Intervention de Camille Grand

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 2 juin 2010 : 1ère réunion
Défense antimissile — Audition de M. Camille Grand directeur de la fondation pour la recherche stratégique frs

Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique :

Je vous remercie, Monsieur le Président, de m'avoir invité à évoquer devant votre commission un sujet d'actualité « montante », sinon brulante. La France va se trouver face à des choix et il s'agit de savoir comment elle pourra se positionner. Je plaide en ce qui me concerne pour que des décisions claires soient prises, alors que depuis plusieurs années, nous avons plutôt laissé les choses aller au fil de l'eau. Tout en accumulant les non-décisions, nous nous trouvons engagés, au sein de l'OTAN, dans de nombreuses activités liées à la défense antimissile.

La défense antimissile constitue de longue date un élément important du débat stratégique, principalement aux Etats-Unis. Depuis les années 1960, ces derniers ont dépensé plus de 200 milliards de dollars dans les programmes de défense antimissile, dont 100 milliards de dollars au cours de la dernière décennie. Le mandat de George W. Bush a marqué une période d'expansion pour la défense antimissile.

Deux changements importants sont intervenus dans la période récente.

Tout d'abord, nous sommes passés d'un rêve de protection absolue contre toutes les menaces balistiques, incarné par l'Initiative de défense stratégique du Président Reagan, à une ambition plus limitée. Il s'agit de se protéger de quelques pays proliférants, dont les capacités sont réduites et relativement peu évoluées technologiquement.

Cette évolution des objectifs rend la technologie de la défense antimissile plus crédible. Les Etats-Unis peuvent déjà intercepter des missiles de type Scud et ils sont en passe d'acquérir une première capacité de protection contre des missiles balistiques plus élaborés, du type de ceux possédés par la Corée du Nord. La défense antimissile devient une technologie envisageable dans certains scénarios, face à des missiles de courte portée ou des missiles de longue portée peu élaborés. Cette technologie n'en demeure pas moins extrêmement exigeante, puisqu'elle suppose l'interception d'objets se déplaçant jusqu'à 40 kilomètres par seconde.

Je souligne à ce propos que la Russie n'a jamais totalement renoncé à la défense antimissile. La région de Moscou est protégée par un système de défense antimissile avec des intercepteurs dotés de têtes nucléaires. Cette technologie est moins exigeante que celle utilisée par les Etats-Unis, dont les intercepteurs, dotés de têtes classiques, doivent détruire le missile assaillant par impact direct. Elle requiert un moindre degré de précision, l'efficacité des intercepteurs russes étant liée à une explosion nucléaire.

Le second changement est celui imprimé par l'administration Obama, qui n'a pas renoncé aux plans de l'administration Bush mais les a révisés. Au plan budgétaire, les dotations allouées à la Missile Defense Agency ont été réduites de 10 à 15 %, mais elles représentent tout de même encore 8 milliards de dollars par an. Le programme a également été réorienté en privilégiant les technologies les plus matures, c'est-à-dire celles de l'interception à courte et moyenne portée. Il faut surtout noter la priorité très forte que l'administration actuelle accorde à la défense antimissile dans sa politique de consolidation des alliances. Cela est vrai en Asie, avec le Japon et la Corée du Sud, au Moyen-Orient, avec les pays du Golfe, et en Europe, avec le débat en cours au sein de l'OTAN.

L'administration Bush avait engagé des discussions bilatérales avec la République tchèque d'une part, la Pologne d'autre part, en vue d'un projet qui visait essentiellement à renforcer la protection du territoire américain par l'implantation d'équipements en Europe.

L'administration Obama a proposé une solution alternative, dans le cadre d'une approche par phase. Il ne s'agit plus d'implanter des intercepteurs destinés aux missiles intercontinentaux (Ground based interceptors - GBI), mais de s'appuyer sur le système SM-3, axé sur les missiles à moyenne portée, dont certains seraient embarqués sur navires et d'autres basés à terre. A y regarder de plus près, on s'aperçoit que ce projet est d'une certaine manière plus ambitieux. Là où l'administration Bush prévoyait l'implantation d'un maximum de 20 intercepteurs GBI, l'administration Obama envisage à terme jusqu'à 200 intercepteurs SM-3 stationnés en Europe en complément des moyens embarqués sur navire. Elle exerce aujourd'hui une forte pression pour que ce projet soit endossé par l'OTAN, voire même financé en partie par l'OTAN. Cet appel à la contribution des alliés est la contrepartie de l'abandon de la méthode unilatérale qui caractérisait l'administration précédente.

Il faut constater que depuis plusieurs années, la thématique de la défense antimissile progresse au sein de l'OTAN. Même si diverses tactiques diplomatiques sont employées pour retarder l'échéance des grandes décisions, chaque sommet ou réunion interministérielle marque une petite avancée allant dans le sens d'un rôle renforcé pour la défense antimissile.

Le groupe d'experts sur le concept stratégique, présidé par Mme Albright, s'est prononcé sur ce point. Il souligne que « l'Alliance devrait avoir un rôle plus affirmé face à la menace balistique émergente » et considère que « la nouvelle approche adaptative phasée des Etats-Unis pour la défense contre les missiles balistiques est l'occasion d'élaborer une véritable stratégie à l'échelle de l'OTAN, qui ajouterait à la défense des populations ainsi qu'à celle des forces ». Il estime que « les systèmes américains qui seront déployés seront beaucoup plus efficaces contre les missiles balistiques du Golfe menaçant l'Europe que ceux qui étaient prévus auparavant » et qu' « un système OTAN de défense antimissile améliorerait la dissuasion ainsi que le partage transatlantique des responsabilités, renforcerait le principe de l'indivisibilité de la sécurité et permettrait une coopération de sécurité concrète avec la Russie ». Pour le groupe d'experts, « l'OTAN devrait inscrire la défense antimissile territoriale au nombre des missions essentielles de l'Alliance. A cet effet, elle devrait décider de développer son système de défense active multicouche contre les missiles balistiques de théâtre pour en faire le coeur de la capacité de commandement et de contrôle d'un système OTAN de défense antimissile territoriale ».

Le secrétaire général de l'OTAN est pour sa part très attaché à cette thématique.

Dans ce contexte, le discours de la France a évolué. Certes, nous considérons que la défense antimissile ne peut être qu'un volet parmi d'autres des réponses à la prolifération des missiles balistiques. La diplomatie, le contrôle des transferts de technologie, les moyens militaires et, bien entendu, la dissuasion, ont leur rôle à jouer. La France ne voit plus d'incompatibilité entre la défense antimissile et la dissuasion. Elle parle de complémentarité. Toutefois, le débat n'est pas totalement tranché et les choses ne sont pas aussi claires. Il importe que la place que nous pouvons reconnaître à la défense antimissile n'affaiblisse pas la crédibilité de la dissuasion, en réduisant le rôle que nous entendons lui faire jouer. Sur ce point, il faut souligner que le rapport Albright a pris soin de ne pas opposer défense antimissile et dissuasion nucléaire et d'écarter toute logique de substitution. Il faut se demander si la défense antimissile peut être utile dans des scénarios « limites », lorsque la dissuasion ne pourra jouer, par exemple en cas de frappes contre des troupes déployées ou de menaces contre des alliés qui viseraient à exercer un chantage pour empêcher notre déploiement.

La question du commandement et du contrôle d'un éventuel système allié de défense antimissile est extrêmement complexe. Le temps laissé à la prise de décision est de l'ordre de trois minutes. Il faut définir des règles d'engagement et celles-ci doivent nécessairement comporter une forme d'automaticité de la riposte.

La relation avec la Russie est également un sujet majeur. Politiquement, il paraît très attractif d'associer la Russie, mais cela serait très complexe techniquement, s'agissant du système de commandement et de contrôle. Dans quelles conditions les alliés pourraient-ils s'en remettre entièrement aux moyens russes pour réaliser certaines interceptions ? Inversement, la Russie serait-elle prête à accepter une forme d'automaticité qui n'est déjà pas évidente entre alliés ?

Il me semble que face à ces problématiques, la France devrait prendre en compte quatre éléments.

Le point de départ de toute réflexion est nécessairement l'évaluation de la menace. Indiscutablement, la menace s'accroît. Les pays proliférants améliorent la portée de leurs missiles, grâce à la maîtrise de la séparation des étages, et leur performance, par exemple en leur assignant des trajectoires plus élaborées, non exclusivement balistiques. Les Iraniens testent désormais des missiles de plus de 2 000 kilomètres de portée.

Il est ensuite nécessaire de veiller à l'articulation entre la défense antimissile et la dissuasion nucléaire, aussi bien dans l'intérêt de la France que dans celui de l'OTAN elle-même. Il convient à mon sens de s'opposer à toute logique de substitution, pour des raisons tant intellectuelles - ne pas saper la crédibilité de la dissuasion - que budgétaires. En effet, si la défense antimissile devait se substituer à la dissuasion, le niveau d'ambition serait tout autre, avec la nécessité d'investissements beaucoup plus importants. La logique de complémentarité permet donc aussi d'assigner des limites financières au développement de la défense antimissile. Il faut souligner qu'au sein de l'Alliance, la France possède un réel savoir-faire conceptuel et technologique. Nous disposons d'années de réflexions sur le rôle de la dissuasion et nous maîtrisons les technologies balistiques, y compris les problématiques liées à la pénétration des défenses antimissiles.

Troisièmement, il me paraît indispensable de clarifier les enjeux budgétaires. Les chiffres les plus divers circulent, que ce soit sur le coût d'une défense antimissile de l'OTAN ou sur celui de la contribution que la France pourrait y apporter.

La comparaison avec les montants américains ne me paraît pas pertinente. Les 200 milliards de dollars dépensés par les Etats-Unis depuis cinquante ans sur la défense antimissile sont à rapprocher des 5 000 milliards de dollars consacrés sur la même période à la dissuasion nucléaire. Aujourd'hui, le budget annuel de la Missile Defense Agency, avec 9 milliards de dollars, représente moins de 20 % du budget nucléaire militaire total (défense antimissile incluse), qui est de l'ordre de 52 milliards de dollars et environ 1,5 % des dépenses militaires américaines.

L'OTAN est déjà engagée dans le programme ALTBMD (Active Layered Theatre Ballistic Missile Defense) à hauteur d'environ 800 millions d'euros. Le coût additionnel pour acquérir une capacité de défense antimissile du territoire serait inférieur à 200 millions d'euros, d'après des chiffres discutés et réputés souvent sous-évalués. En pratique, on peut estimer que l'OTAN envisage de dépenser entre 500 millions et 1 milliard d'euros pour la défense antimissile dans les dix années qui viennent auxquels s'ajouteront les acquisitions de capacités nationales. On mesure ainsi ce que pourrait être le coût pour la France, dont la clef contributive est comprise entre 11 et 12 %.

Les projets présentés par les industriels français, quant à eux, ne sont pas financièrement d'ampleur comparable au budget de la dissuasion nucléaire. Ils souhaitent le lancement de plans d'études-amont destinés à entretenir les compétences et celui de programmes représentant un coût de l'ordre de 1 à 2 milliards d'euros pendant la durée d'une loi de programmation militaire. On pourrait ainsi estimer que la France devrait consacrer environ 100 millions d'euros par an à la défense antimissile si elle voulait se positionner plus avant sur cette capacité. Cela paraît beaucoup dans le contexte budgétaire actuel, mais dans l'absolu, ce n'est pas une dépense budgétairement inaccessible.

Enfin, le quatrième facteur à prendre en compte est celui des enjeux technologiques et stratégiques. La France dispose de capacités. Parmi les alliés européens, elle est celui qui a le plus d'atouts à faire valoir, même s'il faut reconnaître que dans la période récente, peu d'entre eux ont bénéficié d'un financement dédié à la défense antimissile.

Je conclurai en distinguant cinq hypothèses parmi les options qui s'offrent à la France face à la défense antimissile.

La première option consisterait à refuser de s'engager dans la défense antimissile, au motif que nous n'en voyons pas la nécessité et qu'elle n'est pas à la portée de nos moyens budgétaires. Nous adopterions ainsi une logique de « passager clandestin », car nous pourrions tout de même bénéficier de la protection de l'espace européen mise en place par l'OTAN sans y contribuer. Cette position serait politiquement difficile à assumer au sein de l'OTAN pour la France. En outre, nous nous priverions pratiquement de tout moyen de peser sur les choix effectués par l'OTAN.

La deuxième option serait l'intégration totale dans un dispositif antimissile de l'OTAN dominé par les Etats-Unis au plan technologique et stratégique. Le système de commandement et de contrôle serait exclusivement américain, tout comme l'essentiel des capteurs et des intercepteurs, qui seraient achetés « sur étagères ». Dans cette hypothèse, il nous serait difficile de maîtriser les développements au sein de l'OTAN. Les retombées seraient très faibles pour les industriels européens au plan technologique.

Une troisième option, que j'assimilerais au modèle japonais, consisterait à s'engager dans un partenariat et une coopération bilatérale avec les Etats-Unis, visant à assurer une interopérabilité entre leurs moyens et les nôtres. Cette solution impliquerait une combinaison d'acquisitions auprès des Américains et des développements propres. Comme l'illustre l'exemple de l'avion de combat JSF, ce type de partenariat a des limites, les Etats-Unis imposant des « boîtes noires » qui limitent les transferts de technologies.

Le développement de capacités françaises et européennes indépendantes constituerait une quatrième hypothèse. L'autonomie stratégique européenne serait garantie et les retombées industrielles maximales. Cette solution suppose des coûts excessifs et, en pratique, il serait difficile de trouver des partenaires intéressés.

Enfin, une cinquième option, qui me semble la plus pertinente, consisterait à identifier des capacités et des « briques » technologiques françaises permettant de coopérer avec l'OTAN sans être un simple payeur. Il s'agirait de développer des technologies nationales qui pourraient dans certains cas présenter un intérêt dans d'autres domaines que la défense antimissile, par exemple pour la dissuasion. Cette option nous permettrait une meilleure maîtrise du calendrier et des dépenses. Elle suppose des financements et une décision politique claire, mais ces deux conditions ne sont pas réunies aujourd'hui. Nous ne sommes pas encore en mesure de présenter à l'OTAN un « paquet » français cohérent. La principale difficulté est d'ordre financier, car il faudrait dégager les marges de manoeuvre nécessaires.

Pour conclure, en matière de défense antimissile, je suis plutôt agnostique, dans la mesure où je n'éprouve ni hostilité foncière, ni enthousiasme. La défense antimissile est un outil, elle ne constitue pas une stratégie.

Il faut être pleinement conscient que ce sujet est désormais sur la table et que l'on ne peut se satisfaire de la politique de l'autruche. La défense antimissile est une composante structurante de la politique d'alliances des Etats-Unis. Elle fait partie du paysage stratégique.

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