Le Président de la République a donc soi-même nommé le président de France Télévisions pour en finir, dit-il, avec l'hypocrisie de la nomination par le CSA. Mais solliciter l'avis du CSA et des commissions des affaires culturelles des assemblées, qui ne pourraient s'opposer qu'avec une majorité des trois cinquièmes de ses membres c'est, quand on sait le poids de l'UMP, remplacer une hypocrisie par une autre.
Pire, le Président de la République peut révoquer, sans notre avis, le nominé. L'autoritarisme relaie l'hypocrisie : « les choses doivent être claires, il y a un actionnaire, cet actionnaire nomme le président », nous dit M. Sarkozy. C'est le pouvoir-entreprise, nommant le président de sa filiale France Télévisions-entreprise. En redemandez-vous ? « Les médias ne sont ni des alliés ni des adversaires, ils n'ont ni coeur ni raison. Ils sont comme des chaudières : si vous êtes celui qui met du carburant, vous existez. » Et nous, nous n'existons plus. C'est le monde à l'envers, le cheval sur le jockey. C'est la dépendance absolue ; la « maison tenue », dirait M. Sarkozy.
Avec mes collègues du groupe CRC-SPG, nous n'en sommes pas. Ce développement républicain ne vous vise pas, monsieur Pflimlin, comme il ne visait pas, naguère, M. Hess. Ce sont les conditions de votre nomination qui ne passent pas. Elles sont à craindre, et par vous, au premier chef. Voyez votre homologue de Radio France : c'est pourtant bien le même homme qui fut naguère licencié puis qui, nommé à la tête de l'établissement, vient de licencier à son tour deux « irrespectueux » qui font pourtant, comme disait Roger Vailland, la « singularité » d'être Français. A opéré là comme une main invisible, qui transforme une belle pensée professionnelle en mauvais acte...
Le marché n'est pas un état de nature, mais une pure construction de la société, dit Karl Polanyi. Je ne désespère donc pas : nous ne sommes pas à la fin de l'histoire de la télévision publique française. Au cours du débat roboratif sur le texte de loi de M. Sarkozy, nous avons emporté quelques atouts, qu'il s'agira d'abattre à bon escient. Le premier est dans la décision du Conseil constitutionnel, qui, le 3 mars 2009, a jugé que la suppression de la publicité devait être compensée chaque année, sous peine d'affecter l'indépendance de la télévision publique. Or, le financement de France Télévisions n'est pas assuré. Le moratoire que vous avez évoqué devant le CSA ? Je vous suis, s'il est pour tout de suite : le rapport de la Cour des comptes, d'octobre 2009, a souligné la fragilité de la situation prévisionnelle du groupe ; l'opposition de l'Europe sur les taxes votées est à craindre ; la Cour des comptes, encore, va jusqu'à évoquer la révision du périmètre de France Télévisions, rejoignant M. Sarkozy qui prônait, en 2001, dans son livre Libre, la privatisation d'Antenne 2 ; M. Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence, en réclamant une loi pour réguler la télévision à péage, contre la position dominante de Canal +, invite enfin à se poser la question : n'envisage-t-on pas de transformer l'une des chaînes de France Télévisions en chaîne à péage ?
Il ne reste au service public que deux solutions pour trouver de l'argent : augmenter la redevance, qui pèserait plus lourd sur les gens modestes - impossible en ces temps de crise - ou faire payer des services, comme le fait la BBC, mais pour des recettes limitées.
Hors l'avis du Conseil constitutionnel, qui doit nous aider à garantir l'indépendance de la télévision publique, il est aussi un arrêt du Conseil d'État, du 11 février 2010, qui déclare illégale l'intervention du pouvoir dans la vie du conseil d'administration de France Télévisions. L'ancienne direction l'a utilisé lorsque le pouvoir, laissant pressentir une collusion d'intérêts, a voulu imposer la vente de la régie publicitaire.
Nous avons donc dans les mains deux atouts. « La pensée avant d'être oeuvre est trajet », disait Henri Michaux ; encore faut-il de « faute de soleil, on sache mûrir dans la glace ».
France Télévisions, dont on aime l'histoire, même tumultueuse, oeuvre de ses personnels professionnels, a permis à nos concitoyens d'atteindre ce qu'ils croyaient leur être interdit. La presque totalité des Français regarde la télévision : elle a besoin d'un avenir à la hauteur de la place qu'elle a prise dans les pratiques quotidiennes. Elle a besoin, outre d'un président élu par son conseil d'administration, d'une équipe professionnelle n'ayant de comptes à rendre qu'au conseil, comme le préconise la proposition de loi du groupe CRC-SPG, qui lui tend la main. Elle a besoin de programmes riches de leur diversité et de leur pluralisme, d'un développement audacieux et innovant de la création, utilisant aussi les possibilités de production interne. Elle a besoin, enfin, de rédactions autonomes chargées de l'information. Les personnels devraient bénéficier de droits et de responsabilités accrus dans les organismes de gestion. Les statuts et les conventions collectives doivent marquer des progrès, à étendre à tout l'audiovisuel. La modernisation, aussi, est nécessaire, mais pas seulement dans le global média, ce qui suppose un effort de recherche. Les budgets doivent être garantis sur une durée d'au moins cinq ans. Les téléspectateurs doivent être associés à la politique de France Télévisions. La diversité des territoires, depuis le local jusqu'à l'international, doit être prise en compte.
Ces orientations osent se libérer des seules règles d'un jeu qui ne serait qu'économiquement profitable et socialement tolérable, pour nous mettre à l'heure de la conscience et de l'inaccoutumance, pour que l'esprit des affaires cesse de l'emporter sur les affaires de l'esprit.