Intervention de Jean Pisani-Ferry

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 18 octobre 2011 : 1ère réunion
Modalités de sortie de la crise de la zone euro — Table ronde

Jean Pisani-Ferry, directeur de l'institut Bruegel :

Je suis heureux d'être parmi vous. Le moment est grave, et il est difficile de surestimer les risques que court la zone euro : il ne s'agit pas seulement des difficultés d'une économie périphérique comme la Grèce, mais de problèmes plus profonds, qui touchent au coeur de l'Union monétaire. L'écart ou spread de taux d'intérêts payés par la France et l'Allemagne vient de dépasser 100 points de base. On peut craindre une nouvelle crise bancaire d'une ampleur comparable à celle de 2007 et 2008. Tout le monde attend l'issue du prochain Conseil européen, mais les premières indications ne sont guère rassurantes.

Vous avez raison d'aborder les sujets de fond, car la question posée par les marchés est bien celle des fondements de l'Union monétaire et de sa capacité à résister aux temps difficiles. La crise actuelle a fait resurgir des problèmes et des désaccords enterrés lors de la création de l'euro. Le débat était jusqu'à présent plus approfondi en Allemagne, et il est très bienvenu que votre commission des finances contribue à la réflexion française sur ce sujet.

Qu'avons-nous compris à la faveur de la crise ? En premier lieu, que les indicateurs habituels de comptabilité nationale ne permettaient pas d'appréhender correctement l'état des finances publiques et les risques encourus par les Etats : la situation de l'Irlande et l'Espagne, qui paraissait excellente, est brutalement devenue alarmante. En second lieu, que la zone euro était exposée à des crises de la dette résultant de prévisions auto-réalisatrices : un pays solvable lorsqu'il connaît un certain taux d'intérêt devient insolvable lorsque le taux augmente. L'Italie par exemple, dont le déficit public avoisine 4 % du PIB et dont la dette, importante, peut être réduite sans trop d'effort, reste solvable tant qu'elle est exposée à un taux de 3 %, mais à supposer que ce taux atteigne 7 %, il lui faut faire un tel effort pour redresser ses finances que cela justifie les préventions des prêteurs.

Or, dans les pays qui disposent d'une monnaie propre, la banque centrale peut interdire ces mécanismes auto-réalisateurs : elle n'empêche pas l'Etat de faire défaut si les finances publiques sont gérées de manière irresponsable, mais, si ce n'est pas le cas, elle peut acheter de la dette publique et assurer la solvabilité du pays. Autrement dit, la banque centrale assume le rôle de prêteur en dernier ressort, ce qui n'est pas le cas de la BCE. C'est ce qui explique que le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, dont les finances publiques ne sont pas en meilleur état que celles de l'Espagne, empruntent à des taux beaucoup plus faibles. Certes, la BCE a acheté des obligations grecques, italiennes et espagnoles, mais ce Securities Markets Programme est très controversé et a sans doute précipité la démission d'Axel Weber, puis celle de Jürgen Stark. L'establishment monétaire allemand est farouchement opposé à cette politique. J'estime que la BCE a bien fait de racheter de la dette italienne et espagnole ; pour la dette grecque, je suis plus circonspect. Mais elle n'est pas faite pour cela. Tout d'abord, contrairement à une banque centrale nationale, elle a plusieurs actionnaires, et en cas de pertes - par exemple si un Etat à qui elle a prêté fait défaut -, elle doit réduire les dividendes de chacun, voire demander à tous de la recapitaliser, ce qui revient à opérer une redistribution au sein de la zone euro. Or elle n'a pas le mandat pour le faire. Son mode de gouvernance n'est pas non plus approprié, puisqu'en matière de politique monétaire chaque gouverneur y dispose d'une voix, alors qu'en cas de redistribution il serait normal que les droits de vote dépendent de la contribution de chacun. A cela s'ajoutent des raisons doctrinales, notamment en Allemagne où, dès avant l'union monétaire, la Bundesbank ne jouait pas le rôle de prêteur en dernier ressort.

Que faire ? Le plus simple serait de mettre le risque à la charge des Etats, et de faire racheter de la dette souveraine par le FESF plutôt que par la BCE. Mais le FESF ne dispose que de 440 milliards d'euros, dont il faut retrancher 40 milliards déjà accordés au Portugal et à l'Irlande, 100 milliards promis pour le deuxième plan d'aide à la Grèce, et une certaine somme pour la recapitalisation des banques. Il reste à peu près 250 milliards ; or le FESF a racheté en deux mois pour 100 milliards d'obligations italiennes et espagnoles. Avec 250 milliards, on peut donc tenir à peu près cinq mois. Le FESF ne suffit donc pas à rassurer les marchés. Lorsque les réserves de change d'une banque centrale sont épuisées, les marchés font sauter la banque ; c'est ce qu'il faut éviter à présent.

Une meilleure solution consisterait à utiliser une ligne de crédit de la BCE, qui prêterait au FESF pour lui permettre d'acheter des obligations ; celles-ci seraient mises en dépôt auprès de la BCE, qui imposerait une décote pour tenir compte du risque, et qui prêterait de nouveau le montant correspondant. Si la décote était de 20 %, on obtiendrait un coefficient multiplicateur de 5 : au lieu de 250 milliards d'euros, on aurait 1 250 milliards. Ce n'est pas la solution qui se dessine, et je ne me l'explique pas, car elle est techniquement propre et préserverait les missions de la BCE en les séparant clairement de celles des Etats.

On s'oriente vers une couverture des premières pertes par le FESF. Ce serait, me semble-t-il, une assez mauvaise solution, techniquement incertaine, qui segmenterait le marché des obligations, n'offrirait pas de défense efficace contre la spéculation et ne rassurerait pas les marchés.

Certains voudraient que les Etats soient solvables en toutes circonstances, quels que soient la conjoncture, les risques bancaires ou les besoins de recapitalisation des banques. Mais cela exigerait un niveau de dette publique beaucoup plus faible que ce à quoi nous sommes habitués. Une dette inférieure ou égale à 60 % du PIB n'offre pas une garantie suffisante : celle de l'Espagne ne dépassait pas 40 % du PIB en 2007, celle de l'Irlande 25 % ! Réduire drastiquement le niveau d'endettement imposerait partout une très longue cure d'austérité.

D'autres considèrent qu'il faut laisser les Etats faire faillite, après avoir renforcé le système bancaire en réduisant l'exposition des banques à la dette souveraine de leur Etat, en les incitant à diversifier leurs actifs publics, voire à diminuer la part de ceux-ci dans leur bilan - aux Etats-Unis, ce ne sont pas les banques qui détiennent la dette publique -, et en les recapitalisant. Cette solution est inspirée de l'exemple des Etats-Unis, où les Etats fédérés peuvent faire faillite. Mais le rapport entre la dette publique de l'Italie et le PIB de la zone euro est égal au rapport entre la dette de tous les Etats fédérés et le PIB américain : environ 20 % ! Le défaut d'un pays de la zone euro serait donc un événement financier de très grande ampleur, guère comparable à celui de la Californie, dont la dette équivaut à 2 % du PIB américain.

La dernière solution consiste en une garantie conjointe et solidaire des Etats, c'est-à-dire, sous une forme ou sous une autre, des eurobonds. Mais pour cela, il faudrait passer d'une surveillance budgétaire ex post à une surveillance ex ante, car les Etats garantiraient les dettes émises jusqu'à leur échéance. Cela impliquerait une modification de l'ordre juridique européen et l'instauration, soit d'un recours devant la Cour de justice, soit d'une procédure de validation démocratique au niveau européen des budgets nationaux.

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