Intervention de Jacques Gautier

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 6 juillet 2011 : 1ère réunion
« défense antimissile balistique » — Examen du rapport d'information

Photo de Jacques GautierJacques Gautier :

Si l'Europe dans son ensemble est assez passive, la France, pour sa part, se trouve face à un dilemme :

- ne pas se laisser entraîner dans des voies inutiles et coûteuses, qui ne correspondent ni à ses besoins, ni à ses moyens ;

- ne pas sacrifier ses intérêts stratégiques, qu'ils soient politiques, militaires ou industriels.

Constatons tout d'abord que la France a surtout cherché à retarder le moment où elle devrait prendre position et arrêter ses choix face à la défense antimissile. Le Livre blanc de 2008 ne tranche pas la question. Il prévoit l'alerte avancée, mais dans une optique de renseignement sur la menace, et non pas de défense active contre les missiles balistiques.

Pourtant, on l'a souligné, la question était posée à l'OTAN dès 2002, et elle n'a fait que devenir plus pressante jusqu'à la décision de Lisbonne.

Il faut donc s'adapter à la situation nouvelle sans avoir véritablement défini préalablement nos objectifs stratégiques.

La France pourrait être tentée par une implication a minima. Aujourd'hui, rien ne l'oblige à contribuer à cette défense antimissile territoriale, au-delà des adjonctions à réaliser au système de commandement de l'OTAN. C'est 12 % de 200 millions d'euros.

Comme dans d'autres pays européens, notre budget de défense est contraint et nous ne voulons pas être entraînés dans une spirale des coûts ou une course à la technologie.

Surtout, la France peut s'interroger sur le besoin militaire d'une défense antimissile de son territoire national. Contrairement aux autres pays européens -Royaume-Uni excepté- elle dispose de la dissuasion nucléaire.

La dissuasion nucléaire ne jouerait pas en cas d'attaque avec des missiles à courte portée contre nos forces engagées en opération extérieure. D'où l'intérêt de la défense de théâtre.

Pour une attaque sur le territoire national avec un missile à plus longue portée, la stratégie de dissuasion doit jouer, qu'elle soit nucléaire au sens strict, ou qu'elle s'appuie aussi sur nos capacités de riposte conventionnelle. Seul un comportement irrationnel de l'adversaire pourrait échapper à cette logique.

L'implication a minima est sans doute celle vers laquelle s'orientent beaucoup de nos partenaires européens.

Il nous semble cependant que, pour la France, cette option présente des risques sérieux et ne pourrait être qu'une option par défaut.

Premièrement, sans contribution française à la défense qui se met en place en Europe autour des moyens américains, nous n'aurons aucun véritable accès à la connaissance de la situation et au fonctionnement du système. Nous aurons délégué la protection du territoire à un autre pays, certes allié et ami, et entamé notre autonomie stratégique. Par ailleurs, alors que la Russie, la Chine, l'Inde possèdent ou veulent posséder une défense antimissile, nous admettrons une rétrogradation relative de notre posture stratégique.

Deuxièmement, il est difficile d'imaginer que les développements à venir, dans le domaine de la défense antimissile et les progrès réalisés dans les techniques de l'interception, ne poseront pas un problème au maintien de la crédibilité de notre dissuasion si nous ne faisons rien.

Enfin, notre industrie dispose de toute la gamme des compétences dans les différents compartiments intéressant la défense antimissile. Cette excellence technologique participe à sa compétitivité. Si nous ne pouvons pas investir dans ces compétences, le décrochage technologique est inévitable.

J'en viens maintenant à ce que nous avons appelé les cartes de la France. Je voudrais insister sur le fait que notre pays est le seul à disposer d'une compétence industrielle et technologique sur l'ensemble des maillons de la chaîne DAMB, et ce sans aucun doute, en raison du fait que nous maîtrisons la dissuasion.

C'est donc, certes avec beaucoup de retard sur nos alliés américains que nous nous intéressons à cette question, mais avec beaucoup d'avance sur nos alliés européens. Pour être à sa place dans la bataille, il ne faut ni se surestimer, ni se sous-estimer. Preuve en est la toute première carte que nous possédons concernant l'architecture et le C2. Le C2 c'est l'ensemble des règles de commandement qui vont régir la chaîne DAMB et le logiciel qui permet de traduire ses règles en ordres entres les différents systèmes.

Nos sociétés, en l'occurrence Thales et Astrium, sont très bien placées dans la définition de l'architecture et du C2 du programme ALTBMD. Elles ont pris une part de 27 % du contrat, pour une participation de la France à l'OTAN qui, je le rappelle, n'est que de 12 %. Autant vous dire que c'est un excellent retour industriel et que, contrairement à ce qui s'est parfois fait en Europe - je pense à l'A400M - on n'a pas donné des marchés à des industriels qui n'en avaient pas la compétence -sous prétexte de « juste retour ».

Je rappelle que le C2 est la partie financée en commun par l'OTAN, qu'elle coûte au total 1 milliard d'euros - 800 millions d'euros pour l'ALTBMD et 200 millions d'euros pour l'extension à la défense territoriale, et que, sur ce montant, la charge revenant à la France s'élève à 12 %, soit 120 millions d'euros.

Il faut également mentionner le « battle lab » réalisé par nos industriels. C'est un outil permettant de déterminer les zones couvertes en fonction du nombre et du positionnement des senseurs et des effecteurs. C'est la table de l'architecte.

La France, avec Astrium, a réalisé Spirale, un ensemble de deux satellites en orbite fortement elliptique destinés à collecter des fonds de terre et à permettre de spécifier le futur satellite infrarouge. Ce futur satellite d'alerte, en orbite géostationnaire, serait doté de deux instruments : l'un, orientable, pour détecter la menace courte portée ; l'autre, fixe, avec un champ de vision beaucoup plus large, dédié à la détection de la menace longue portée. Son coût pourrait être contenu à 800 millions d'euros, mais tout dépend des spécifications définitives.

Le radar très longue portée (TLP) est un projet impliquant Thales et l'ONERA. C'est un radar qui voit très loin, capable de détecter à très longue distance des objets à faible signature comme les têtes de missiles. Tel qu'il est planifié, c'est un radar qui ne regarde que vers l'avant dans une angulation de 120°. Évidemment, on pourrait réaliser un radar qui regarde tous azimuts - c'est le cas du radar américain installé à Fylingdales, au Royaume-Uni - mais cela coûte trois fois plus cher. Or le coût du TLP est déjà de l'ordre de 300 millions d'euros.

De notre point de vue, réaliser un radar TLP n'a de sens que si l'on a déterminé l'endroit où on l'installe. Positionné dans le Golfe persique, il pourrait jouer un rôle d'alerte sur un déclenchement de tir balistique en provenance d'Iran, voire du Pakistan. Il protégerait aussi bien cette zone que l'Europe. Positionné en France, son utilité serait bien moindre pour cette même menace. Il pourrait servir à détecter un tir de missile en provenance d'Afrique du Nord, mais il interviendrait beaucoup trop tard pour une arrivée balistique sur le territoire métropolitain.

Radar très longue portée et satellite d'alerte avancée sont donc complémentaires, à condition toutefois de positionner le radar de la manière la plus pertinente par rapport à la menace.

Autre carte française, le Système sol-air moyenne portée/terrestre (SAMP/T) est composé d'un intercepteur - le missile Aster 30 de MBDA - et du radar de conduite de tir en bande X Arabel de Thales. Ce système commence à entrer en dotation dans les forces. Il est développé en coopération avec l'Italie. C'est une arme qui a été conçue dans une optique de défense aérienne et qui, de ce point de vue, démontre d'excellentes performances, puisqu'il peut même intercepter des missiles rustiques de type Scud.

Mais pour acquérir une véritable capacité DAMB, c'est-à-dire être capable d'intercepter des missiles plus sophistiqués dans le bas endo-atmosphérique, le SAMP/T a besoin d'un radar de conduite de tir plus performant que le radar Arabel. Ce radar est le GS 1000 de Thales. Sa conception est bien avancée, mais la décision de le développer n'a pas été prise.

L'Aster block II est quant à lui, à ce jour, un concept développé par le missilier MBDA. Ce missile intercepteur se placerait entre le bas endo-atmosphérique c'est-à-dire 10-30 km d'altitude et l'exo-atmosphérique, c'est-à-dire au-delà de 100 km, dans un domaine où seuls interviennent, et encore de façon incomplète, les missiles américains THAAD, israéliens Arrow 3 et le projet indien, ainsi que le programme trilatéral MEADS - américano-italo-germanique. MEADS vient cependant d'être abandonné par les Américains, ce qui laisse les Italiens et les Allemands orphelins d'un projet dans lequel ils ont investi beaucoup d'argent pour développer une partie du radar de conduite de tir. En termes de positionnement par rapport aux intercepteurs existants ou en projet, l'Aster block II pourrait combler le « trou dans la raquette ». Aujourd'hui, aucune décision n'est prise sur la possibilité de faire évoluer le missile Aster. Militairement, c'est sans doute le projet plus intéressant, parce qu'il répond à la menace actuelle avérée et à la menace balistique future probable. Diplomatiquement, c'est celui que nous avons le plus chances de faire en coopération puisque les Italiens et les Allemands ont investi sur un radar de conduite de tir et que nous avons le concept du missile intercepteur. C'est donc très complémentaire. Enfin, commercialement, s'il y a bien un missile qui devrait avoir des chances de se vendre, c'est celui-là.

Je souhaiterais également évoquer le volet naval de la DAMB. Les frégates Horizon sont des frégates de défense aérienne élargie développées en coopération entre la France et l'Italie. Elles sont armées du système de combat PAAMS (Principal Anti-Air Missile System) qui équipe également les quatre frégates britanniques T45 en service. Le PAAMS est composé du missile Aster 30 naval, qui est presque le même que l'Aster 30 terrestre, à ceci près qu'il n'a pas de capacité DAMB, du radar longue portée LRR dérivé du radar S1850M de Thalès et du radar de conduite de tir Empar.

Pour simplifier le tout, il faut savoir que le LRR équipe également les quatre frégates hollandaises ADCF et les trois frégates allemandes de type Sachsen, alors qu'il y a, par ailleurs, cinq frégates espagnoles équipées de systèmes américains. Les Néerlandais sont sur le point de faire progresser leur radar Smart L pour le doter d'une capacité antimissile balistique. Ce radar est pratiquement commun aux frégates néerlandaises et françaises.

Faire progresser les frégates européennes de conserve afin de leur faire jouer un rôle DAMB semble donc tout à fait à portée de main. Mais cela restera, il faut le savoir, de la défense de théâtre pour ce qui est de l'interception.

En revanche, pour ce qui est de la surveillance, avec trois frégates, on peut surveiller quasiment tous les pays proliférants du Moyen-Orient. Une seule frégate serait même sans aucun doute beaucoup moins onéreuse que le radar TLP.

J'en arrive à l'Exoguard. C'est le concept d'intercepteur exo-atmosphérique d'EADS Astrium. C'est sans doute le plus abouti technologiquement. Il s'interpose, en termes de gamme, entre le SM-3 block II et le GBI, c'est-à-dire ce qui se fait de mieux aux Etats-Unis. Militairement parlant, il est destiné à répondre à une menace qui -aujourd'hui n'existe pas- en tous cas pas pour nous : c'est la menace des missiles intercontinentaux iraniens contre l'Europe. Diplomatiquement parlant, aucun Etat européen n'envisage de se lancer dans ce type de missiles puisqu'il leur suffit d'acheter, si besoin, des missiles américains. Commercialement parlant, à supposer qu'on le développe, il subira vraisemblablement le sort du Rafale, puisqu'on chasse sur les terres de la haute technologie américaine. En revanche, stratégiquement parlant, c'est sans doute le programme le plus important, puisque la compréhension des technologies de l'interception exo-atmosphérique commande les études d'architecture et donc le C2, ainsi que l'impact sur les missiles assaillants et donc la dissuasion. Ici encore, rien n'a pour l'instant été entrepris en vue de développer ce concept.

Dernière carte française que nous souhaitons mentionner : les outils de test. La France possède des outils de test d'une grande valeur avec le centre « DGA essais de missiles » de Biscarosse et le Bâtiment d'Essais et de Mesures Monge, équipé de radars de détection de très grande puissance permettant de trajectographier le missile dans les différents stades de sa course.

Quels sont les caps possibles ?

Avant de savoir où l'on va, encore faut-il avoir une idée des coûts. Nos estimations, qui sont des estimations grossières, puisqu'elles sont le résultat de conversations croisées entre la DGA et les industriels, font ressortir que la DAMB - toutes options réunies - nous coûterait vraisemblablement de l'ordre de sept à huit milliards d'euros sur dix ans. Cela nous semble tout à fait compatible avec ce qu'ont dépensé les Japonais pour se hisser au rang de partenaires des Américains, soit une dizaine de milliards de dollars. Avec cette somme, on pourrait espérer faire mieux, puisque nous avons déjà les acquis de la dissuasion et que la perspective de coopérations européennes nous ouvre des portes, certes modestes, mais que n'avaient pas nos amis japonais.

Quel est l'état de la menace ?

C'est un point particulièrement détaillé dans notre rapport écrit. Il faut savoir qu'aujourd'hui, entre 90 et 95 % des missiles déployés au Moyen-Orient ou en Corée du Nord sont des missiles à courte et moyenne portée, incapables donc de frapper l'Europe et encore moins les Etats-Unis. Cela ne veut pas dire que demain nous ne serons pas confrontés à ce type de missiles. Les Iraniens viennent de montrer leurs silos de missiles longue portée. Simplement, ils ne maîtrisent pas encore la technologie des corps de rentrée et ne sont pas près de les maîtriser avant au moins cinq à dix ans. La menace future la plus probable n'est du reste pas la menace de missiles intercontinentaux, mais celle de missiles à moyenne portée manoeuvrants.

Dans ces conditions, quel cap prendre ? Quelle route choisir ?

Nous avons identifié cinq caps possibles. Une feuille de route indique la direction de l'objectif et la distance qui l'en sépare du point de situation. Quels sont, en matière de DAMB, les caps possibles pour la France et, dans chaque direction, la distance que nous souhaitons parcourir collectivement ? Le cap militaire commande de partir de la menace. Or nous avons vu que celle-ci était, pour l'instant et dans un horizon de moyen terme, essentiellement sur la courte et moyenne portée. Le cap politique a pour horizon la demande de l'opinion publique. Or celle-ci est pour l'instant, dans notre pays, quasi-nulle. Est-ce pour autant une raison de ne rien faire ? Le cap diplomatique part du constat que la DAMB permet de structurer les alliances et pose la question de la place que nous souhaitons tenir dans l'Alliance atlantique. Le cap commercial s'intéresse aux marchés et aux technologies critiques. Enfin le cap stratégique nous interroge sur le degré d'autonomie que nous souhaitons conserver sur nos propres décisions.

Dans chacune de ces cinq directions, nous ne sommes pas obligés d'aller jusqu'au bout. Nous pouvons nous contenter de parcourir une partie du chemin.

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