pratique démontre l'intérêt du dispositif et son innocuité. Pour cette raison, cette réforme appelle à un suivi minutieux.
Le vice-président du Conseil d'État a engagé une réflexion sur la création d'une action collective en droit administratif. L'instauration d'une telle action serait de nature à donner au juge comme aux parties un outil procédural adapté au traitement du contentieux proprement sériel, comme le contentieux fiscal, qui pose actuellement à la justice administrative des difficultés spécifiques. Le Gouvernement n'a cependant pas encore pris position sur cette question, qui reste ouverte.
Une piste semble aujourd'hui fermée : l'extension du nombre de contentieux jugés à juge unique.
En principe le juge administratif statue en formation collégiale, après présentation des conclusions du rapporteur public. Toutefois, certains contentieux présentent des caractéristiques qui ont conduit à apporter, pour leur traitement, une exception à ce principe et à prévoir qu'ils soient examinés par un juge unique. Ce transfert de contentieux à un juge unique a constitué un des éléments importants pour permettre aux juridictions de faire face à l'inflation du contentieux.
Cette solution pose aujourd'hui une question : est-il encore possible d'augmenter le nombre des contentieux jugés par un juge unique sans porter une atteinte préjudiciable aux droits des justiciables concernés ?
On constate qu'aujourd'hui, un seuil est sans doute atteint en la matière : 2/3 des affaires jugées devant les tribunaux administratifs le sont par un juge unique, qu'il s'agisse de référés, d'ordonnances de rejet ou de contentieux spécifiques.
En outre, les syndicats dénoncent le fait que les contentieux dits « sociaux » sont soumis à un juge unique (DALO, contentieux des étrangers, contentieux des résidences mobiles...)
Une réflexion est engagée, en coordination avec la réforme sur la dispense de conclusions du rapporteur public, pour revisiter la répartition des contentieux selon quatre catégories : 1) formation collégiale sans dispense de conclusions possible, 2) avec dispense, 3) juge unique sans dispense de conclusion, 4) juge unique avec dispense.
Les propositions qui seront faites dans ce cadre auront-elles pour objet de restreindre la liste des contentieux soumis à juge unique et dispensés de conclusions du rapporteur public ou bien au contraire de l'étendre ? Préserveront-elles les droits des justiciables ou bien priveront-elles certains de la garantie supplémentaire que constitue le rapporteur public ? Ce projet de réforme appelle un suivi attentif et vigilant.
En conclusion, compte tenu des efforts engagés les années précédentes, qui se poursuivent dans ce budget, je vous propose de donner un avis favorable à l'adoption des crédits de la justice administrative, en appelant toutefois à une certaine vigilance pour l'avenir en raison des incertitudes relatives à la progression programmée du contentieux, dont on ne mesure pas encore l'impact.