Intervention de Abdou Diouf

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 2 juin 2010 : 2ème réunion
Audition de M. Abdou Diouf secrétaire général de la francophonie

Abdou Diouf, secrétaire général de la francophonie :

Je remercie le président Larcher de m'avoir suggéré de venir devant vous faire entendre la voix de la francophonie. Je suis le premier conscient de la part essentielle que vous prenez dans l'engagement de la France envers la francophonie.

Au moment où nous célébrons le cinquantième anniversaire des indépendances africaines francophones et le quarantième anniversaire de la convention de Niamey qui a donné le jour à la francophonie institutionnelle, rappelons que la francophonie est née en Afrique sous l'impulsion de grandes figures - le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Tunisien Habib Bourguiba et le Nigérien Hamani Diori, sans oublier le Cambodgien Sihanouk - qui ont joué un rôle décisif dans les mouvements d'indépendance. Leur choix de rassembler en une union solidaire les pays du Sud et du Nord qui avaient en partage le français est éminemment politique : le langage de la colonisation est devenu celui de l'émancipation. Une émancipation, non plus vécue comme une revendication de chacun pour soi, mais un projet de chacun pour tous. Depuis ses débuts, le projet francophone se caractérise par une visée universaliste, mais jamais uniformisatrice. Ce pari avant-gardiste d'une dialectique pacifiée et fécondante entre l'universel et le particulier, l'identité et l'altérité, confère aujourd'hui à la francophonie toute son actualité et sa pertinence.

Comment dépasser nos différences pour nous retrouver autour de valeurs et principes universels ? Comment dépasser les clivages du moment pour coopérer, Co et cogérer le monde? Telles sont les questions auxquelles la communauté internationale et les États-nations sont aujourd'hui sommés de réfléchir. La mondialisation ne nous laisse pas d'alternative. A considérer le déficit de démocratie dans les relations entre États - et singulièrement, au sein des instances internationales -, l'aggravation de la fracture entre pays pauvres et pays riches, l'absence de régulation qui consacre la loi mais aussi la culture du plus fort, la nouvelle gouvernance mondiale, évoquée par M. Sarkozy lors du sommet de Nice et nous-mêmes lors des sommets francophones, ne peut se réaliser sans une prise de conscience et un effort de volonté de tous les instants. Pour moi, l'heure de la francophonie a sonné. Il serait pour le moins paradoxal que la francophonie, au moment où le monde doit se doter d'un projet démocratique et solidaire, conjuguant aspiration à l'universel et diversité des peuples, ne porte pas témoignage de son expérience, qui comporte certes des échecs mais aussi des réussites, qu'elle n'ait pas l'ambition d'exercer une magistrature d'influence sur la scène internationale.

Notre évolution nous y a préparés. Évolution sur le fond, tout d'abord. Nous avons adapté notre coopération multilatérale aux bouleversements causés par la fin de la guerre froide sur fond de mondialisation. Nous nous sommes impliqués dans ces défis nouveaux qu'ont été la vague de démocratisation de la fin des années 1990, la multiplication des conflits internes aux nations, la crise du développement, la menace d'une uniformisation culturelle et son corollaire toujours possible, la balkanisation des identités devenues meurtrières. Évolution sur la forme, ensuite. L'agence de coopération culturelle et technique rassemblant 21 pays s'est transformée en une organisation multilatérale regroupant 70 pays, dont 56 membres et 14 observateurs. Nous en avons tiré toutes les conséquences aux plans politique, institutionnel et fonctionnel : tenue du premier sommet des chefs d'État et de gouvernement à Versailles en 1986, élection d'un secrétaire général à Hanoï en 1997, adoption d'un cadre stratégique décennal à Ouagadougou en 2004 et d'une charte rénovée à Antananarivo en 2005, mise en plan d'un plan de gestion stratégique en 2008 et, enfin, inauguration en septembre prochain de la Maison de la francophonie, en présence du Président de la République à qui je veux redire toute ma gratitude. Ce projet brillamment porté par Mme Tasca au Sénat est un gage de confiance pour un avenir que je crois placé sous les meilleurs auspices.

Permettez-moi de vous entretenir de deux missions emblématiques, pour l'une, de notre modus operandi et de notre valeur ajoutée et, pour l'autre, de notre pouvoir ou plutôt de notre potentiel d'influence. Premièrement, notre engagement en faveur de la démocratie, des droits de l'homme et de la paix dont les violations constituent la principale source de crises et de conflits dans l'espace francophone. D'où le mécanisme de suivi prévu au chapitre 5 de la Déclaration de Bamako qui constitue, depuis 2000, notre feuille de route, enrichie par la Déclaration de Saint-Boniface en 2006 sur la sécurité humaine et la prévention des crises et des conflits. Ce mécanisme traduit bien notre volonté de préférer le dialogue et l'accompagnement aux sanctions, qui sont certes nécessaires, de privilégier l'alerte précoce à travers une observation permanente des pratiques déployées par nos États membres pour respecter ces principes. D'où, également, l'habilitation donnée au secrétaire général d'activer, en cas de rupture de la démocratie ou de violation grave des droits de l'homme, des mesures spécifiques de sauvegarde qui vont de l'envoi de médiateurs ou de facilitateurs à l'adoption de mesures, non pas d'exclusion, mais de suspension de la francophonie ou de la coopération multilatérale. Pour autant, le souci d'accompagnement demeure : les programmes touchant directement le bien-être des populations ou s'inscrivant dans le cadre du retour à l'ordre constitutionnel et à la démocratie sont maintenus. C'est la démarche que nous avons adoptée au Togo en 2005, en Mauritanie en 2005 et en 2008 et en Guinée et à Madagascar aujourd'hui. Le cas du Niger est différent car il n'a pas été suspendu, mais condamné. Pour autant, nous avons continué de l'accompagner et il a respecté ses engagements.

Plusieurs constantes guident notre approche : la volonté, de nous inscrire dans les réalités et spécificités de chaque peuple, démontrant ainsi que respect de la diversité culturelle n'est pas synonyme de relativisme culturel ; la volonté de lier les actions politiques à des programmes destinés à renforcer les capacités de tous les acteurs nationaux. Dans cette démarche exigeante, nous ne sommes pas seuls. Je pense, monsieur Legendre, à l'Assemblée parlementaire de la francophonie qui s'est dotée, avant la Déclaration de Bamako, d'un mécanisme de réaction aux ruptures de l'ordre constitutionnel et qui, comme nous, s'attache à prévenir efficacement crises et conflits. Puisse le projet d'une observation préventive des sections membres de l'APF être adopté lors de l'assemblée générale de Dakar ! Je pense, également, aux réseaux institutionnels qui doivent mettre leur expertise à disposition d'institutions en situation difficile. Nous ne sommes pas seuls car nous travaillons, depuis les origines, en coopération étroite avec les autres organisations internationales. Nos envoyés spéciaux ou facilitateurs collaborent avec leurs homologues d'autres organisations, comme ce fut le cas dans la médiation quadripartite à Madagascar qui a, hélas, échoué pour l'heure. Nous apportons notre soutien aux chefs d'État qui, de leur propre initiative, mandatés par l'Union africaine ou encore par des organisations régionales, s'impliquent dans la résolution des crises, tel le Président Wade en Mauritanie ou le président Compaoré au Togo, en Côte d'Ivoire et en Guinée. Nous participons également aux Groupes internationaux de contact, comme ce fut le cas pour la Mauritanie et aujourd'hui pour la Guinée et Madagascar. Notre souci permanent est de trouver la juste voie entre nos mécanismes propres et ces dynamiques collectives afin de ne pas nous diluer mais de renforcer l'échange d'informations, la rationalisation de l'assistance et des sanctions. Notre défi, est également, malgré des avancées incontestables, de mieux appréhender les causes de crises et de conflits récurrents et d'affiner notre dispositif - la crise au Niger en a montré la nécessité. Le processus de « Bamako +10 » et le prochain sommet seront l'occasion de faire ce saut qualitatif.

Après ces questions politiques que j'ai préféré aborder en premier m'adressant à des parlementaires, j'en viens, enfin, à notre engagement au service de la langue française. Je veux rendre hommage à M. Raffarin pour son combat héroïque, son intransigeance francophone, sa tolérance zéro. Lors de ses déplacements, il défend haut et fort la langue française. Les Jeux olympiques de Pékin en 2008, à cet égard, ont été un grand succès. Forts de cet exemple, nous avons dit à Vancouver qu'il ne pouvait pas faire moins que Pékin et, à Londres, qu'il ne pouvait pas faire moins que Vancouver. N'oublions pas que le français est la première langue olympique. Si l'anglais et le français sont les deux langues de travail du comité international olympique, le français fait foi en cas de litige. Hélas !, la commercialisation, la mondialisation galopante, le laxisme ambiant avaient conduit à la situation que nous avons connue lors des Jeux olympiques d'Athènes. Nous nous sommes battus pour l'utilisation de la langue française, nous continuerons de le faire. Car le pire serait de se reposer sur ses lauriers. Notre combat est celui de Sisyphe qui aurait le dessein de Prométhée... Pour ma part, j'ai biffé de mon vocabulaire le mot « découragement », ai-je expliqué récemment à la presse. Le partage d'une langue parlée par 200 millions de locuteurs dans le monde, dont 60 % ont moins de 30 ans, nous confère un important potentiel d'influence : le français est la neuvième langue parlée au monde, la troisième utilisée sur la Toile. Seule langue avec l'anglais à être utilisée sur les cinq continents, elle jouit du statut de langue officielle et de travail à l'ONU, à l'Union européenne, à l'OMC, à l'Union africaine, à la Cour internationale de Justice ou encore au sein du Comité international Olympique. Cette langue continue, aux yeux de centaines de millions d'hommes, d'incarner les Lumières et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 que le président Senghor avait tenu, dans la première Constitution sénégalaise, à faire figurer avant la Déclaration universelle des droits de l'homme. Éviter tout relativisme en matière de valeurs universelles est l'un des grands combats de la francophonie. Les valeurs universelles sont les valeurs universelles. Il n'est pas question de dire, au nom d'une quelconque diversité culturelle, pour laquelle nous nous battons du reste, que telle valeur ne peut pas être appliquée de la même façon au Sénégal et en France. Non, nous avons tous une commune humanité. Vous avez traduit ces valeurs universelles dans votre devise « Liberté, égalité, fraternité » ; nous y ajoutons la diversité, la solidarité, le dialogue des cultures et la civilisation de l'universel, chère au président Senghor. Nous refusons tout relativisme à ce sujet. La tentation est grande d'arguer du sous-développement de son pays pour ne pas respecter les valeurs universelles. Moi, j'ai été président d'un pays sous-développé. Et, quelles que soient les difficultés, je n'ai jamais transigé. Si la francophonie perd de vue le respect des valeurs universelles, elle perdra tout le reste. Une langue, donc, qui est la langue de la liberté et des valeurs universelles, et qui, au-delà des frontières de l'Hexagone, inspire de nombreux talents artistiques.

Je partage pleinement, messieurs les présidents de Rohan et Legendre, le constat que vous dressez dans votre rapport d'information sur le rayonnement culturel international : il faut « de substituer à une logique de rayonnement, prisonnière de son héritage historique, une politique d'influence s'appuyant sur une culture qui ne cherche pas seulement à se diffuser, mais également à s'enrichir au contact des autres cultures. » Appliquons cette préconisation à notre espace. Dans le nouvel ordre mondial qui se dessine, il y aura place pour plusieurs langues de communication internationale. La Chine et l'Inde investissent dans l'enseignement de leur langue et la diffusion de leur culture. Le français peut figurer dans le peloton de tête si nous lui assurons les moyens véritables de sa compétitivité. Quand je dis « nous », je pense à nos États, à la France, bien sûr, mais aussi à tous les autres, car cette magistrature d'influence est une opportunité que la plupart des pays ne pourraient prétendre exercer seuls. A cet égard, permettez-moi de rappeler comme je l'ai fait à l'université Jean Moulin de Lyon que nos efforts n'aboutiront pas si les États partiellement francophones qui nous rejoignent ne développent pas l'enseignement et l'usage du français, si les États qui ont le français pour langue maternelle ou officielle prennent le pari du tout anglais. Chacun de nous a des exemples en tête. Je pense à celui d'un membre de notre organisation qui préfère manier un anglais médiocre plutôt que notre belle langue française au sein de notre enceinte. Du reste, ce pari du tout anglais semble dépassé quand au moins 100 000 Américains feront leurs études en Chine dans les quatre prochaines années. Il est réducteur quand 5 milliards de personnes ne parlent pas l'anglais. « Quand un peuple n'ose plus défendre sa langue, disait Rémy de Gourmont, il est mûr pour l'esclavage »... Nos efforts n'aboutiront pas tant que les responsables politiques et les investisseurs ne seront pas convaincus du formidable potentiel de l'espace francophone, tant que les médias nationaux n'ouvriront leurs colonnes, leurs écrans, leurs ondes à la Francophonie que pendant la seule journée du 20 mars. Au prix de cette volonté, investis de cette confiance en nous-mêmes et en notre avenir, nous relèveront les défis qui nous attendent avec l'appui des chefs d'État et de gouvernement lors du prochain sommet de Montreux. Après cette introduction, j'aurais plaisir à répondre à vos questions.

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