Intervention de Christian Bataille

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 27 octobre 2011 : 1ère réunion
Politiques de l'énergie en europe : regards croisés

Christian Bataille, député, rapporteur :

Sans être exhaustif, le déplacement effectué avec Marcel Deneux du 19 au 22 septembre 2011 nous a donné de la situation allemande une photographie significative, plus proche de la réalité que tous les commentaires que nous avons entendus dans les médias, qui ne correspondent pas à la réalité que nous avons constatée.

Nos entretiens nous conduisent à constater le caractère irrémédiable de la décision d'arrêt des centrales nucléaires à l'horizon 2022, prise à l'unanimité de la représentation parlementaire allemande, sur la proposition de la chancelière Merkel. Inattendue de la part de la majorité chrétienne-démocrate, elle avait été préparée, dès 2002, par la coalition entre les sociaux-démocrates et les Verts dirigée par Gerhard Schröder. La faiblesse relative de l'énergie nucléaire a rendu cette décision réalisable dans le droit fil de la reconversion énergétique allemande. Nul basculement donc !

Une réduction, à un rythme annuel de 2 %, de la part - à ce jour limitée à 22 % -d'électricité d'origine nucléaire constitue un objectif ambitieux mais parfaitement réalisable au regard des ressources énergétiques de nos voisins. L'industrie allemande se préparait à cette évolution. Elle sera compensée par les énergies renouvelables, dont l'affichage est souligné, mais aussi par les importations et par le thermique à flamme.

Le développement des énergies renouvelables résulte d'une politique volontariste. À Berlin comme à Stuttgart, les représentants du ministère de l'environnement fédéral et de celui du Land du Bade-Wurtemberg, qui vient de basculer politiquement, ont mis l'accent sur l'objectif, annoncé par la chancelière allemande dès septembre 2010, d'une croissance accélérée de la part des énergies renouvelables dans la production électrique (de 35 % en 2020 puis de 80 % en 2050), dans le droit fil de la promotion de ces énergies mise en oeuvre, par les majorités successives, depuis le vote de la loi du 29 mars 2000, dite EGG (Erneuerbare Energien Gesetz) sur les énergies renouvelables. Les investissements considérables consentis, sous forme de subventions à la production, depuis une décennie, ont permis à l'Allemagne de rattraper le retard dont elle souffrait par rapport à notre pays. Ainsi, en 2010, 17 % de son électricité provenait des énergies renouvelables, contre 15 % pour la France. Si cela ne nous place pas si loin de la position allemande, l'énergie éolienne et la biomasse fournissent chacune un tiers de cette production outre-Rhin, alors que l'électricité d'origine hydraulique reste prépondérante chez nous.

Toutefois, l'Allemagne ne parviendra aux objectifs assignés aux énergies renouvelables pour 2020 qu'à condition de résoudre deux défis : la capacité à stocker l'électricité produite par les énergies intermittentes et la construction des milliers de kilomètres de lignes à très haute tension nécessaires pour relier les champs d'éoliennes du Nord et les centres industriels du Sud, auxquelles les populations ont manifesté leur hostilité. Un projet titanesque de parcs éoliens offshore, censé augmenter, pour 2030, la capacité de 25 gigawatts, nous a été présenté au ministère fédéral de l'environnement. Un parc expérimental a été mis en service en avril 2010, comportant 12 turbines géantes de 5 mégawatts chacune. Un second parc, en exploitation depuis le 2 mai 2011, contient 21 turbines produisant 48,3 mégawatts à pleine puissance. Leur construction a connu des retards et des surcoûts, liés aux difficultés techniques, les éoliennes étant très éloignées des côtes (respectivement de 56 et 16 kilomètres) et à grande profondeur (respectivement 28 et 19 mètres).

Si de tels défis sont à la mesure de la volonté politique et des capacités scientifiques allemandes, cette extension ne se heurte pas moins à des limites. Nous avons pu le vérifier in situ, à l'unité de production d'électricité à partir de biogaz, de Schwandorf, en Bavière. Provenant d'une centaine d'exploitations de la région, la biomasse est cultivée selon les méthodes agricoles de masse, transportée par camions, déversée dans des silos, avant d'être transvasée par des tractopelles dans de grands digesteurs, et enfin longuement malaxée par des pales motorisées. Le biogaz ainsi produit est transformé puis brûlé dans une petite centrale électrique - à l'échelle d'une petite ville. Compte tenu de l'énergie nécessaire pour ensemencer, cultiver, transporter et transformer cette biomasse en biogaz, le bilan environnemental d'un tel processus, sans doute bien moins favorable que celui du biogaz issu de déchets ménagers, pourtant déjà faiblement positif, pose question.

Nous avons interrogé nos interlocuteurs sur la rentabilité réelle de cette activité et sur ses perspectives de croissance. Ils sont inquiets de l'érosion des subventions accordées par le gouvernement, indispensables - après plus de dix ans d'investissements - au maintien de cette unité de production, comme des quelque six mille autres construites en Allemagne. Pour l'instant, avec 2 % de la production d'électricité, nous sommes très loin des objectifs ambitieux annoncés pour 2050.

Le bilan de la filière nucléaire allemande est mitigé. Parallèle à l'accroissement constant de la part des énergies renouvelables dans la production électrique, la réduction de celle de l'énergie nucléaire n'a guère été interrompue depuis dix ans, sauf dans les quelques mois qui ont précédé le drame de Fukushima. Pourtant, l'Allemagne semblait dotée des atouts nécessaires pour occuper, dans ces deux filières, un rôle de premier plan.

Notre visite de la centrale de Neckarwestheim, à une quarantaine de kilomètres de Stuttgart, et comportant deux réacteurs à eau pressurisée de 840 mégawatts et 1 400 mégawatts, n'a pas démenti notre jugement sur l'excellence technologique allemande dans le secteur nucléaire. Nous avons constaté le parfait entretien du premier réacteur, mis en service en 1976, arrêté depuis le moratoire sur l'énergie nucléaire de mars 2011, et doté, à l'instar des centrales françaises, de dispositifs de sécurité avancés, comme les recombineurs d'hydrogène qui ont fait défaut à Fukushima. Nous n'avons relevé aucun signe avant-coureur de démantèlement et ce réacteur semble bizarrement maintenu en état de redémarrer, en tant que de besoin, sous quelques semaines.

Nous n'avons pas eu le temps de visiter le second réacteur, le plus puissant, construit en 1989, et dont l'arrêt n'est prévu qu'à l'horizon 2022. Toutefois, son taux de disponibilité (89,8 %), très supérieur à celui de nos centrales (78,5 % en moyenne en 2010), prouve une maintenance rigoureuse. Compte tenu de la fin de son amortissement, ce réacteur devrait présenter pour l'exploitant EnBW (Energie Baden-Württemberg AG) une rentabilité intéressante. Néanmoins, fin 2010, EDF a décidé de céder au Land du Bade-Wurtemberg sa participation de 45%.

Nous avons été intrigués par la présence d'un silo destiné aux combustibles usés. La présentation du ministère de l'environnement a révélé les tâtonnements de la politique allemande, alors que la démarche française est fondée, conformément à la loi 30 décembre 1991, sur un investissement de long terme dans la recherche.

En ayant renoncé, à partir de 2005, à retraiter leurs déchets nucléaires en France, nos voisins ne pourront s'exonérer de trouver des solutions adaptées au stockage des verres issus du retraitement, lorsqu'ils devront - inévitablement malgré les protestations des écologistes allemands - rentrer en train de La Hague, mais aussi à celui des déchets non retraités.

L'Allemagne est privée de toute perspective de long terme pour le stockage de ses combustibles nucléaires usés, sinon, après leur refroidissement, celle d'un entreposage prolongé en surface, sur le modèle américain. Ces déchets seront plus exposés aux risques d'incendie, d'attentats ou de chutes accidentelles d'avions. Cette incertitude sur le sort des déchets, véritable talon d'Achille de la filière nucléaire allemande, a certainement joué un rôle dans la décision de son abandon - c'est ce qui nous a été dit.

Le problème de la gestion des déchets restant entier, le gouvernement allemand a annoncé la poursuite des recherches scientifiques sur la transmutation et le stockage géologique profond.

Si l'abandon de la filière nucléaire constitue indubitablement un échec pour l'industrie allemande, celle-ci peut se prévaloir, dans d'autres domaines, de réussites majeures. Le gaz illustre sa maîtrise technologique.

Ainsi, avons-nous pu découvrir, en Bavière, une semaine à peine après son inauguration, la dernière tranche de la centrale d'Irsching, dotée d'une nouvelle génération de turbine gaz à cycle combiné conçue par la société Siemens. Cet ancien prototype se distingue par son rendement de 60 %, mais surtout par sa rapidité de montée en charge: en 10 minutes, hors cycle combiné, jusqu'à 350 mégawatts, puis en 30 minutes, en cycle combiné, à sa puissance maximale de 640 mégawatts.

De telles performances, liées pour partie à une température de combustion supérieure à celle des turbines traditionnelles, ont pu être atteintes grâce aux matériaux de pointe, comme les céramiques, et à une architecture nouvelle, permettant un refroidissement interne des composants les plus exposés à la chaleur. Le développement de ces innovations a mobilisé, pendant plusieurs années, plusieurs centaines d'ingénieurs et techniciens.

Siemens a consenti un investissement d'un demi-milliard d'euros pour la mise au point de cette nouvelle génération de turbines à gaz, parce que leurs caractéristiques, notamment leur réactivité, en font le complément idéal des énergies renouvelables intermittentes, telles l'éolien ou le solaire. Le représentant de la société nous a précisé qu'une vingtaine d'unités étaient d'ores et déjà en cours de construction pour faire face aux besoins de l'Allemagne après l'arrêt, en mars 2011, des premiers réacteurs nucléaires. Convaincue d'une demande croissante pour ses turbines à gaz, Siemens s'est fixé une feuille de route ambitieuse pour le développement de futurs modèles, aux performances encore supérieures.

Nous avons été impressionnés par cette démonstration de maîtrise technologique, mais nous nous sommes interrogés sur les conséquences de l'augmentation prévisible de la consommation de gaz en Allemagne sur son indépendance énergétique (la Russie représente déjà 40 % de son approvisionnement) comme sur l'émission de gaz à effet de serre. A notre grand étonnement, notre inquiétude ne semblait partagée ni au ministère fédéral de l'environnement, ni au Land du Bade-Wurtemberg.

Nos interlocuteurs de Stuttgart ne nous ont pas caché leur intention de mettre à profit le mécanisme européen des droits d'émissions, pour compenser l'accroissement des émissions de CO2 résultant de la décision d'arrêt des centrales nucléaires. Si les ressources de l'économie allemande peuvent sans doute s'accommoder d'une telle dépense, les effets de ces achats massifs de droits pourraient être moins anodins pour d'autres pays, comme la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la Slovaquie, où une industrie lourde fortement émettrice constitue encore une part significative du potentiel industriel.

Nos interlocuteurs nous ont présenté le « marché » comme une ressource énergétique. Ils justifient ainsi leur ignorance de la provenance de l'électricité achetée par l'Allemagne à la bourse de l'énergie de Leipzig. Depuis mars 2011, l'Allemagne, d'exportatrice, est devenue importatrice d'électricité. Une simple consultation du site de l'ENTSO-E (European Network of Transmission System Operators for Electricity), le réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d'électricité, permet de visualiser les flux d'électricité d'origine nucléaire de République Tchèque et de France.

Le lignite est le pilier de la production électrique allemande. La part du gaz (14 % en 2010) augmentera inexorablement dans les prochaines années. Mais celle du charbon (43 % en 2010, dont 24 % pour le lignite et 19 % pour la houille) demeurera longtemps prépondérante. L'Allemagne, faute de réserves suffisantes de houille (estimées en fin 2008 à 99 millions de tonnes exploitables), importe les deux tiers de sa consommation annuelle (49 millions de tonnes en 2009). Le charbon provient majoritairement (à hauteur de 170 millions de tonnes en 2009) des mines de lignite rhénanes. Nous avons constaté, à quelques kilomètres de Cologne, sur le site d'extraction de Garzweiler et dans la centrale de Niederaussem, les efforts considérables déployés pour exploiter cette importante ressource nationale dont les réserves sont garanties pour 350 ans.

Nous avons été impressionnés par le bouleversement des paysages, sur une étendue de plusieurs dizaines de kilomètres carrés, dû à l'exploitation de cette mine rhénane à ciel ouvert par la société RWE (Rheinisch-Westfälische Elektrizitätswerk), l'un des quatre grands producteurs d'électricité allemands. La technique développée depuis un siècle et demi, permet l'accès à des veines parfois épaisses de soixante-dix mètres.

De gigantesques excavateurs à godets, longs de plus de deux cents mètres et hauts de près de cent, pesant plus de treize mille tonnes, peuvent chacun déplacer, deux cent mille tonnes de minerai par jour, acheminé sur des convoyeurs, puis un réseau ferré dédié, jusqu'aux centrales électriques. Rien ne semble devoir s'opposer à l'activité de ces titans, pas même les villages ou les routes, déplacés pour être reconstruits, à l'identique, un peu plus loin, alors qu'un intelligent reboisement permanent permet de recréer le paysage en quelques années.

Si nos voisins acceptent cette industrie traditionnelle, dont l'empreinte sur les paysages et les vies pourrait apparaître insupportable ici, c'est sans doute en raison des quelque 11 600 emplois directs et 100 000 emplois indirects qu'elle crée. Très professionnelles, les techniques de réaménagement de l'environnement élaborées au fil des décennies permettent de retrouver, à terme, un cadre propice au développement de la flore et de la faune de la région.

La dernière chaudière de la centrale électrique au lignite de Niederaussem, entrée en fonction en 2003, témoigne des capacités d'innovation de l'industrie allemande. Fonctionnant à une température (600°C) et une pression (250 bar) élevées, d'une puissance de 1 000 mégawatts, et dotée d'un système filtrant 99 % des rejets soufrés, elle atteint un rendement de 43 %, contre moins de 40 % pour la génération précédente. RWE expérimente sur le site plusieurs technologies destinées à en réduire encore les rejets : déshydratation préalable du lignite, capture du gaz carbonique en post-combustion, réutilisation de celui-ci comme accélérateur de croissance d'algues. L'opérateur prévoit, pour 2015 et 2020, deux nouvelles générations de chaudières au lignite, toujours plus performantes et moins polluantes.

Les investissements réalisés dans cette technologie et ceux qui sont prévus démontrent que l'Allemagne n'est pas prête à renoncer à la sécurité procurée par une réserve de plusieurs siècles en lignite, qui lui permet de faire face aux imprévus de l'approvisionnement en gaz ou aux retards dans le développement des énergies renouvelables.

Le cas allemand est singulier et l'on ne peut en aucun cas le rapprocher de la France. L'Allemagne ne confiait à la filière nucléaire qu'une part limitée de sa production d'électricité, qu'elle a réduite ces dernières années. Le principal industriel national, Siemens, a fluctué, passant des alliances successives, d'abord avec les français Framatome et Areva, ensuite avec l'américain Westinghouse, avant de se tourner vers Alsthom et, enfin, pour un court moment, le russe Rosatom. Alors qu'elle avait, au début des années soixante-dix, tous les atouts pour imposer sa maîtrise technologique, l'Allemagne a connu, dans le domaine nucléaire, l'un de ses rares échecs industriels.

La mise en oeuvre de la décision de sortie du nucléaire, bien que très progressive et étalée sur une dizaine d'années, posera des difficultés d'adaptation à l'industrie allemande. Néanmoins, les impressionnantes ressources énergétiques de l'Allemagne, avec ses réserves considérables de lignite, et sa capacité à développer des solutions techniques innovantes, pour désulfurer et capturer le CO2, rendront, à terme, ces combustibles plus compatibles avec les préoccupations environnementales. Il en va de même pour la houille qui continuera à être utilisée en quantité. Si nos interlocuteurs ont évoqué avec réticence ces atouts, il semble difficile de croire que l'Allemagne négligera ses réserves, ainsi que son savoir-faire en matière de conception des centrales électriques.

L'Allemagne fait preuve, dans le domaine des centrales gaz, de la même capacité à développer des solutions d'avant-garde et prometteuses de marchés. Mais le recours croissant au gaz russe, pourrait, à l'avenir, constituer une fragilité. Les pays européens doivent donc redoubler d'efforts et de diplomatie à l'égard de la Turquie, pour accélérer la mise en oeuvre du gazoduc Nabucco, ouvrant à l'Europe centrale et méridionale, via la Transcaucasie et l'Iran, un accès direct aux ressources de l'Asie centrale.

Si les énergies renouvelables focalisent les débats politiques outre-Rhin, leur développement reste freiné par les obstacles techniques au stockage et au transport de l'électricité produite par l'éolien et le solaire. Le biogaz reste largement expérimental.

L'Allemagne a fait des choix énergétiques qu'il ne nous appartient pas de remettre en cause, tout comme il ne serait pas acceptable que des militants allemands remettent en question les choix énergétiques français. La France est sortie du charbon, l'Allemagne sort du nucléaire. Chacun sa réalité. Nos voisins peuvent assumer leur projet en toute quiétude. Ils bénéficient de ressources énergétiques considérables, utilisables à tout moment et dont ils justifieront l'exploitation le moment venu, quitte à recourir à des arguties casuistiques, comme l'achat de droits d'émission de gaz à effet de serre.

L'Allemagne va sortir du nucléaire, mais elle n'est pas prête de sortir du charbon. La France ne disposant plus de telles réserves dans son sous-sol, n'aurait d'autre choix, si elle décidait de suivre le même chemin, que d'accroître massivement ses importations de gaz. Cette décision politique serait autrement plus lourde de conséquences sur notre balance des paiements et notre indépendance énergétique.

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