Je voulais avant la fin de notre session vous donner des informations sur les travaux que je conduis sur le défi alimentaire à l'horizon 2050, d'autant plus que vient de se dérouler la réunion des ministres de l'agriculture du G20 dont la France assure la présidence.
Vu de loin les termes du problème sont clairs. La demande de nourriture va augmenter. Comment faire pour que l'offre soit au niveau ? Quand je dis qu'elle va augmenter c'est à moitié vrai : en réalité la demande augmente déjà et le choix d'une échéance, 2050, est celui d'un horizon permettant de cadrer la réflexion. Mais dès aujourd'hui, il y a plus de 200 000 bouches de plus à nourrir chaque jour. En 2050, ce serait, dans les projections démographiques moyennes de l'ONU, 9 milliards d'hommes qu'il faudrait nourrir contre aujourd'hui autour de 6,5 milliards. C'est sur cette projection centrale qu'on se cale en général, mais il faut savoir qu'il existe également un scénario avec 11 à 12 milliards d'hommes.
Le défi alimentaire est donc un défi de tous les jours et ce d'autant plus qu'il existe déjà un immense problème de la faim dans le monde. Pour ne s'en tenir qu'aux personnes souffrant de sous-nutrition, c'est 850 millions d'individus qui sont concernés. Ce chiffre est plus ou moins stabilisé, ce qui est bon signe étant donné l'augmentation de la population. Mais on est loin d'avoir atteint les objectifs du Millenium qui étaient de réduire de moitié la faim dans le monde. Ces objectifs à 2015 ne seront pas atteints.
Pour résorber ce problème et nourrir les nouveaux venus, il faudrait augmenter la production agricole entre 70 et 100 %.
Il y a une bonne nouvelle : les prospectives réalisées disent que cet objectif peut être atteint. Il y a plusieurs mauvaises nouvelles : d'abord, si les prospectivistes disent comment cela peut l'être, ils ne nous disent pas quel est le meilleur choix ; ensuite, il n'existe pas de prospective complète, chacune d'entre elles laissant de côté des variables pourtant essentielles.
Ces deux lacunes sont inquiétantes ; les prospectives sont assorties du constat que le système alimentaire sera soumis à de plus en plus de tensions. En bref, le système alimentaire d'aujourd'hui fonctionne déjà mal alors qu'il est soumis à des contraintes relativement faibles par rapport à ce qu'elles seront demain, si bien qu'on peut affirmer que l'avenir alimentaire du monde est un avenir à hauts risques. On sait que ce sera particulièrement vrai pour des régions comme l'Asie ou l'Afrique. Mais, il faut prendre conscience que nul pays n'est à l'abri. La mondialisation est dans nos assiettes ; elle y occupera une place de plus en plus grande.
Malgré des progrès indéniables, on peut constater que la réflexion prospective peut encore s'améliorer. A quoi ce besoin est-il dû ?
Je pense qu'il faut d'abord y voir le legs d'une période où, dans la foulée du consensus de Washington on a cru que tout pouvait être réglé par le marché. Celui-ci était censé résoudre tous les termes de l'équation : permettre à la production agricole d'augmenter en volume à des prix rémunérateurs pour les producteurs et raisonnables pour les consommateurs. Il n'y avait donc pas de question agricole sinon celle de la dérégulation, qui est une question politique.
La question agricole n'est revenue qu'avec la flambée des prix en 2008 et les émeutes de la faim. Couplés avec les perspectives démographiques dont on a alors pris conscience, ces événements ont modifié l'agenda.
Mais ce processus est récent. On est sorti de la pensée unique, mais sans pour autant aboutir à une pensée satisfaisante du problème.
Le sommet mondial pour la Faim de 2009 a montré que les gouvernements se mobilisaient, mais finalement assez peu puisqu'aucun chef d'État n'a assisté à ce forum organisé sous l'égide de la FAO. Le G20 montre que la question agricole reste à l'agenda, ce dont il faut se féliciter. Malgré tout, et peut être ne pouvait-il en aller autrement, le problème envisagé, la volatilité des prix agricole, pour être important, est un peu second ou partiel par rapport aux questions que pose le défi alimentaire. Sur ce point, je relève dans la déclaration finale une référence aux cinq principes de Rome adoptés lors du Sommet mondial pour l'alimentation. Or, ces principes restent vagues.
Il existe une deuxième raison pour laquelle l'analyse prospective peut encore progresser : c'est que le sujet est d'une redoutable complexité. Le système alimentaire est un système à plusieurs variables fortement interdépendantes et, qui plus est, qui relève de disciplines différentes. Pour ambitionner d'en comprendre les ressorts, il faut faire appel à l'agronomie bien sûr mais aussi à la géographie, à la démographie, à la climatologie, à la géopolitique et à l'économie. J'en oublie certainement, à commencer sans doute par la biologie. Or, les quelques prospectives existantes ont jusque là surtout mobilisé des spécialistes de l'agriculture. Ce n'est que trop marginalement que les économistes notamment sont intervenus dans ces travaux.
Peut-être cela vient-il de ce que, après l'ère de l'efficience des marchés que la doxa avait imposée, les techniciens de l'agriculture ont voulu reprendre la main. Toujours est-il qu'aujourd'hui il nous manque une synthèse. Ce manque qui concerne aussi la démographie pose un vrai problème car la question alimentaire doit être vue pour ce qu'elle est : elle n'est pas seulement un problème agronomique ; elle est sans doute avant tout un problème de développement. Cela implique d'en prendre une mesure à la fois plus globale (par croisement des disciplines) et très proche du terrain (en identifiant concrètement les différentes interdépendances, notamment dans la perspective d'une action publique).
Il y a évidemment d'autres explications au retard de nos visions prospectives : la difficulté à penser les aléas de plus en plus nombreux ; la diversité des intérêts à court terme des États ; la transformation à vive allure de l'agriculture ; les conflits entre agriculteurs ; les questions que soulèvent de plus en plus certaines pratiques agricoles et les externalités cachées très nombreuses que recèlent les systèmes agricoles.
L'essentiel du message de la communauté internationale sur le sujet du défi alimentaire est le suivant : pour relever ce défi, il va falloir investir afin d'augmenter la production.
Ce message est cosmétiquement complété par quelques suggestions concernant la demande dont on nous dit qu'elle pourrait contribuer à résoudre le problème alimentaire si elle était plus raisonnable. Je note qu'on n'y insiste pas plus que cela. Et je le regrette car c'est une variable réellement importante.
Mais je voudrais souligner qu'il est nécessaire d'envisager la question de l'investissement en combinant les enseignements agronomiques des prospectives et les dimensions démographiques et économiques du problème du développement agricole. Tant qu'on ne fait pas cet effort de mise en perspective on reste un peu dans le flou.
Je vais citer un exemple. La FAO a évoqué un besoin d'aide publique de 80 milliards de dollars par an. Ce chiffre est devenu une référence du volontarisme politique. Je me félicite de celui-ci, mais je m'interroge. 80 milliards de dollars, à quoi cela correspond-il ? 80 milliards de dollars, c'est 26 dollars au plus par agriculteur, soit 2,20 dollars par mois. Pour les agriculteurs des pays en développement qui gagnent tout au plus 30 dollars par mois, c'est substantiel. Mais cela augure-t-il d'un développement de leurs capacités de production ?
À cet égard, la lecture du communiqué du récent G20 agricole montre également les progrès qu'il faut faire sous l'angle de la précision des stratégies à adopter.
La déclaration ministérielle du G20 envisage une gamme de leviers d'action particulièrement étendue. Tout est envisagé. On pourrait considérer que c'est rassurant. En fait, comme le cadre d'action comporte des choix incompatibles entre eux, cela me semble surtout montrer que reste entière la question du choix des lignes directrices de l'action. Et évidemment, ce choix doit être basé sur les visions prospectives des types de développement agricole les mieux à mêmes de nous permettre de relever le défi alimentaire.
Je voudrais souligner que si les prospectives sont précieuses pour établir un ordre de préférences, on doit aussi, et peut-être surtout, tirer les conclusions des leçons qu'elles apportent du point de vue plus formel des procédures auxquelles on devrait recourir pour aborder le défi alimentaire.
Les prospectives disponibles montrent qu'il existe quelques grandes variables avec des options qu'on peut présenter de manière binaire au prix de quelque simplification. Dans un tel contexte, la difficulté est de déterminer le bon choix. Or, si l'arbitrage est déjà complexe terme à terme, le problème est démultiplié par le fait qu'il existe des interdépendances fortes entre les différentes options, qui peuvent complètement modifier le point de vue qu'on se forme quand on ne raisonne que sur chaque alternative. C'est un problème très classique et très aigu quand on fait face à plusieurs variables liées entre elles dans un système. À cette immense difficulté, s'ajoutent celles qui viennent des variables extérieures au système alimentaire lui-même, mais qui peuvent exercer sur lui de très grands effets.
Je vais vous exposer quelques choix terme à terme. Premier choix : rendements ou extension des surfaces ? Deuxième choix : agriculture productiviste ou agriculture fondée sur la main d'oeuvre ? Troisième choix : quel niveau d'autosuffisance alimentaire ? Faible ou élevé ? Quatrième choix : développement agricole par le marché ou autre modèle ? Chacun de ces choix doit être discuté, mais dans une perspective globale, car chaque préférence ne peut être pensée sans considérer les autres préférences, toute la difficulté étant de penser globalement et d'accorder les choix.
À ce propos, il me paraît important de remarquer que, logiquement, le programme de détermination d'un futur agricole optimal pour résoudre le défi alimentaire peut aboutir à une impossibilité. On sait depuis le paradoxe de Condorcet que l'addition de préférences individuelles ne permet pas de dégager une solution incontestablement optimale. Cette perspective d'impossibilité est d'autant plus à redouter qu'indépendamment des conflits entre options techniques nous sommes dans un contexte d'insuffisante coordination entre les différents acteurs. Alors que l'alimentation est de plus en plus un bien public mondial, nous manquons d'un organe international de coordination susceptible de rapprocher les choix de chaque État.
La reconnaissance de la complexité du système alimentaire a donc au moins déjà deux conséquences sur la forme des décisions à envisager.
Pratiquement, il faudra mettre en place un mécanisme du type «GIEC augmenté», c'est-à-dire un organe d'expertise partagée mais aussi un organe de coordination entre États. Sur ce point, il est évident que le G20 n'est pas le niveau pertinent pour traiter l'ensemble des questions que pose le défi alimentaire, notamment, parce que, malgré la présence de la Chine et de l'Inde, il offre un peu trop de ressemblance avec le groupe de Cairns dont les positions sont discutées.
Par ailleurs, il faut intégrer un principe de précaution. Cela ne signifie pas qu'il faille reporter des politiques qu'au contraire on doit absolument muscler pour répondre au défi alimentaire. Cela signifie que les choix, qui ne pourront vraisemblablement viser un optimum de premier rang, devront privilégier des options satisfaisant deux critères : offrir la plus grande résilience aux chocs et créer le moins d'irréversibilité possible.
Pour donner un exemple très concret de ce que cela signifie, je voudrais dire que même si la politique agricole commune doit être adaptée et s'il ne faut pas entretenir l'illusion que nous pourrions être demain à nous seuls, européens, les sauveurs du monde, la préservation d'une agriculture européenne forte obéit à un intérêt vital.
Sur le fond, outre les difficultés que j'ai signalées, il faut mieux intégrer quelques éléments insuffisamment pris en compte dans les prospectives traditionnelles : les incidences des changements climatiques ; la question énergétique ; celle des structures des marchés, les conflits d'usage. De grands travaux existent parfois sur ces points mais il faut essayer de les croiser avec les prospectives agricoles qui, jusque là, ne les citent souvent que pour mémoire. Le récent G20 agricole témoigne d'une prise de conscience des liens entre les structures de marché et le défi alimentaire. Je m'en félicite même si, incidemment, je m'interroge sur la concordance entre la déclaration finale et la résolution adoptée par le Sénat, notamment pour ce qui concerne la constitution de stocks d'urgence en Europe, mais j'ai la conviction que le problème des marchés c'est aussi celui du pouvoir respectif des acteurs des filières. Pour relever le défi alimentaire, il faut respecter un certain équilibre qui préserve l'existence des producteurs face aux distributeurs et aux industriels. Il est justifié de se poser la question de savoir si les tendances des marchés vont ou non dans ce sens. L'équilibre énergétique est un risque considérable pour l'alimentation qu'il faut envisager globalement et pas seulement sous l'angle des agrocarburants. Enfin, le problème des conflits d'usage doit être abordé, dans la perspective de conserver nos sols agricoles.
Pour conclure, s'il faut se réjouir que les prospectives du défi alimentaire se multiplient, ma perception de ces travaux me conduit à estimer qu'il reste un effort pour leur conférer une portée plus pratique en croisant davantage les apports des différentes disciplines et en donnant plus de sens aux futurs possibles.