Intervention de Josselin de Rohan

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 10 novembre 2010 : 1ère réunion
Défense antimissile balistique — Communication

Photo de Josselin de RohanJosselin de Rohan, président :

Comme vous le savez, la défense anti-missile balistique sera l'un des principaux thèmes du sommet de l'OTAN, à Lisbonne les 19 et 20 novembre prochains. C'est un sujet complexe, mais ô combien important !

J'ai voulu vous réunir aujourd'hui à nouveau sur ce sujet pour trois raisons.

La première est de nous remettre en mémoire les auditions que nous avons organisées au mois de juin dernier et, au-delà de notre commission, d'en faire profiter l'ensemble de nos collègues au moyen d'un rapport écrit.

La deuxième est de préparer du mieux possible le débat que le groupe socialiste a demandé sur la défense anti-missile et qui aura lieu le 15 novembre prochain. Je vais vous présenter dans quelques instants les enseignements que j'ai tirés, à titre personnel, de notre premier cycle d'auditions. Cela nous donnera l'occasion de mesurer nos points d'accord et nos points de désaccord. Opinions divergentes et convergentes pourront ainsi s'exprimer en séance publique, de façon plus éclairée. C'est une sorte de travail législatif et de contrôle en amont, qui m'a paru de bonne méthode pour accroître l'efficacité de nos délibérations publiques.

La troisième raison enfin, est de vous proposer de constituer une mission d'information composée par ceux d'entre vous qui ont le plus travaillé sur cette question. Cette mission étudiera dans le détail les solutions techniques qui s'offrent à nous et fera rapport à notre commission, dans un horizon temporel de six mois, c'est-à-dire vers le mois de mai prochain.

Je vais donc vous présenter les enseignements que j'ai retenus de nos auditions. Je me suis efforcé de le faire dans les termes les plus équilibrés possibles et compte tenu de la perspective d'une mission d'information beaucoup plus approfondie, je limiterai mon propos aujourd'hui à trois séries de considérations générales ayant pour objet :

- de mesurer les enjeux de la défense anti-missile ;

- d'évaluer les risques de notre participation et les confronter à ceux d'une non-participation ;

- de considérer les principales orientations devant guider la position de la France à l'OTAN lors du sommet de Lisbonne et ultérieurement.

Les enjeux sont à la fois militaires, économiques et stratégiques. La DAMB est un outil militaire dont l'intérêt va aller croissant.

En effet, aujourd'hui, la menace balistique sur le territoire national ou même sur le territoire européen par des pays proliférants est faible. Ce n'est pas tant notre territoire national qui peut être menacé que nos forces déployées en opérations extérieures, nos points d'appui au Moyen-Orient et en Afrique et nos alliés dans cette région du monde. En revanche, le risque existe dès aujourd'hui d'être pris, par le jeu des alliances ou par une attaque directe de nos forces, dans l'engrenage d'une attaque balistique au Moyen-Orient. A elle seule, cette menace justifie l'acquisition d'une capacité de défense anti-missile de théâtre pour la protection des forces déployées et des points sensibles, dont la France a déjà décidé de se doter à travers le programme sol-air moyenne portée/terrestre (SAMP/T), programme qui poursuit son développement de façon satisfaisante.

A l'horizon 2020, il nous faut envisager d'autres scénarii dans lesquels un adversaire potentiel utiliserait ses capacités balistiques pour frapper directement le territoire national. Dans ce cas, évidemment, la dissuasion nucléaire, garantie ultime de nos intérêts vitaux, restera l'instrument le plus efficace pour parer une telle menace. Néanmoins, une défense anti-missile capable de protéger les territoires et les populations peut compléter utilement la dissuasion. Grâce au déploiement de systèmes d'alerte avancée, elle permet d'une part de surveiller la prolifération et d'en évaluer précisément la menace, et d'autre part d'identifier l'agresseur avec certitude, ce qui renforce la crainte de représailles. Une capacité d'interception rehausse le seuil auquel l'adversaire doit porter son attaque. Certes, cette capacité ne garantit pas une invulnérabilité sans faille, mais elle concourt néanmoins à la protection générale des populations, de la même façon que les autres systèmes de défense aérienne. On se défend bien contre la menace aérienne. Au nom de quoi ne devrait-t-on pas se défendre contre la menace balistique ?

Deuxième intérêt : la DAMB sera un levier considérable de progrès technologique.

La mise au point des éléments constitutifs d'une défense anti-missile des territoires et des populations est un puissant facteur de développement technologique. Cela concerne les satellites et les radars d'alerte avancée, les radars de poursuite et de désignation d'objectifs, les intercepteurs et enfin les systèmes de commandement et de contrôle. Je n'insiste pas, tellement cela me semble aller de soi. Selon un schéma industriel éprouvé, les innovations de rupture d'aujourd'hui feront les systèmes d'armes de demain et les équipements génériques d'après-demain. N'oublions pas que Ariane est la fille des missiles de la dissuasion nucléaire et que Airbus descend en ligne direct des Mirage IV de la force de frappe.

Troisième intérêt : la DAMB est un puissant instrument d'influence stratégique.

Elle prend une part croissante dans la stratégie de défense des grandes puissances. Les Etats-Unis, bien sûr, mais pas seulement eux. La Russie modernise à grand pas le système qu'elle a hérité de l'Union soviétique. La Chine a procédé avec succès, en janvier 2010, à son premier test d'interception d'un missile dans sa phase de vol exo-atmosphérique. L'Inde s'est engagée récemment dans un programme national d'intercepteurs balistiques. Enfin, le Japon et Israël ont acquis depuis longtemps « sur étagères » et ont co-développé des systèmes de défense anti-missile d'autant plus performants que ces pays font face à une menace consistante.

La capacité des grandes puissances à offrir à leurs alliés, n'ayant pas la volonté ou la capacité, de se lancer dans cette course technologique une défense anti-missile balistique clés en main est devenue un outil diplomatique au service d'une stratégie d'influence, comme le fut le « parapluie nucléaire » au temps de la guerre froide. Les Etats-Unis n'en font pas mystère. Dans leur « Ballistic Missile Defense Review » de 2010, ils présentent clairement la défense anti-missile comme l'élément clé des garanties de sécurité qu'ils accordent à leurs alliés, aussi bien en Asie de l'Est qu'au Moyen-Orient ou en Europe.

Dans le cas européen, l'« approche adaptative phasée » retenue par l'administration Obama, avec des premiers déploiements prévus en 2011, va structurer la relation de sécurité qui nous lie aux Etats-Unis de façon plus puissante encore que l'approche retenue par la précédente administration. A cet égard, le choix du cadre multilatéral, à travers l'OTAN, est un progrès car il préserve un tant soit peu une certaine possibilité de partage de la décision avec les Européens. Tel ne serait plus le cas si, faute d'accord à l'OTAN, les Etats-Unis reprenaient des démarches bilatérales analogues à celles engagées par l'administration Bush.

J'en viens maintenant à la deuxième série de considérations :

S'abstenir ou s'engager c'est en quelque sorte choisir entre un Charybde budgétaire et un Scylla stratégique. Il va falloir naviguer au plus près.

Le premier risque est en effet la dérive budgétaire. Les conditions financières auxquelles pourrait être assurée une couverture du territoire européen par un système de défense anti-missile balistique sont loin d'être clarifiées d'autant que l'architecture d'ensemble d'un tel système reste à définir. La sophistication des technologies requises, la tentation de surenchères sur les spécifications du système pour accroître la couverture, ainsi que les retards et déconvenues habituels dans ce type de programme sont autant de facteurs de dérives financières. Dans le contexte budgétaire actuel, et alors que le déficit capacitaire des pays européens dans le domaine conventionnel perdure, il faut éviter que des ambitions excessives conduisent à se lancer dans des investissements hors de portée au détriment de besoins essentiels. A cela s'ajoutent les doutes sur le retour industriel possible d'un investissement européen dans la défense antimissile balistique. L'expérience du programme JSF nous incite à la vigilance contre un risque de « siphonage » des budgets de défense européens.

A ce possible effet d'éviction budgétaire, s'ajoute un second risque. Certains de nos partenaires à l'OTAN se placent dans une logique de substitution par rapport à la dissuasion nucléaire, alors que celle-ci demeure essentielle face à une menace sur notre territoire et nos populations. La dissuasion ne saurait être délaissée au profit d'une protection aléatoire, qui ne peut être davantage qu'un outil complémentaire. De même, la défense anti-missile balistique ne doit pas entretenir un sentiment illusoire de sécurité qui accentuerait le désengagement des nations européennes dans la défense.

Le second risque est celui de la non-participation et par là-même d'effacement stratégique. Puissance souveraine et qui entend le rester, la France ne peut faire l'impasse sur les développements à venir en matière de défense anti-missile balistique sans compromettre l'autonomie stratégique qu'elle tire de sa force de dissuasion. Les progrès réalisés dans les technologies de l'interception auront immanquablement, à terme, des incidences sur la crédibilité de sa dissuasion. En restant à l'écart de ce projet, la France prendrait le risque de rater plusieurs marches technologiques.

La démarche multilatérale initiée par les Etats-Unis au sein de l'OTAN évite à l'Europe d'être impliquée « à son corps défendant » dans la défense anti-missile, par le biais d'accords bilatéraux. Toutefois, si la défense anti-missile de l'OTAN devait se résumer à une simple couverture de l'Europe par des moyens et un système de commandement exclusivement américains, sans réelle contribution européenne à la décision, cela reviendrait, pour l'Europe, à renoncer à assurer par elle-même la part la plus importante de sa défense.

En outre, une absence d'implication européenne mettrait l'Europe dans l'impossibilité d'apporter la moindre contribution aux besoins de protection de ses alliés. Notre pays, en particulier, aurait à souffrir de cette perte d'influence dans la région du Golfe.

L'industrie française de défense dispose de nombreux atouts grâce à ses compétences, voire certaines capacités, sur les différents segments de la défense anti-missile balistique. Conformément au Livre blanc, elle développe avec le démonstrateur Spirale, une capacité d'alerte avancée. Elle a mis en service le SAMP/T, doté d'une première capacité de défense de théâtre contre les missiles balistiques « rustiques ». La France possède un savoir-faire unique en Europe en matière balistique. A travers son industrie, elle participe à l'élaboration du système de commandement et de contrôle de l'espace aérien de l'OTAN dont la fonction serait élargie à la défense du territoire européen contre les missiles balistiques.

Toutefois, la plupart de ces programmes ou compétences ne sont pas financés à la hauteur nécessaire pour garantir la synchronisation avec le calendrier envisagé à l'OTAN. La mise en oeuvre autonome du SAMP/T, contribution française au programme ALTBMD, supposerait de disposer d'un radar de poursuite (M3R) dont l'entrée en service n'est pas prévue avant le début de la prochaine décennie. Les programmes liés à l'alerte avancée sont encore au stade de démonstrateurs. Les compétences en matière d'interception sont sous-financées et leur pérennité n'est pas assurée.

Dans ce contexte, trois orientations doivent, à mon sens, être privilégiées.

La première orientation consiste à définir clairement les conditions de notre engagement. Notre pays doit tout d'abord obtenir que soit réaffirmé le rôle central de la dissuasion dans la protection des territoires et des populations contre la menace balistique. La défense anti-missile ne pourra intervenir qu'en complément et non pas en substitut à la dissuasion. Il y a là une différence d'appréciation importante qui nous sépare de nos amis allemands et qu'il convient, en préalable, de faire disparaître. Il n'est pas de décision aussi importante que celle-là que l'on puisse prendre sur des malentendus ou des faux-semblants.

La France doit encourager l'association de la Russie afin de faire de la défense anti-missile un domaine de coopération et non de confrontation avec l'OTAN. Elle doit particulièrement veiller, dans la définition du système de commandement et de contrôle (C2), aux conditions dans lesquelles seront raccordés ses propres moyens nationaux et aux règles d'engagement.

Enfin, notre pays doit insister pour que les ambitions assignées à la défense anti-missile de l'OTAN demeurent réalistes, c'est-à-dire ne laissent pas prospérer l'illusion d'un bouclier sans faille, et adaptées à l'évolution de la menace. C'est à ces conditions que l'on pourra obtenir une maîtrise financière des investissements de l'OTAN, le financement commun devant en tout état de cause se limiter au C2.

La deuxième orientation vise à accentuer notre investissement. Le système de défense anti-missile de théâtre SAMP/T doit pouvoir être mis en oeuvre de manière autonome à une échéance plus rapprochée, en accélérant la réalisation du radar M3R, afin de consolider la contribution française au programme ALTBMD de l'OTAN.

L'effort visant à acquérir une capacité d'alerte spatiale dans la seconde moitié de la décennie doit être maintenu et si possible accéléré afin d'honorer les rendez-vous calendaires envisagés. Cette capacité présente un caractère stratégique au regard du développement des capacités balistique dans le monde. Elle constituera un apport précieux pour le système de défense anti-missile de l'OTAN.

La France doit développer ses compétences dans les technologies de l'interception, ne serait-ce que pour assurer la crédibilité de la dissuasion. L'enveloppe consacrée aux études-amont devrait être majorée, par rapport aux dotations prévues dans la loi de programmation militaire, pour permettre l'acquisition des briques technologiques nécessaires. Un volume annuel supplémentaire de l'ordre de 50 millions d'euros de crédits de recherche et de technologie serait de nature à répondre à cet objectif.

La dernière orientation est de travailler à une réponse spécifiquement européenne. La France doit sensibiliser tous ses partenaires européens à l'enjeu que représente la possession de certains moyens propres en matière de défense anti-missile balistique. L'Italie est présente à nos côtés dans la réalisation du système SAMP/T et il conviendrait de conforter ce partenariat.

La défense anti-missile pourrait également être traitée dans le cadre du partenariat stratégique qui nous lie désormais avec la Grande-Bretagne, depuis les accords de Londres.

L'alerte avancée, étant donnée sa contribution essentielle à l'autonomie stratégique, apparaît comme un domaine prioritaire de coopération.

Une coopération européenne devrait également être recherchée dans le domaine de l'interception, afin d'être en mesure de fournir une contribution européenne à la défense contre les missiles balistiques de portée moyenne et intermédiaire.

En conclusion, je dirai que, à mon avis, qu'on le regrette ou qu'on s'en félicite, la question ne se pose plus de savoir si la défense anti-missile de l'OTAN se fera. Elle se fera, et je serais tenté de dire, avec ou sans nous. Dans ces conditions, et sauf à accepter l'effacement stratégique de la France, la question pour nous n'est pas de savoir s'il faut y aller, mais comment il faut y aller.

C'est pourquoi je vous propose de lancer une mission d'information et de suivi sur cette question, dont la responsabilité pourrait être confiée, si vous en êtes d'accord, à MM. Xavier Pintat, Daniel Reiner et Jacques Gautier.

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