Nous voici parvenus à l'un des points les plus intéressants, probablement même le plus novateur des dispositions qui nous sont soumises, à savoir l'introduction, dans le droit français des successions, de principes qui lui sont complètement étrangers, à la faveur de la création de ce que l'on appelle le « mandat posthume ».
Je me suis déjà exprimé sur ce sujet, mais permettez-moi d'y revenir.
Prenons le cas d'un chef d'entreprise qui gère sa propre affaire depuis très longtemps. Afin que sa volonté puisse continuer à s'exercer après son décès, il peut choisir un mandataire en qui il a confiance. Ainsi, sans même en informer ses héritiers, ou sans que ces derniers approuvent sa décision, il peut rédiger un mandat notarié, ce qui garantit l'excellence de la forme, en indiquant pour quels motifs, qu'il considère, lui, sérieux et légitimes, la gestion de son entreprise doit être confiée soit à l'un de ses héritiers, soit à un tiers, voire, ce qui est extraordinaire, à une personne morale.
L'introduction du mandat posthume constitue une innovation, car elle contredit certains principes de notre droit. Permettez-moi de les rappeler rapidement.
Tout d'abord, selon la règle générale du droit des successions qui concerne les personnes physiques, le mandat donné par le mandant s'éteint avec lui. Ici, il commence avec sa mort.
Ensuite, s'agissant des principes énoncés dans les articles 720 à 724 du code civil, on évince de facto la saisine des héritiers.
J'ajoute que le mandat peut être confié à l'administration d'un tiers pour une longue période, cinq ans dans la dernière version de la commission des lois, qu'il est prorogeable indéfiniment, et que le projet de loi prévoit que cette disposition pourra s'appliquer à un certain nombre d'autres biens. On peut dès lors se demander ce qu'il adviendra des héritiers réservataires qui doivent avoir le bien libre de toute charge.
Enfin, l'introduction d'un tiers dans la succession peut se faire sans l'accord des héritiers et sans qu'ils en soient informés. Ce n'est pas une conséquence de leur éventuelle mésintelligence, cela s'apparente plutôt au personal representative, propre au droit britannique.
J'ai déjà eu l'occasion d'exprimer les interrogations et même les inquiétudes que suscite cette disposition. Pour illustrer mon propos, je prendrai l'exemple simple et concret d'un chef d'entreprise qui a trois fils travaillant avec lui.
Un de ces fils, pour des raisons qui lui sont personnelles, partagent les vues de son père sur l'avenir de l'entreprise. Les deux autres veulent passer à d'autres technologies ; nous sommes dans un temps où tout va vite et où, chacun le sait, la concurrence est rude.
Dans cet exemple, il s'agit du rapport entre les héritiers. Le père pourra décider de donner le mandat de gestion à celui de ses héritiers qui partage ses vues. Bien que les deux autres enfants représentent 60 % des actions, qu'ils soient majoritaires, c'est le minoritaire qui sera le maître de l'affaire.
Toute autre forme de restructuration, de fusion est impossible. Un des héritiers, par la volonté de son père, devient majoritaire. Le père pourra certes justifier sa décision en écrivant qu'il est, lui semble-t-il, plus sérieux, plus compétent, plus légitime. Croyez-vous que le juge sera à même de décider quelle politique économique doit être choisie par une entreprise, surtout s'il s'agit d'une entreprise de pointe ? Allons donc !
Dans l'hypothèse où c'est un tiers qui recevra le mandat, la situation sera encore plus singulière. Il peut s'agir du directeur général, qui aura su obtenir la confiance de son patron durant les dernières années. C'est à lui que le de cujus pourra léguer son affaire alors que ses trois fils travaillent dans l'entreprise. Vous me rétorquerez sans doute que les héritiers peuvent vendre et que, dès lors, le mandat s'arrête de lui-même. Certes, mais ils seront alors contraints de vendre. Et qui achètera ? Et dans le cas où l'un des fils reçoit le mandat, la vente est impossible, puisqu'il faut l'accord de tous les héritiers et qu'un suffirait pour s'y opposer.
Ainsi, pour un avantage que l'on espère, on va créer, entre les héritiers, dans le cas du choix d'un mandataire post mortem, des ressentiments et des difficultés extrêmes.
Et s'il s'agit d'un tiers, on contredit le principe simple qui veut que l'on n'emporte pas ses affaires avec soi. Lorsque l'on s'en va, quand l'heure est venue, les biens appartiennent aux héritiers. A eux de s'entendre, de s'inspirer de l'exemple paternel pour aller de l'avant. Mais on ne confie pas à un tiers de son choix la gestion d'un patrimoine qui appartient à cet instant-là à des héritiers et qui, par conséquent, doit être géré selon leur volonté, conformément aux principes du droit civil et du droit commercial.
Lorsque les héritiers sont des mineurs ou des majeurs incapables, une forme de protection existe. Il y a des exécuteurs testamentaires et, le cas échéant, un administrateur judiciaire peut être nommé. Mais il s'agit-là de cas particuliers.
D'une manière générale, cette innovation sera source de contentieux extrêmement durs. Et ce n'est certainement pas, contrairement à ce que vous souhaitez, monsieur le garde des sceaux, la voie ouverte à la meilleure sauvegarde des entreprises.