Intervention de Daniel Reiner

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 5 avril 2011 : 1ère réunion
Comité des prix de revient des fabrications d'armement — Communication

Photo de Daniel ReinerDaniel Reiner :

J'ai souhaité vous faire part du compte rendu d'activité du comité des prix de revient des fabrications d'armement pour l'année 2010, auquel je participe en votre nom. Je précise tout de suite que le rapport d'ensemble de ce comité est public et publié au Journal officiel. Ce comité est l'un des plus anciens organismes extra-parlementaires en fonction puisqu'il a été établi par un décret du Général de Gaulle du 14 avril 1966. Il est entré dans sa trente-quatrième année d'activité et a atteint, si je puis dire, l'âge adulte.

Ce comité est présidé par un Conseiller d'Etat honoraire, M. François Lagrange. Son rapporteur général est un Contrôleur général des armées, M. Gérard Bonnardot. Il comporte une quinzaine de membres, essentiellement des hauts fonctionnaires, représentants des différents corps de l'Etat, l'inspection des finances, la Cour des comptes, la DGA, mais aussi le Conseil économique et social, ainsi que deux députés, nos collègues Yves Fromion et Jean-Michel Fourgous, et un sénateur. Traditionnellement ce sénateur était un représentant de la commission des finances, en l'occurrence notre collègue François Trucy. Grâce à l'intervention de notre président, Josselin de Rohan, nous avons obtenu en 2009 l'accord du président de la commission des finances et du président du Sénat pour que le représentant du Sénat soit membre de notre commission. C'est ainsi qu'en ma qualité de co-rapporteur du programme 146 « équipement des forces », j'ai été désigné pour représenter le Sénat au sein de ce comité.

La fonction de ce comité est d'examiner les prix de revient des armements, ainsi que des infrastructures, afin de les comparer aux prix payés par l'Etat et de pouvoir procéder aux synthèses permettant de déterminer le prix global d'une opération donnée et la dérive constatée par rapport aux prévisions budgétaires. Il transmet ses appréciations au ministre de la défense et établit un rapport publié au Journal officiel. Le ministre de la défense lui fait connaître les travaux qu'il souhaiterait voir entreprendre pour l'année d'après.

En 2010, le comité s'est réuni à six reprises pour réaliser les travaux fixés par le ministre de la défense.

Les rapports examinés ont porté, pour quatre d'entre eux, sur des opérations d'armement :

- le missile de croisière Scalp-EG de l'armée de l'air ;

- le petit véhicule protégé (PVP) ;

- la déconstruction de la coque Q790 (ex-Clemenceau), gérée par la marine nationale ;

- le segment sol du programme interarmées de télécommunications par satellite - Syracuse.

Un cinquième rapport a eu pour objet de prendre en compte l'environnement nécessaire à la mise en oeuvre de systèmes d'armes majeurs et complexes à travers l'examen du coût de la réalisation de l'infrastructure opérationnelle du Rafale.

Enfin, un dernier rapport a porté sur l'analyse de l'externalisation conduite au ministère de la défense à travers l'exemple du maintien en condition opérationnelle des avions de formation au pilotage de la base aérienne de Cognac.

Chaque rapport particulier nous a été communiqué, avec un préavis malheureusement trop bref pour l'étudier de façon approfondie avec le concours de nos administrateurs. Chaque rapport contient des informations précieuses, d'un niveau de confidentialité et surtout d'un intérêt bien supérieur à celui que nous obtenons au travers des réponses à nos questionnaires parlementaires. Mais ces informations sont le résultat d'un travail spécifique du comité et c'est donc normal que ces informations soient d'une qualité supérieure à celles des réponses aux questionnaires.

Je ne vais pas détailler l'ensemble des six opérations qui ont été examinées par le comité, ce qui serait non seulement fastidieux mais de surcroît inutile puisque le rapport d'ensemble du comité est publié au Journal officiel. Il est d'une excellente facture et j'en recommande la lecture à ceux d'entre vous plus particulièrement intéressés.

Je limiterai donc mon intervention à des observations personnelles et non redondantes avec celles exposées dans le rapport public. Mais avant cela, je tenais à vous dire que ce comité est en cours de réforme et qu'un décret devrait être bientôt publié qui en modifiera les missions et la composition. Il a même été question de le supprimer. Mais la mission confiée à notre ancien collègue, Arthur Paecht, sur l'ensemble des organismes extra-parlementaires rattachés au ministère de la défense, a semble-t-il conclu à son utilité et donc à sa préservation.

Au début de la Ve République, tous les programmes d'armement étaient réalisés par des arsenaux, et il était important de pouvoir calculer les prix de revient, ce qui, à l'époque, n'était guère évident. Désormais les programmes sont réalisés pour l'essentiel par des sociétés privées qui attachent, spontanément, plus d'intérêt aux calculs des coûts que ne le faisaient les arsenaux. Le comité devrait désormais s'attacher à définir pour chaque opération d'armement le coût global. Ce coût global comporte non seulement le coût d'acquisition, mais également le coût des infrastructures associées, celui du maintien en condition opérationnelle et enfin le coût de déconstruction. Je comprends de cette réforme que l'objectif est de généraliser le raisonnement en termes de coûts de possession, ce qui est un concept plus large que celui de prix de revient.

J'en viens maintenant aux observations que je souhaite faire au terme de cette année d'examen et des six opérations d'armement examinés.

Je ferai sept observations.

La première, de portée très générale, pour rappeler qu'une opération d'armement est une opération complexe. Vous le savez tous, le président de Rohan en particulier puisqu'il l'a rappelé lors de l'examen du projet de loi sur la transposition des directives du paquet défense, les biens de défense ne sont pas des biens comme les autres et on n'achète pas un avion de combat comme on achète une voiture de luxe. Par définition la recherche et le développement en matière d'armements est une recherche de rupture, avec des sauts technologiques, et non pas incrémentale, c'est-à-dire pas à pas. Il s'agit de mettre au point des systèmes qui n'existent pas encore, afin d'acquérir un avantage déterminant sur ses ennemis potentiels. Toute opération visant à produire une arme complexe est d'abord un défi technologique. Avec mes collègues Xavier Pintat et Jacques Gautier, nous en mesurerons la portée pour la défense anti-missile.

C'est un défi technologique, et donc plus encore un défi financier. Déterminer les coûts exacts des matériels d'armement et l'incidence financière des évènements qui jalonnent leur réalisation, souvent sur plusieurs décennies, est un défi de premier ordre. Gardons nous donc de jeter la pierre sur ces programmes militaires qui dérapent toujours car en la matière la critique est aisée et l'art est difficile.

Pour autant ce défi de l'évaluation budgétaire doit être relevé chaque année compte tenu de l'importance des masses financières en cause et des choix à effectuer. Nous avons vu que l'idée, importée de Grande-Bretagne, selon laquelle il suffirait de corseter les industriels par des contrats globaux dits à phase unique du type de celui qui a été conclu entre EADS et l'OCCAr pour l'A400M, ne marche pas. On ne peut pas dire à un industriel, construisez-nous un avion avec telles caractéristiques. On se revoit dans six ans et si vous ne l'avez pas réalisé vous paierez des pénalités. Au final, si l'industriel n'est pas capable de le faire, s'il a mal estimé les risques, s'il a du prendre des décisions sur des choix qui sont apparus en cours de route, vous pouvez avoir le contrat le plus rigoureux du monde et rappeler l'adage latin selon lequel pacta sunt servanda, comme le rappelait le ministre allemand de la défense, cela ne vous servira pas à grand-chose et vous devrez de toute façon « remettre au pot » si vous tenez à avoir votre armement.

Deuxième observation, pour conduire ces programmes d'armement dans le temps long et en estimer le coût global au plus près vous avez besoin d'un outil spécifique. Cet outil prend la forme d'un corps d'ingénieurs de l'armement. Seuls des ingénieurs dont c'est le métier ont une chance de pouvoir dire aux décideurs politiques quand et dans quelle mesure les industriels nous racontent des histoires et quand et dans quelle mesure ils éprouvent de réelles difficultés. Comme le disait Francis Bacon : « si l'esprit d'un homme s'égare, faites lui étudier les mathématiques, car dans la démonstration, pour peu qu'il s'écarte, il sera obligé de recommencer ». Nous disposons en France, d'un tel corps d'ingénieurs de l'armement. C'est une chance. Du reste, si on sait ce que la DGA nous coûte, il serait intéressant un jour de mesurer ce qu'elle nous fait gagner et dans quelle mesure cet outil constitue un levier de multiplication de la valeur des deniers publics.

Le fait d'avoir une hétérogénéité dans ce que l'on appelle les agences d'armement en Europe a sans doute beaucoup joué dans l'incompréhension des décideurs publics. Je pense à l'A400M et aux incompréhensions qui ont eu lieu sur ce dossier de part et d'autre du Rhin.

Il faut en tenir compte dans nos réflexions sur l'Agence européenne de la défense. Telle qu'elle est composée cette agence ne peut se substituer, pas plus que l'OCCAr, aux agences nationales. Elle n'a pas les moyens des ambitions que nous lui avons données ou que nous souhaiterions pour elle.

Pour en revenir au CPRA son originalité est qu'il mêle efficacement des ingénieurs de l'armement à des fonctionnaires civils, qu'il s'agisse d'inspecteurs des finances, de conseillers à la Cour des comptes ou de membres du Conseil d'Etat. Cette mixité est un facteur de richesses et permet, en croisant les regards, de donner une image plus complète de la réalité.

Troisième réflexion, si la DGA est une excellente institution, je crois que le danger serait d'en abuser. Autant sa participation à des programmes complexes et longs est une bonne chose, autant la faire intervenir dans des opérations d'achat sur étagères ou des armes d'intérêt peu stratégique me semble un facteur de complexité contre productif. Je pense en particulier à l'achat du drone tactique de petit format, DRAC, actuellement déployé par l'armée de terre en Afghanistan. Je ne suis pas certain que les spécifications imposées par la DGA dans cette opération, de même que le fait d'imposer une grande entreprise en tant qu'intermédiaire, EADS en l'occurrence, nous ait fait économiser des deniers publics ni se soit traduit par un meilleur équipement pour les forces. J'ai même la certitude du contraire. Pour ce type d'opérations, il faut donner plus de liberté aux armées de choisir ce qu'elles souhaitent sur étagère et de pouvoir acquérir des produits eux-mêmes en constante évolution.

Quatrième observation. On parle souvent des programmes qui dérapent. On ne parle pas assez des programmes qui marchent bien. Nous avons dans l'ensemble des opérations examinées par le CPRA l'exemple du programme de missile SCALP EG qui s'est admirablement bien déroulé. Tiré depuis les avions Rafale et Mirage 2000D, ce missile, développé par MBDA, est dérivé du missile anti-pistes APACHE - lui aussi développé par MBDA. Produit à 500 exemplaires, dont 50 pour les Rafale de la marine nationale, il est destiné à être utilisé contre les centres vitaux d'un adversaire. Nous en avons utilisé dix-sept, si mes informations sont correctes, dans l'opération Harmattan en cours au-dessus de la Libye. Ce programme a été lancé en 1996 et s'est achevé en 2007. Son coût total s'est élevé à 701 millions d'euros aux conditions financières de 1997, alors que le devis initial s'élevait à 742 millions d'euros. C'est donc un programme qui s'est traduit par une économie de 41 millions d'euros, soit 5,5 % du devis initial. Les raisons de ce succès sont parfaitement analysées dans le rapport du CPRA. Je les résume :

- une vraie coopération avec les Britanniques, sur une définition du besoin militaire identique et avec un calendrier de livraison des équipements parfaitement compatible ; cette coopération a permis une réduction par moitié des coûts des non-récurrents ;

- pas de réduction de la cible du programme, qui est restée la même du début jusqu'à la fin du programme, de part et d'autre de la Manche ;

- pas de modification des spécifications techniques en cours de programme.

Au total, le programme a été parfaitement tenu dans les coûts et les délais.

Par contraste, le programme du petit véhicule blindé (PVP) représente un contre-exemple. Première erreur : transformer une simple opération d'achat sur étagères en programme d'armement sans définir de façon précise le besoin. Deuxième erreur, une évolution importante des spécifications en cours de programme. Il y a cela de bonnes raisons. En particulier le développement des engins explosifs improvisés, auquel nos troupes ont dû faire face en Afghanistan. On ne peut donc en blâmer les responsables du programme, mais tout de même, cela a beaucoup impacté le programme. Enfin, la cible a changé. En conséquence, les coûts ont connu une forte augmentation passant de 136,5 millions d'euros en 2004 à 166,5 millions d'euros en 2009, soit une augmentation de 22 % à périmètre constant. Mais la modification des spécifications a porté le coût du programme à 190 millions d'euros, soit une augmentation de 39 % et finalement l'augmentation de la cible de 933 véhicules à 1233 véhicules a porté le coût à 240 millions soit un dérapage final de 75 % ! S'agissant des délais, l'opération initiée en 1999 aurait dû se terminer en 2001-2002 par un achat sur étagères. Elle n'est toujours pas achevée, malgré un changement d'entreprise, le contractant initial, la société nouvelle des automobiles Auverland, ayant été rachetée par la société Panhard en 2006, ce qui a permis un rattrapage vigoureux de la production. Des pénalités de retard ont été appliquées les premières années. Le retard s'est peu à peu résorbé et il n'était plus que de quatre mois en 2009. Les dernières livraisons en 2011 et 2012 devraient heureusement être réalisées en avance sur le calendrier.

Ma cinquième observation, tirée du programme du segment sol Syracuse, tient au fait que la réduction des cibles peut éventuellement générer des économies, mais que, compte tenu de l'importance des coûts non récurrents dans les programmes d'armement, ces économies budgétaires ne sont jamais à la hauteur des réductions et renchérissent le coût unitaire des équipements. Ainsi l'Etat avait envisagé de commander initialement 559 stations sol utilisateurs dans les années 2000. Compte tenu de la réduction du format de nos forces, ce chiffre a été ramené à 368, soit une diminution de 37,5 %. Or le coût final du programme, initialement envisagé de 1 099 millions, n'a été ramené qu'à 773 millions d'euros, soit une diminution de 29,6 %. Je dis cela à l'attention de tous ceux qui seraient tentés de réduire la cible des programmes d'armement afin de faire des économies budgétaires. Les économies sont certes réalisées, mais elles se traduisent par une explosion des coûts unitaires qui peut parfois être démesurée et rendre impossible les exportations. Je pense en particulier au programme des FREMM.

Sixième observation : la déconstruction de la coque du Clemenceau a montré la nécessité absolue de mettre en place une filiale de déconstruction des navires en Europe. Je comprends bien qu'une telle filière ne provoque qu'un enthousiasme morose chez les responsables de DCNS. Il s'agit en effet d'une industrie de main d'oeuvre, pour laquelle nos industriels sont peu compétitifs. Il s'agit en outre d'opérations potentiellement avec des risques élevés d'accidents du travail. Enfin, l'image de ce type d'opérations n'est peut être pas extrêmement valorisante. Il n'en reste pas moins qu'il faut bien les réaliser. Et c'est là qu'une coopération européenne, associant opérations civiles et militaires, pourrait prendre son sens. Ce n'est pas stratégique, cela ne semble pas difficile à réaliser. Il suffit de le vouloir.

Enfin, septième et dernière observation, l'externalisation du MCO des avions école de la base de Cognac a montré que l'externalisation pouvait se traduire par des économies budgétaires considérables. En l'occurrence ces économies sont estimées à 35 %. Toutefois, pour garantir le succès de telles opérations, de grandes précautions doivent être prises, à la fois dans la détermination de la fonction à externaliser pour bien en préciser les contours, comme dans la fixation des clauses du contrat, en particulier sur les prestations à assurer, même si ces clauses doivent rester suffisamment souples pour s'adapter aux évolutions. On le voit là encore, la critique est aisée, mais l'art est difficile.

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