Le colonel François de Lapresle, responsable de la sous-direction « politique prospective de défense » de la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la défense, a tout d'abord indiqué que le sujet des SMP était réapparu il y a plus de dix ans de façon plus ou moins polémique sur la scène internationale. A l'ère de la mondialisation, il est au coeur d'enjeux d'influence et de pouvoir. Le terme « industry », fréquemment employé par les Anglo-Saxons, est très révélateur des dimensions de cette forme d'externalisation.
Des nombreux articles, études et travaux, on peut retenir quatre grands aspects de ce phénomène. En premier lieu, un chiffre d'affaires difficile à estimer mais qui est de l'ordre de 200 milliards de dollars. Ce secteur emploie un million de personnes, soit la deuxième armée du monde, qui agissent en dehors du cadre régalien et dont l'activité peut attirer certains militaires quittant des armées en pleine reconfiguration. Les SMP offrent une gamme large de services (renseignement, formation, soutien aux opérations, soutien logistique, conseil, etc...). Pour mieux juger de l'importance de ces positions, il suffit de constater que, sur le théâtre afghan, 60 % du personnel du Pentagone présent fait l'objet d'un recrutement contractuel.
La diversité des formes prises par ces sociétés privées est aussi à mentionner. Elles peuvent couvrir de très nombreux sujets qui vont de la protection physique à la sécurité aérienne et maritime, au renseignement en matière de lutte anti-terrorisme, à la protection des infrastructures, à la sécurité des frontières, mais aussi, récemment, aux conséquences du séisme en Haïti. Sécurité et défense se complètent bien et s'alimentent sur des fronts distincts. Le marché de la sécurité, autrefois plus différencié entre aspects public et privé, est aujourd'hui moins clairement segmenté.
Le colonel François de Lapresle a ensuite rappelé que ce phénomène du recours aux compétences privées n'est pas une nouveauté historique. S'il a toujours existé, il convient, aujourd'hui comme hier, de lui fixer des limites. C'est une affaire d'échelle et d'équilibre. Citant Machiavel qui faisait remarquer que « en temps de paix, le mercenaire se dérobe ; en temps de guerre, il déserte », le colonel François de Lapresle a rappelé l'importance de la dimension humaine qui l'emporte toujours. Mourir pour qui ? Mourir pour quoi ? De plus, depuis l'émergence du droit international humanitaire, à la fin du XIXè siècle, les armées n'ont jamais cessé de réfléchir à l'identification et au contrôle des sociétés privées. Cependant, des nuances apparaissent, notamment entre l'approche « westphalienne » de la construction des Etats et l'approche anglo-saxonne où le pragmatisme, le libéralisme et l'entreprise privée restent des valeurs dominantes. Ces différences posent naturellement des problèmes dans les Etats fragiles ou même sur les théâtres d'opérations en cours où ces modèles sont en concurrence, voire en confrontation.
Aujourd'hui, la stratégie de privatisation doit répondre à un triple intérêt : intérêt pour la défense qui doit y trouver les moyens d'une alternative à l'action militaire ; intérêt politique de poursuivre une action par les moyens du privé ; intérêt économique enfin. La pression réformatrice qui incite à court terme à l'externalisation sous toutes ses formes doit s'accompagner d'une bonne coordination entre les différents domaines et d'une vraie vision « du plus efficace, du plus responsabilisant et du moins cher ».
D'un point de vue juridique, sept documents encadrent aujourd'hui l'intervention des SMP : la déclaration universelle des droits de l'homme (1948), les conventions de Genève de 1949 et le protocole additionnel de 1977, la convention contre la torture de 1975, la convention sur les armes chimiques (1993), les principes élargis sur les droits de l'homme (2000) et les lois françaises sur le mercenariat et la sécurité intérieure de 2003.
Le colonel François de Lapresle a rappelé que ces sociétés sont difficiles à définir. Si « PSMC » (Private Military and Security Companies) est le terme générique retenu par les Anglo-Saxons, pour la France, il existe cinq acceptions distinctes ou voisines (en dehors du mot mercenaire), qui, à terme, mériteraient d'être regroupées et fédérées. On parle en effet d'entreprise militaire et de sécurité privée (EMSP), de société militaire privée (SMP), de société privée d'intérêt militaire (SPIM), de société de sécurité privée (SSP) ou, bien sûr, de mercenaires. Le Livre blanc de 2008 mentionne à trois reprises les SMP, qu'il définit comme « un organisme civil privé impliqué dans le cadre d'opérations militaires, dans la fourniture d'aide, de conseil, d'appui militaire et offrant des prestations traditionnellement assurées par les forces armées nationales ».
Constatant le rôle croissant des acteurs non étatiques, le Livre blanc constate le développement des SMP en marge des forces régulières et donc de la privatisation de la violence armée. Ces sociétés assurent la sécurité d'entreprises installées dans des régions instables, comme en Afrique. Mais elles jouent aussi un rôle direct de plus en plus manifeste dans les phases de stabilisation suivant les interventions militaires internationales. Cette évolution va à l'encontre du principe de légitimité du monopole étatique de la force armée. Le soldat en uniforme n'est plus immédiatement assimilable à un combattant qui agit dans un cadre multinational. À la confusion qui résulte de la multiplication des milices s'ajoute alors le brouillage de l'identité des forces disposant d'un mandat international.
En France, les missions relevant du pouvoir régalien sont assurées par l'Etat et ne peuvent être déléguées, conformément à l'alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946 et à la jurisprudence du Conseil d'Etat et du Conseil constitutionnel. La loi du 12 juillet 1983 qui réglemente les activités privées de sécurité a été complétée par la loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003 et la loi du 5 mars 2007 sur la délinquance. Le corpus juridique français est certes contraignant, mais il a le mérite de ne pas offrir une trop grande latitude aux initiatives et à des interprétations plus large.
De plus, les législations sur le contrôle des exportations d'armement et le respect des embargos sont aussi très contraignantes (examen des contrats de fourniture à des Etats étrangers, respect des embargos (US et UE). La loi du 14 avril 2003 réprime le mercenariat sur le territoire national et pour un ressortissant français à l'étranger, ou quand la victime est un ressortissant français. La responsabilité pénale individuelle avec le rôle des entreprises est aussi un aspect essentiel.
Au niveau international, depuis 2008, la profusion des documents de référence, revues stratégiques et travaux de réflexion, prend en compte l'ensemble des acteurs intervenant dans la gestion des crises, dont les SMP, au même titre que les ONG ou les factions. Ces documents évoquent tous la variété des acteurs qui rendent nécessaire une approche globale.
Le colonel François de Lapresle a ensuite abordé la question de la prise de décision et des choix à faire. Il a souligné l'importance d'un régime clair de séparation des pouvoirs et la nécessité de disposer d'une base juridique stable, qui ne varie pas au gré de la jurisprudence ou de « bonnes pratiques » évolutives. Les sociétés militaires privées, quand elles deviennent des acteurs déterminants, sont en mesure d'orienter « les finalités de la guerre » dans une direction éventuellement distincte des intérêts de la coalition. Elles peuvent constituer une véritable coalition au sein de la coalition et influer sur le tempo et les finalités de l'action. Le fait qu'en France les missions régaliennes de l'État ne puissent être déléguées aux acteurs privés est un atout, a récemment souligné l'amiral Mullen, le chef d'état-major des armées américain. La nouvelle politique américaine et les déclarations du président Obama sur certaines dérives constatées confortent cette approche responsable de l'externalisation.
Afin de répondre à l'inflation des EMSP, a été rédigé, sous l'égide du Comité international de la Croix-Rouge, le document de Montreux de 2008 qui, à ce jour, est le document normatif le plus abouti. Il vise à susciter une prise de conscience des États, à clarifier les obligations juridiques des EMSP et à trouver un moyen d'en encadrer l'activité tout en consignant les règles et les pratiques de référence de ces sociétés privées. Soutenu par 32 États, ce document rappelle les obligations qu'assument les nations, les EMSP et leur personnel, au regard du droit international humanitaire, lorsque ces dernières interviennent dans un conflit.
Soixante-dix pratiques de référence sont répertoriées pour aider les États à s'acquitter de leurs obligations. Il est important de rappeler que ce document est juridiquement non contraignant et qu'il ne présente pas pour vocation de légitimer les EMSP, mais d'établir une distinction pertinente entre les États contractants, l'État territorial et l'État d'origine.
L'origine géographique des sociétés militaires privées montre qu'elles proviennent principalement des États-Unis, d'Australie, de Grande-Bretagne, d'Afrique du Sud, de Turquie, de Suède et de Pologne, mais aussi de pays comme l'Afrique du Sud ou les Seychelles. Leurs zones d'activité, outre l'Irak et l'Afghanistan, se situent principalement en Afrique, mais aussi en Indonésie, en Russie et en Colombie. Cette répartition géographique met en évidence les interactions, les intérêts et les raisons de cette industrie.
Après avoir abordé la question des débordements des sociétés militaires privées, le colonel François de Lapresle a indiqué que l'industrie des sociétés militaires privées offrait l'ensemble de ses compétences et de ses expertises via des sites Internet dédiés.
En dernière analyse, le décisionnaire quel qu'il soit (politique, militaire, diplomate, etc.) doit rester un acteur-clé à tous les niveaux. La définition des objectifs de la mission, des buts et de la stratégie poursuivis, des effectifs, du coût de l'opération, de sa durée, mais aussi le questionnement sur les valeurs, sur l'image et sur le contrôle sont fondamentaux. C'est dans le cadre de cette méthode de définition que les sociétés militaires privées peuvent trouver leur place, avec et sous le contrôle du décideur politique, du planificateur, du « commandeur » et de tous les acteurs de la mission, à toutes les étapes de la gestion de la crise.
L'emploi de la force légitime au-delà de la légitime défense repose donc sur un rôle essentiel de l'Etat ou de son représentant mandaté sur tout le spectre de la gestion des crises. Le contrôle est un point vital.
En conclusion, le colonel François de Lapresle a souligné les particularités de l'approche française. Il a tout d'abord indiqué que les sociétés militaires privées ne sont pas, à proprement parler, un problème militaire, mais un sujet de nature politique et juridique qui renvoie à une certaine conception du rôle de la force armée, instrument d'une volonté politique avec le pouvoir exorbitant de recevoir ou de donner la mort. Cette conception a une forte dimension culturelle, ce qui explique des divergences assez profondes sur la légitimité de la force militaire, même au sein d'un monde occidental qui peut sembler en apparence assez homogène. En d'autres termes, les SMP ne sont pas un expédient, une solution parmi d'autres, pouvant permettre de régler un problème capacitaire donné. Le fait de ne pas considérer leur présence comme indispensable à la manoeuvre n'empêche pas de chercher à les connaître, à les comprendre et à les prendre en compte dans les missions.
En définitive, il convient de poser le débat en termes de responsabilité politique, de responsabilité juridique et de responsabilité pénale. Il faut aussi dépassionner le débat dès lors que l'on constate que près de 80 % des activités des SMP américaines ne sont pas des actions guerrières, mais plutôt des actions sécuritaires ou de conseil. Il y aurait donc une certaine caricature à dépeindre les SMP américaines comme la deuxième armée du monde, même si, à l'évidence, elles peuvent apparaître quelquefois comme la première force de police. Le mouvement d'externalisation des fonctions de soutien constaté depuis une dizaine d'années pourrait alors se poursuivre dans des champs plus larges, touchant le domaine sécuritaire, sans pour autant devenir un problème de philosophie politique et militaire.
Pour la France, il existe quatre règles strictes qui dessinent des lignes rouges : le rôle politique est déterminant ; l'absence de participation aux hostilités est essentielle, comme l'est l'autonomie de l'action militaire. Enfin il convient d'examiner les externalisations au cas par cas. L'hypothèse dans laquelle des sociétés civiles pourraient être amenées à conduire des actions plus ou moins directement liées au combat change naturellement les termes du débat. En effet, le combat reste le domaine de la force maîtrisée qui exprime la volonté collective d'un Etat et d'un peuple. A ce titre, il ne doit pas y avoir d'ambiguïtés dans l'expression de cette violence légitime. Elle ne peut, même à la marge, intégrer des intérêts privés pouvant obéir à d'autres logiques que celle de la volonté publique. Sous-traiter des fonctions directement liées à l'emploi de cette « force légitime » c'est, en fait, franchir une ligne de crête et basculer dans une autre logique, dans une autre vision du rôle du soldat. La privatisation de la guerre ne doit pas venir interférer dans le coeur du métier du soldat. Le pouvoir exorbitant du militaire ne vaut que par la qualité du lien qui le rattache à la collectivité qu'il représente. Dénaturer ce lien, même à la marge, c'est en réalité délégitimer le fait militaire. Faire combattre côte-à-côte des soldats et des SMP, c'est, en fait, nier l'existence même du soldat. La question du périmètre d'action des SMP est donc fondamentale.
La réflexion doit donc se poursuivre et sept pistes sont à explorer :
- le choix par action des externalisations et leur périmètre ;
- le statut individuel des membres des sociétés privées ;
- l'absence d'exposition au champ de bataille ;
- l'aspect réglementé de l'utilisation de la force et des armes ;
- la nature précise des contrats signés et le contenu de ceux-ci ;
- des accords internationaux à scruter et à préparer avec attention : application et cohérence ;
- le volet certification : quel contrôle et quelle labellisation, quel niveau ?
Puis un débat s'est ouvert au sein de la commission.