Pour observer depuis longtemps les inégalités de genre dans le sport, voire les discriminations, je me réjouis de voir votre délégation s'intéresser à ce sujet.
Le sport est un terrain privilégié pour observer les inégalités entre sexes, les rapports sociaux de sexe et la catégorisation de la féminité et de la masculinité. Omniprésent dans la vie quotidienne, c'est une pratique sociale et culturelle dotée d'enjeux importants. Ce que j'appelle « la preuve Jeannie Longo », soit l'existence de quelques femmes sportives fortement médiatisées, comme Amélie Moresmo et Marie-José Perec, dont certaines sont devenues ministres, telle Chantal Jouanno, donne l'impression trompeuse d'une égalité. De fait, bien qu'il n'existe plus d'obstacles réglementaires, la proportion de femmes par rapport aux hommes, habituellement de 52 pour 48, tombe à 35 femmes pour les licenciés et les sportifs de haut niveau. En outre, elles représentent seulement 14 % des conseillers techniques, 10% des entraîneurs nationaux, 5 à 10 % des journalistes sportifs et 30 % des étudiants de la filière universitaire « Sciences et techniques des activités physiques et sportives », chiffre en décroissance. Enfin, sur les 144 présidents de fédération, on compte quelques femmes. Le sport est un monde où la sous-représentation des femmes est persistante, plus encore qu'en politique ou dans le monde du travail parce qu'il implique l'engagement du corps, et donc la sexuation ; c'est un lieu de la culture masculine, de la formation des hommes et du masculin. Depuis les années 1980, le sport féminin s'est développé, tout particulièrement les pratiques de loisir, d'entretien et d'esthétisation. De plus en plus de femmes pratiquent, mais pas toutes : plus de 90 % des femmes cadres pratiquent un sport, contre seulement deux tiers des ouvrières. Cela tient à une question de rapport au temps et au corps, plus que de temps disponible. En outre, plus le sport est codifié, encadré, moins il y a de femmes. Sur 100 compétiteurs en France, on compte 25 femmes, un invariant depuis vingt ans. La part des femmes dans les licenciés montre une division horizontale du travail sportif : elles sont seulement 2 % dans le foot, le rugby et la boxe. En fait, les seules disciplines où elles soient représentées à proportion sont les sports de glace, les sports équestres, la gymnastique et la natation. Alors qu'elles peuvent tout faire, demeurent des sports dits « féminisants », d'autres dits « virilisants ».
Pourquoi cette durable sexuation ? Il faut se référer à la division sexuelle horizontale de toutes les formes de travail. Les métiers ont un sexe, le travail domestique aussi. Plus un sport (de même un métier) requiert de l'engagement physique, de la force, du travail dans les grands espaces, une prise de risque, l'utilisation d'un moteur, plus il sera virilisant parce que s'y construit symboliquement la masculinité. La sexuation du sport est également liée à la représentation de la féminité et des catégories du féminin et du masculin. Certains sports sont donnés comme incompatibles avec le modèle de la féminité, par exemple le rugby. Le spectre de la virilisation, de la femme virile, qui a hanté autrefois la venue des femmes dans de nombreux métiers de l'espace public, habite encore le sport. D'où l'étiquetage d'homosexualité pour celles qui transgressent l'ordre social de genre ; les commentaires sur leur apparence - trop musclées, trop performantes, trop grosses ; pas assez ceci, pas assez cela - et la suspicion jetée sur leur identité sexuée. Le test de féminité, utilisé pour la première fois dans les années 1960 et jusque dans les années 2000, continue d'être pratiqué : dernier exemple en date, la sportive Caster Semenya en 2009. Or, en quarante ans, jamais un cas d'homme déguisé n'a été détecté !
La vraie question est celle, douloureuse et très complexe, des intersexués. Si les sportives de haut niveau sont peu féministes, l'affirmation de leur pratique dans des sports réputés masculins participe, « à l'insu de leur plein gré », à la reconnaissance de féminités plurielles. Est ainsi mis en question « l'éternel féminin » de la femme gracieuse, esthétique... Les médias entretiennent cette durable sexuation : on y fait peu d'espace au sport féminin, sinon pour montrer les patineuses et les gymnastes quand le cyclisme, le football, la moto et le rugby masculin occupent l'espace du sport sur les chaînes gratuites. Les journalistes mettent en avant l'apparence plutôt que la performance des sportives quand ils parlent, pour les hommes, de ce qu'ils font et non de ce qu'ils sont. Depuis la fin des années 1970, on nous sert le même argument : « le sport féminin se vend mal » - comprendre : les minutes publicitaires. Les sportives peinent à résister à cette tendance lourde à la sexualisation de leur image. Poses glamour et tenues moulantes sont devenues indispensables pour se vendre. Au niveau international, des joueuses de basketball ont été sanctionnées pour avoir voulu porter des tenues confortables comme les hommes, et non des tenues moulantes ! Autre cause, la forte résistance des institutions et de l'encadrement. Un joueur de rugby me disait récemment ne pas comprendre qu'une femme puisse pratiquer ce sport. Les arbitres féminines de foot masculin sont rarissimes. La part des femmes dans les comités directeurs est, pour le moins, réduite. Les objectifs fixés par le CIO et le comité national olympique et sportif français ne sont pas atteints. Le volontarisme imposé est peu actif en la matière.
La place des femmes dans le sport se mesure à l'aune de leur place dans une société. Les pays du Golfe, l'Iran ou l'Arabie saoudite sont des pays sans femmes sportives dans les délégations olympiques ; pays qui connaissent une ségrégation des sexes pour la pratique sportive. Le CIO a cautionné la tenue des Jeux panislamiques, ce qui me semble problématique.
Y a-t-il des changements intergénérationnels ? Moins que ne le croient les jeunes. Vers sept ans, les petits garçons suivent des cours de judo, les filles de danse. Le coût de la transgression de l'ordre social de genre est d'ailleurs plus élevé pour les garçons. La dernière enquête sur les jeunes et le sport, publiée en 2003, montre que les filles abandonnent la pratique sportive ; j'observe que cela se produit en même temps qu'elles se détournent des matières techniques et scientifiques... En terminale, seules 10 % des filles sont licenciées et pratiquent la compétition. Le poids de la position sociale des familles joue : plus les enfants sont issus de familles où le capital scolaire est élevé, plus ils pratiquent le sport. Cela joue en faveur des filles ; à l'opposé les moins sportives sont les filles de LEP et sont d'origine populaire le plus souvent.
Quels sont les leviers d'action ? « Il faut attendre un changement des mentalités, on n'y peut rien », entend-on souvent dire. Je crois, au contraire, que les actions volontaristes ont prouvé leur efficacité. Laisser faire le temps, la culture, c'est favoriser la reproduction. S'agissant du rapport au monde, la socialisation sexuée est toujours très opérante. Voyez les jouets : on offre aux petits garçons des jeux roulants, des camions de pompiers, des grues ; aux petites filles des jouets statiques qui les préparent à leur futur rôle de mères au foyer. Tout se passe comme si le message était le suivant : aux garçons, partez découvrir le monde ; aux filles, restez à la maison auprès de vos mères dans la sécurité. Il faut former les enseignants à la dimension sexuée de la scolarité et des activités sportives. Il ne suffit pas de vouloir, comme l'affirme la ministre dans le film « La Journée de la jupe ». Encourager les enfants à pratiquer une activité habituellement dévolue à l'autre sexe améliore les représentations sexuées, de même que montrer des modèles atypiques. J'avais lancé le défi de montrer des joueuses de rugby et de foot au Sportel de Monaco. Hélas, il n'a pas été relevé ; or, rendre visibles des femmes sportives, des femmes politiques ou ingénieurs, les nommer, c'est montrer que l'accès à ces activités est possible pour les femmes.
Pour conclure, je veux signaler d'autres obstacles insidieux, par exemple la rebiologisation du social comme « effet pervers » des recherches par les imageries par résonance magnétique, la discrimination positive et l'apartheid dans le club de sport - les clubs « lady fitness » ou les horaires réservés - au prétexte d'un meilleur confort des femmes dans le sport.