Après avoir remercié Mme Marion Guillou, présidente de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), et M. Philippe Le Cacheux, directeur du département des études à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), tout deux associés à ses travaux, M. Philippe Godin a souligné que le sujet qu'il avait eu à traiter était à la fois intime et mondial : « nous sommes ce que nous mangeons, l'humanité est ce qu'elle mange », a-t-il indiqué. Il a rapporté avoir effectué de nombreuses auditions d'acteurs de tous niveaux et tenté de réaliser une étude étayée d'éléments facilement accessibles à tout un chacun et délibérément tournée vers l'action. Explicitant le titre qu'il avait donné à son étude -Agriculture : nature ? Alimentation ? Santé ? Energie ?- et le sous-titre -A quoi pensez-vous quand vous poussez votre caddie ?-, il a ensuite énuméré brièvement le sujet de chacun de ses sept chapitres : la description du système alimentaire français, les forces naturelles auxquelles se trouve soumise l'agriculture, les cadres de contrainte internationaux et régionaux qui la régissent, la différenciation des agriculteurs et des types d'agriculture dans le monde, la place des industries de transformation et du secteur de la distribution, la description du consommateur-citoyen et les marges de décision futures.
Abordant tout d'abord le complexe agroalimentaire national, il a souligné qu'une majorité des 4 millions de personnes qu'il occupe ne relevait plus directement du monde agricole et agroalimentaire, 52 % appartenant en effet aux secteurs de la distribution, de la restauration hors domicile et d'autres services. Il a noté le passage du stade agro-industriel, où la valeur ajoutée est essentiellement produite par le secteur industriel, au stade agro-tertiaire, dès lors qu'une part majoritaire de la consommation de produits agricoles et agroalimentaires s'effectue à l'extérieur du domicile. Puis il a fait remarquer que les valeurs ajoutées respectives des filières agricole et agroalimentaire s'étaient équilibrées dès 1993 en France, date à laquelle seulement 20 % de la consommation avait lieu hors foyer, ajoutant qu'elle représentait déjà 50 % aux Etats-Unis à la même époque.
Evoquant ensuite les contraintes naturelles pesant sur l'agriculture, il a longuement insisté sur les évolutions démographiques constatées depuis un demi-siècle. Soulignant que le taux d'accroissement de la population mondiale avait commencé à diminuer en 1960 et qu'un pic démographique, estimé à 9 milliards d'humains, serait atteint au milieu de ce siècle, il a replacé l'évolution du secteur agricole au sein de cette période 1960-2050, initiée par le traité de Rome, en 1957, et les premières lois d'orientation agricole, au début des années 60, ajoutant que l'on se trouvait aujourd'hui en son milieu et qu'il était possible d'avoir une vision prospective pour les 45 années à venir. Il a fait observer que les diverses régions du monde seraient soumises à des pressions démographiques très différentes d'ici le terme de cette période, celle de l'Afrique subsaharienne quintuplant et celle de l'Asie doublant, tandis que la pression avait déjà commencé à diminuer en Europe. Il a indiqué, par exemple, que l'espace reliant la Palestine au Sénégal ne serait plus jamais autosuffisant d'un point de vue alimentaire. Constatant que la simple prolongation des courbes d'évolution de la population agricole nationale faisait anticiper sa disparition de cette dernière dès 2017, il a nuancé cette projection théorique et affirmé que la France aurait encore des agriculteurs à cette date. Il a néanmoins souligné que ces agriculteurs ne seraient plus issus de familles paysannes, ce dont il a déduit de probables difficultés en matière de succession et de formation.
Après avoir indiqué que le cadre naturel de l'agriculture dépendait de l'évolution du climat, de la disposition en eau et de la production d'énergie, il a souhaité insister sur les contraintes institutionnelles la régissant à l'échelle internationale et communautaire. Il a estimé que les personnalités intervenant à l'occasion des négociations agricoles au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ne possédaient pas de connaissances précises sur l'agriculture, et jugé néfaste une libéralisation intégrale des échanges dans ce secteur. Mettant en exergue les différences considérables de productivité entre les diverses agricultures du monde, variant de 1 à 1.000, ainsi que le faible pouvoir d'achat d'une importante fraction de la population mondiale, dont la moitié vit avec moins de deux dollars par jour, il a prôné le développement de l'innovation et de l'activité internationale, à travers des exportations ou des investissements à l'étranger. Considérant que l'agriculture, d'une nature particulière, ne devait pas faire l'objet des mêmes discussions que les produits industriels à l'OMC, il s'est interrogé sur l'avenir du cycle de Doha, estimant que la libéralisation absolue des marchés agricoles n'était pas productrice de valeur. Faisant référence au Mouvement pour l'organisation mondiale de l'agriculture (MOMA), qu'il a décrit comme une initiative porteuse d'un modèle nouveau de gouvernance mondiale en matière agricole à l'échelle internationale, il a indiqué que ce mouvement souhaitait la mise en place d'une agence de notation mais n'avait pas pour vocation de se substituer aux institutions de l'OMC.
Rappelant que la politique agricole commune (PAC) constituait la seule politique intégrée à l'échelle européenne, il s'est étonné de ce que certains pays membres choisissent de se passer de ministre de l'agriculture. Soulignant que l'Europe s'était construite sur un socle agricole, il a mentionné la date du 1er décembre 2006, à laquelle est intervenu pour la première fois le versement des droits à paiement unique (DPU). Observant que la population agricole, qui constituait 30 % de la population active française en 1950, n'en représentait aujourd'hui plus que 3 %, il a fait référence à l'important exode rural que connaît la Chine et à la volonté de ses dirigeants de maintenir un taux de croissance élevé en vue de l'absorber.
Se disant d'avis que l'agriculture devenait d'autant plus importante qu'il y avait de moins en moins d'agriculteurs, il a considéré que la « révolution verte » risquait de ne pas être suffisante à elle seule pour s'ajuster à l'évolution des besoins d'ici à 2050. Craignant que les dommages portés à l'écosystème atteignent un point de non-retour, il a souligné le caractère « fini » de la planète, ainsi que des systèmes de production agricole. Faisant état de l'incertitude du monde agricole, mais également de la société tout entière, quant à l'évolution souhaitable de la physionomie de l'agriculture, il s'est demandé si l'avenir devait être centré sur l'acte de production, sur l'activité de transformation, sur les services ou bien sur des éléments identitaires. Retraçant un double mouvement consistant, pour certaines coopératives, à se tourner vers l'aval et pour certains industriels de l'agroalimentaire à se tourner vers l'amont, il a cité comme exemple la stratégie suivie par le groupe Danone pour se rapprocher de ses fournisseurs tout en continuant de communiquer activement vers le grand public. Il a fait état de l'extrême hétérogénéité du secteur industriel français en matière agroalimentaire, qu'il a illustrée par la variation des chiffres fournis par l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA) quant à son périmètre. Il a observé qu'un très petit nombre de très grandes entreprises représentait l'essentiel de sa valeur ajoutée, tandis qu'un très grand nombre de petites (TPE) et moyennes (PME) entreprises fournissait le reste. Il a appelé l'attention sur les dangers de paupérisation que la forte concurrence animant le secteur de la grande distribution laissait entrevoir, soulignant son extrême concentration, la grande diversité de ses acteurs et leur fragilité face à leurs concurrents étrangers, au premier chef desquels le groupe américain Wal-Mart.
Evoquant ensuite la figure du consommateur, sous sa double fonction de « mangeur » et de citoyen, il a fait valoir que l'alimentation - « acte vital » - n'était pas garantie pour 850 millions de personnes dans le monde. Mentionnant l'importance du développement d'une agriculture urbaine, il a décrit les grandes tendances de l'évolution de l'alimentation, telles que l'importance croissante de la restauration hors domicile et de la consommation de produits gras et sucrés, du fait du coût relativement faible de leurs principaux composants. Mettant en évidence les conséquences néfastes d'une telle évolution en termes de santé publique, il a redouté que les dépenses épargnées au niveau alimentaire soient plus que compensées par un accroissement des dépenses en matière sanitaire.
Il a insisté sur la nécessité d'une mobilisation rapide et efficace, dont il a tracé quelques pistes. Soulignant l'effort à fournir en matière de recherche, il a mentionné le programme de travail de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) pour les années à venir, basé sur le triptyque agriculture-alimentation-environnement. Evoquant l'importance de la contribution du secteur primaire à la réduction des gaz à effet de serre, il a regretté que l'agriculture, pas plus que le secteur des transports, n'aient accès au marché international du carbone qui permet à des pays ayant épargné des unités d'émission de CO2 de vendre cet excès à ceux ayant dépassé leurs objectifs d'émission. Relatant l'indécision du monde agricole quant aux types de productions à valoriser à l'avenir, il a mis en relief un continuum entre le secteur de la production, dont de plus en plus d'exploitations prennent la forme et atteignent la taille de véritables entreprises, et celui de la transformation, constitué pour l'essentiel de TPE et PME.
Puis il a évoqué quelques échéances significatives du demi-siècle à venir pour l'évolution de la filière agricole :
- 1er décembre 2006 : premier versement des DPU ;
- 2007 : autorisation de la consommation d'huiles végétales pures comme biocarburants pour les exploitants agricoles, communication d'un rapport d'étape sur l'application de la loi Dutreil sur les PME ;
- 2008 : révision du protocole de Kyoto ;
- 2013 : fin de l'actuelle PAC ;
- 2013 : terme prévu pour la réalisation des objectifs du Millenium et le plan national biocarburants ;
- 2020 : les deux tiers de la population européenne devraient, selon les projections de la Commission européenne, être menacés d'obésité ;
- 2040 : l'âge moyen du cinquième de la population française devrait dépasser 60 ans ;
- 2050 : la population mondiale atteint 9 milliards d'habitants.
Pour conclure, il a souligné que le concept de « développement durable » devait être bien compris dans ses trois différentes composantes, économique, sociale et environnementale. Il a comparé la PAC à une « oasis » qui avait jusqu'à aujourd'hui permis de nourrir la France et l'Europe et dont il faudrait sans doute abaisser les protections, sans toutefois les éliminer totalement, et considéré que seules des constructions régionales d'un type similaire permettraient aux différents espaces accusant un retard de développement de le combler sans pour autant perturber nos échanges commerciaux. Il a insisté sur la nécessité de pratiquer à l'avenir des agricultures « éco-intensives ».