Intervention de Jean-François Humbert

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 20 octobre 2010 : 1ère réunion
Oeuvres visuelles orphelines — Examen du rapport

Photo de Jean-François HumbertJean-François Humbert, rapporteur :

À l'initiative de Mme Marie-Christine Blandin et des membres du groupe socialiste, une proposition de loi a été déposée le 12 mai dernier sur les oeuvres visuelles dites « orphelines ». Les enjeux sont à la fois économiques, juridiques et culturels. L'oeuvre orpheline, qui n'est pas définie dans le code de la propriété intellectuelle, est une oeuvre dont on ne retrouve pas l'auteur ou l'ayant droit et qui n'est donc, en théorie, pas exploitable. Mais la réalité est souvent bien différente, notamment dans le secteur de la photographie. C'est en réaction aux pratiques abusives qu'est née la présente proposition de loi. Ainsi que le rappelle l'exposé des motifs, « un nombre croissant d'oeuvres visuelles sont exploitées dans l'édition à des fins professionnelles sans autorisation des auteurs ou de leurs ayants droit, au prétexte que ceux-ci seraient inconnus ou introuvables. » Tous les professionnels de la presse déplorent la banalisation du recours à la mention « droits réservés » ou « DR » en lieu et place du nom de l'auteur de la photographie.

Or le « DR », que certains appellent « droit à rien », prive le photographe du respect de son nom et de son oeuvre - notamment lorsque la photo est retouchée - mais aussi d'une juste rémunération. Une étude du syndicat national des auteurs et diffuseurs d'images a estimé le manque à gagner, sur huit titres de presse, à 350 000 euros mensuels environ. Restons prudents, car les « droits réservés » recouvrent en fait des situations bien différentes : photos dites « people », pour lesquelles photographes comme agences requièrent l'anonymat ; photos institutionnelles ou promotionnelles mises gracieusement à disposition dans les dossiers de presse, dont les auteurs sont en général rémunérés soit forfaitairement soit en tant que salariés ; photos gratuites ou à très bas prix circulant sur Internet ; et, enfin, oeuvres orphelines, qui représenteraient entre 3 et 20 % des « DR ».

Ainsi toute législation sur les oeuvres orphelines va au-delà de la lutte contre l'usage abusif des droits réservés, même si elle peut évidemment avoir un effet vertueux, comme le souligne un récent rapport de l'inspection générale des affaires culturelles sur le photojournalisme. Du reste, la réflexion sur le traitement des oeuvres orphelines est née avec le débat sur la numérisation du patrimoine écrit, qui concerne les bibliothèques françaises et la Bibliothèque nationale de France, mais surtout le portail numérique de l'Union européenne dont Europeana incarne la naissance. Cela explique la mobilisation de la Commission européenne, la numérisation et l'exploitation des oeuvres étant aujourd'hui bloquées.

Nous sommes face à un dilemme juridique : valorisation du patrimoine et meilleur accès à la culture, ou prudence devant une dérogation au droit de la propriété intellectuelle ? Concilier ces deux objectifs est un exercice délicat. La Commission européenne, depuis 2006, a travaillé à un projet de directive qui devrait être présenté le 23 novembre prochain. Nous connaîtrons alors la logique retenue - qui s'accompagnera d'une reconnaissance mutuelle entre les États-membres.

Parallèlement, la commission des oeuvres orphelines du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique a rendu un avis en mars 2008. Le rapport insiste sur quelques points qui exigent la vigilance ; il propose une définition des oeuvres orphelines et suggère une réforme législative pour mettre en oeuvre une gestion collective obligatoire.

La philosophie de ces travaux semble avoir guidé les auteurs de la proposition de loi. Cependant, à la différence du présent texte, toutes les réflexions menées au niveau national et européen abordent conjointement les secteurs de l'écrit et de l'image fixe - approche pragmatique mais aussi conception culturelle du livre comme un tout.

Google, dans ses négociations avec les éditeurs, a écarté les représentants des oeuvres visuelles. Aujourd'hui, ces derniers portent plainte contre la firme américaine au motif que leurs droits d'auteur ne sont pas respectés. En outre, compte tenu des enjeux de numérisation du patrimoine écrit national, il semble étrange de légiférer sur les seules oeuvres visuelles. On pourrait s'interroger sur l'opportunité d'élargir le champ de cette proposition de loi au secteur de l'écrit, mais tous les acteurs sont formels : ce serait prématuré. De nombreuses questions n'ont pas encore été tranchées - sans compter que la gestion collective proposée dans le présent texte soulève d'autres incertitudes. Par exemple, ne devrait-on pas fixer des durées maximales d'autorisation d'exploitation des oeuvres orphelines, selon les secteurs et les utilisations ? De tels délais ne seraient-ils pas une garantie plus satisfaisante pour les ayants droit qui se manifesteraient, que la caducité des autorisations en cours ? Comment éviter une confusion des rôles des sociétés de gestion collective qui, dans la rédaction de Mme Blandin, pourraient avoir tendance à favoriser la reconnaissance du plus grand nombre d'oeuvres orphelines, afin d'en gérer les droits patrimoniaux ? Comment s'assurer que les barèmes ne favorisent pas une concurrence déloyale au profit des oeuvres orphelines ? Enfin, ne serait-il pas opportun de réserver la mention « DR » aux seules oeuvres orphelines ?

Il semble difficile de répondre à ces questions dans les délais qui nous sont impartis en première lecture. Les « droits réservés » constituent un vrai problème et je salue l'action déterminante de Mme Blandin et de ses collègues. Cette question est aujourd'hui l'une des plus discutées au sein du secteur de la presse, et au ministère de la culture, depuis le dernier « Visa pour l'image » à Perpignan. La proposition de loi va bien au-delà de la problématique des « droits réservés », mais ne poursuit pas jusqu'à son terme la logique d'une législation sur les oeuvres orphelines. Il serait hasardeux de traiter les oeuvres visuelles en laissant pendantes les questions relatives à l'écrit. Il ne me semble pas raisonnable d'adopter aujourd'hui la proposition de loi. Sur l'article 1er, j'ai néanmoins une proposition d'amendement tendant à mieux définir les oeuvres orphelines et les critères pour les identifier. Je vous propose en revanche de ne pas adopter les articles 2 et 3.

Nous pouvons jeter ensemble les bases d'une loi qui marquera très certainement une étape décisive dans l'élaboration du droit de la propriété intellectuelle. Nous serons évidemment attentifs aux travaux susceptibles d'enrichir ce texte au cours de la navette ; les auteurs, les éditeurs et les pouvoirs publics auront l'occasion de trancher bien des questions non encore résolues.

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