L'essentiel, dans un domaine aussi complexe, est d'être simple.
Vous avez rappelé mes fonctions : je suis essentiellement connu, au plan international, pour mes recherches fondamentales. Je m'intéresse à la psychiatrie et je cherche par ailleurs à comprendre ce que veut dire un cerveau perturbé ce qui n'est guère simple, la psychiatrie étant certainement, de toute la médecine, la partie la plus complexe, peut-être la plus méprisée !
Etant récemment rentré de Los Angeles, je n'ai pas eu le temps de lire les comptes rendus de mes prédécesseurs. Je ne sais donc pas ce qui a été dit, ce qui est bien sûr un handicap. Ce que je vais dire sera donc peut-être hors norme.
Peut-être l'avez-vous déjà entendu dire par des gens plus qualifiés que moi : l'addictologie est, en France, apparue relativement récemment, avec quinze ans de retard sur les Etats-Unis. Au cours de mes études dans une école psychiatrique de grande renommée nationale -celle de Bordeaux- j'ai dû voir entre cinq et dix malades. Notre manuel de psychiatrie, qui était à l'époque une bible et qui est demeuré valable, consacrait trois pages à ce phénomène.
Si cette apparition est récente, on sent néanmoins une accélération des choses. Pourquoi ? L'explication est assez complexe. Lorsqu'on parle de substances toxicophiliques ou addictogènes, il ne faut pas oublier les objets d'addiction comme le jeu pathologique -qui a donné lieu, il y a deux ans, à une étude de l'INSERM à laquelle j'ai d'ailleurs participé- les achats, le sexe, le chocolat etc.
Il existe également tout un monde qui entre dans le cadre des addictions. On pensait qu'il existait des différences mais on les voit à présent s'atténuer, dans la mesure où le syndrome qui en résulte a les mêmes caractéristiques symptomatologiques.
J'ai depuis de nombreuses années travaillé sur ces sujets avec mes collègues américains en essayant de comprendre ce qui a été parfaitement défini par le Surgeon General, l'équivalent aux Etats-Unis du ministère de la santé. C'est lui qui supervise l'ensemble de la santé publique américaine. Il fait chaque année un rapport très attendu destiné aux acteurs et au gouvernement, essentiellement centré, cette année, sur les troubles psychiatriques -ce que l'on appelle depuis quinze ans, aux Etats-Unis, « l'épidémie de troubles psychiatriques et comportementaux ».
Dans son analyse de 2003, il définissait le phénomène comme un ensemble de « pathologies sociales chroniques » qui mettent en péril d'une part les finances des Etats-Unis en représentant de 16 à 17 % du PIB et, d'autre part, l'avenir même du pays. C'est ce que, dans d'autres cercles, on appelle les maladies « sociogéniques de masse ».
Il s'agit d'un ensemble de perturbations dans lesquelles on englobe l'addiction mais qui n'est pas simplement réduit à l'addiction, comme l'obésité, apparue il y a trente ou quarante ans. Pourquoi ? Pourquoi y a-t-il une véritable épidémie de lombalgies ou une épidémie de fatigue chronique ? Pourquoi une épidémie d'anxiété ou de troubles dépressifs ?
Ce que l'on voyait il y a trente, quarante ou cinquante est sans commune mesure avec ce que l'on voit maintenant. C'est le message que le Surgeon general a porté de manière officielle devant le Gouvernement.
Il s'agit donc de drogues et, plus largement, d'objets addictogènes. Peut-être les addictions sont-elles à classer dans un ensemble plus vaste de pathologies de nature et d'origine sociale, avec des objets divers...
Vous avez sans doute traité de certaines substances qui semblent employées de plus en plus par les jeunes, ce qui est bien sûr angoissant. Les responsables des différentes agences que vous avez entendus ont dû vous fournir des statistiques. Vous avez pu constater que celles-ci sont extrêmement fluctuantes, telle substance dominant durant cinq ans avant d'être remplacée par telle autre. Il y a trente ans, on ne connaissait pas le cannabis. Dans la bible de la psychiatrie mondiale, le « DSM IV » et sa dernière édition 2000, l'addiction au cannabis n'est pas mentionnée. Les choses arrivent lentement et la recherche est là pour faire émerger une certaine vérité. Nous sommes maintenant tous d'accord pour dire qu'il existe une addiction au cannabis. Tout cela est fluctuant et tout se complète à la suite des recherches.
Je voudrais attirer votre attention sur un phénomène qui se développe de manière insidieuse et sournoise mais générale. Il s'agit de l'utilisation instrumentalisée des drogues.
Des secteurs de plus en plus larges de la population -comme les jeunes adultes- sont en quête de méthodes destinées à maîtriser leurs états mentaux : recherche d'euphorie, modification de l'humeur, changement hédonique de leur état mental mais aussi automédication. Toutes les substances toxicophiliques ou addictogènes ont une valeur d'automédication et peuvent être utilisées pour compenser un léger état affectif négatif. Vous le savez, les grands malades mentaux consomment presque tous des drogues. Qu'elles soient licites ou illicites est pour moi la même chose !
Cette automédication permet aussi de réguler des états de stress, d'améliorer des performances, de chercher de façon presque épidémique à améliorer les performances ou accroître les interactions sociales. Il peut également s'agir d'améliorer le comportement sexuel, de maîtriser les apparences physiques. Le Médiator était ainsi primitivement l'une des mille et une substances destinées à maîtriser l'apparence physique en réduisant l'appétit.
Toutes ces molécules ont également la faculté de changer les capacités sensorielles. Toutes ces différentes facultés sont pratiquement partagées par toutes les substances addictogènes.
Nous sommes dans une société qui veut maîtriser ses états mentaux et surtout les améliorer. Vous allez me faire remarquer qu'il est curieux de rechercher un produit qui n'est pas naturel pour se sentir naturel, performant, efficace. Pourquoi la société actuelle crée-t-elle ces besoins ? Pourquoi certains ont-ils besoin de cette béquille pour apparaître au mieux ? C'est un phénomène très important qui infiltre actuellement notre société.
Or, toutes ces personnes supposent qu'elles maîtrisent ce qu'elles font. Il existe donc une rationalité de l'utilisation. Il y a aussi derrière cela un autre facteur explicite : ces personnes ne veulent pas savoir que, parmi toutes celles qui prennent ces substances, certaines sombreront et passeront de l'autre côté. C'est là le fond du problème de l'addiction.
J'ai passé une bonne partie de ma vie à travailler non pas sur l'usage de drogues mais sur le problème de l'addiction, qui est l'aboutissement d'un processus où selon moi, après usage et mésusage, on débouche sur un état neurobiologique qui est un état de maladie.
Tout ce qui touche à la drogue est un champ bourré de controverses, de camps, de clans, souvent d'ailleurs en raison de l'origine des acteurs. La masse des sociologues, dans l'ensemble, récuse l'idée de maladie et le fait que l'on puisse naturaliser et médicaliser le processus -ils le disent également pour beaucoup d'autres choses. Les neurobiologistes -c'est mon clan- ont une analyse à courte vue. Ils travaillent toute leur vie sur des souris et des ras ; selon eux, il s'agit d'un cerveau malade, un point c'est tout ! Entre les deux, les psychiatres se divisent entre ces deux clans. C'est un champ est extrêmement conflictuel et je traiterai quant à moi de l'addiction comme d'une maladie chronique du cerveau. Il s'agit de la phase terminale d'un processus à partir duquel on ne revient pas -ou très peu- car il s'agit d'une maladie chronique à rechutes.
Quelles sont les symptômes cardinaux ? Selon moi -cela a fait l'objet d'une publication de ma part et de la part de certains de mes collègues aux Etats-Unis, il y a une dizaine d'années, qui résumait assez bien le consensus- le premier symptôme central est la perte des capacités d'autorégulation, la perte du contrôle. Nous pensons qu'une partie spécifique du cerveau est atteinte, le cortex préfrontal, dernier élément de l'évolution, très développé chez les primates et chez l'homme. C'est un cortex qui est venu tardivement dans la phylogenèse, un cortex d'inhibition et de contrôle, en position pontificale pour réguler les autres fonctions du cerveau. L'atteinte des fonctions de ce cortex entraîne la désinhibition et la perte de contrôle.
Le second symptôme est la compulsion. Au cours de l'usage ou du mésusage, on sent une conduite impulsive -en général consciente- à l'égard de l'objet. Mais il y a encore contrôle dans une certaine mesure. Si on le lui fait remarquer, la personne le reconnaît et l'objet peut être laissé de côté. A partir d'un certain moment, le processus neurobiologique s'enclenche, avance, les dégâts au sein du cerveau progressent et on passe à l'état de compulsion. Le sujet est non seulement impulsif mais répète cette impulsivité sans aucun contrôle ni autolimitation. Les régions motrices du cerveau sont atteintes.
Le troisième symptôme est lié à ce que j'appelle l'homéostasie hédonique. Nous savons tous faire la part entre ce qui est bien et ce qui ne l'est pas, contrôler le passage de l'un a l'autre dans la recherche du plaisir, moteur essentiel de notre existence. Or, le sujet en état d'addiction ne recherche pas le plaisir, contrairement à ce que beaucoup disent. Le grand système neurologique à la base du cerveau, appelé système de récompense ou de plaisir, est atteint.
Enfin, il existe deux symptômes complémentaires ; il y a chez le sujet un état de compulsion permanente : son répertoire comportemental se rétrécit au fur et mesure des semaines et des mois pour ne plus être axé que sur une seule chose : l'obtention de la drogue ou de l'objet. J'ai vu une mère laisser mourir son nouveau-né !
Tout ce qu'il y a de plus phylogénétiquement fondamental dans les conduites de préservation de l'individu et de perpétuation de l'espèce, qui sont programmées depuis des millions d'années, disparaît. Ce qu'il y a de plus fondamental dans le vivant est atteint. C'est quelque chose d'assez angoissant...
Voilà ce que représente le syndrome de cet état de maladie qu'on appelle l'addiction. Il s'agit d'un syndrome subjectif : le sujet se sent dans une prison, estime avoir perdu sa liberté, se pense dépossédé de soi, lamentable. Ces symptômes, extrêmement graves, sont parmi les premiers à traiter afin que le sujet retrouve une perception plus positive de soi.
Durant la première période, il existe une recherche du plaisir lié à la consommation : l'objet vous crée du plaisir. On reconnaît le passage à l'état de maladie -donc d'addiction- lorsque le sujet est obligé de consommer de la drogue pour se sentir bien et supprimer l'ensemble des symptômes que j'ai décrits. On a complètement inversé la donne : le sujet est obligé de consommer pour retrouver un certain équilibre dans le déséquilibre !
Pourquoi certains sujets sombrent-ils ? Il existe dans le monde des neurosciences deux attitudes. L'une veut faire de l'apparition de l'addiction une dérive iatrogène : on consomme de la drogue, la drogue va transformer le cerveau et le cerveau ainsi transformé va provoquer un état d'addiction. On l'obtient chez l'animal. L'objet essentiel est donc la consommation. Si vous consommez, vous transformerez votre cerveau et immanquablement arriverez à cet état. Si l'on veut supprimer l'addiction, il faut supprimer la disponibilité de l'objet consommé ! Cela signifie aussi que l'on trouvera peut-être un jour la molécule permettant de bloquer le processus...
Voyant les choses du côté de la psychiatrie et face aux progrès de l'épidémiologie psychiatrique, je dirais -sans en être totalement sûr- que la personne dépendante possède, depuis la petite enfance ou non, un état psychopathologique préalable.
Raisonner ainsi déplace le problème car il ne suffit pas de supprimer les données pour régler le problème : encore faudrait-il se préoccuper de la santé mentale de la société dans laquelle nous vivons. Peut-être parviendra-t-on alors, par là, à régler toutes les questions dont je vous ai parlé.