Intervention de Jean Picq

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 19 octobre 2010 : 2ème réunion
Audition pour suite à donner à l'enquête de la cour des comptes sur le centre des monuments nationaux cmn

Jean Picq, président de la troisième chambre de la Cour des comptes :

Je suis heureux de vous présenter les travaux que vous nous avez commandés. Cette enquête, très dense, n'est pas la première diligentée à votre demande, puisque nous vous avons transmis, il y a trois ans, les résultats de nos travaux sur l'EMOC, l'établissement public de maîtrise d'ouvrage culturelle. Nous savons donc tout l'intérêt que porte le Sénat aux questions culturelles.

Le Centre des monuments nationaux, avec un budget de 80 millions d'euros et 1 200 agents, constitue l'un des établissements publics culturels de l'État les plus importants. Nous avons conduit notre analyse dans une période marquée par de grands changements, dans les missions de l'établissement, dans son périmètre, certains monuments étant transférés tandis que d'autres y entraient, dans son organisation, remaniée, dans sa situation financière, redressée.

C'est sous ces quatre aspects que nous avons tenté de dresser le bilan des réformes entreprises et identifié les atouts qui promettent l'établissement à un bel avenir, pour autant que soient remplies certaines conditions.

Les missions du CMN ont été étendues, en 2007, à la maîtrise d'ouvrage sur les monuments dont le CMN a la charge. Le Centre est aujourd'hui un opérateur intégré, qui commande l'ensemble des fonctions de gestion des monuments nationaux, depuis l'ouverture au public jusqu'à leur entretien et leur conservation, en passant par leur valorisation culturelle et commerciale. Cela s'inscrit dans l'évolution logique d'un établissement qui, d'abord centré sur l'encaissement des droits d'entrée, a vu, au fil de l'histoire, s'élargir ses missions.

Pour autant, cette évolution laisse ouvertes un certain nombre de questions. En premier lieu, celle de la cohérence des missions confiées à l'établissement, sachant que l'intégration de nouvelles fonctions s'est faite par sédimentation et qu'outre ses activités sur les monuments, le CMN assure la gestion d'une agence photographique et n'a pas totalement perdu sa fonction de caisse.

Ce caractère composite, s'il n'est pas critiquable en soi, expose l'établissement à des remises en cause permanentes, dont la question soulevée, dans le cadre de la RGPP, des synergies entre le CMN et la Réunion des musées nationaux constitue la dernière illustration.

Se pose, en second lieu, la question de l'intégration du CMN dans la politique française du patrimoine, sachant qu'entre la réforme de 2003 et sa mise en oeuvre, en 2010, la gestion du patrimoine public a connu d'importantes évolutions. Des lieux culturels ont ainsi été transformés en établissements publics - le musée de l'histoire de France en constituant le témoignage le plus récent -, tandis que la réforme de la politique immobilière engagée par l'Etat repose sur la séparation entre le propriétaire, France Domaine, et l'administration occupante, toutes choses qui viennent percuter le CMN dans sa gestion du réseau des monuments et l'exercice de ses fonctions de quasi-propriétaire... D'où certaines interrogations sur l'avenir du réseau, qui appellent un arbitrage politique.

Dans ce contexte, l'absence d'un contrat de performances entre l'établissement public et l'État, qui lèverait les ambiguïtés sur les missions du CMN et les objectifs à lui assignés, constitue une regrettable lacune. Les indications qu'a recueillies la Cour sur l'état d'avancement du contrat d'objectifs et de moyens laissent penser que les délais de signature pourraient être encore longs, alors que notre enquête fait apparaître qu'il y a urgence à conclure, notamment au regard des perspectives budgétaires triennales pour la période 2011-2013.

J'en viens aux questions relatives à l'organisation, étant entendu que le « grand défi », ainsi que l'a souligné devant nous la présidente du CMN, tient dans la capacité de l'établissement à mettre en oeuvre les nouvelles compétences qui lui sont attribuées en matière de maîtrise d'ouvrage. Il est difficile aujourd'hui de juger des capacités du CMN à établir une programmation et à réaliser les travaux : ce point appelle donc un suivi.

Cependant, la Cour observe que le schéma d'organisation envisagé présente un risque. Entre 2003 et 2008, l'expérience a été menée d'une organisation plus décentralisée visant à rapprocher les fonctions support des compétences métiers afin de professionnaliser la gestion et répondre à la logique de transfert des personnels des DRAC vers le CMN. Elle a été abandonnée en 2008, l'organisation se recentrant sur les directions métiers du siège, ce qui permet certes, au sein de l'établissement, des arbitrages entre des considérations potentiellement contradictoires, mais laisse largement ouverte la question de l'articulation entre le siège et les monuments, à laquelle l'organisation antérieure tentait de répondre.

L'établissement s'appuie aujourd'hui sur les schémas directeurs des monuments et un réseau de référents locaux. Or, le retard pris dans la conclusion de ces schémas souligne les limites d'un processus fondé sur l'articulation de neuf directions et de quelque quarante administrateurs locaux. La pertinence du dispositif des référents locaux méritera, au vu de ces considérations, d'être vérifiée...

La question du périmètre du CMN conditionne l'avenir de l'établissement. De fait, le périmètre des monuments nationaux demeure susceptible d'importantes variations. L'identité du parc, laquelle n'est consacrée ni juridiquement ni par une décision stratégique, est fondée sur la diversité des monuments et s'appuie sur le principe de péréquation financière. Or, d'importantes variations sont intervenues, sous l'effet conjugué de la loi du 31 août 2004, qui a conduit au transfert à d'autres opérateurs culturels de monuments comme le château du Haut-Koenigsbourg, l'abbaye de Silvacane ou les Tuileries, et de la création d'établissements publics culturels nouveaux comme Fontainebleau ou Chambord.

Certes, ces modifications n'ont pas entamé la diversité du parc, qui compte toujours quatre-vingt monuments nationaux et une vingtaine d'autres monuments dont seule la gestion lui est confiée, très différents tant par leur nature que par leur localisation. Mais de fait ce sont les dix plus importants, comme le Mont-Saint-Michel, la Sainte-Chapelle et le Panthéon qui concentrent aujourd'hui les trois quarts des recettes, soit 45 millions d'euros sur 60, et seuls vingt monuments, dans l'actuel périmètre, sont bénéficiaires, tandis que soixante-dix-huit sont déficitaires. On voit par là que tout mouvement dans le périmètre du CMN fait peser des risques sur son équilibre financier.

Le CMN est ainsi dans une situation paradoxale. Comptant dans son giron les lieux les plus emblématiques et les plus touristiques du pays, il est un établissement solide, mais l'instabilité chronique de son parc le rend vulnérable : « un colosse aux pieds d'argile ».

Un tel constat ne peut qu'inciter la Cour à rejoindre les recommandations de votre commission de la culture et de Mme Férat sur les précautions dont devrait être entouré tout nouveau transfert de monuments vers les collectivités territoriales - encadrement du calendrier des transferts et autorisation préalable du ministère, notamment. Nous en ajoutons une autre : celle de faire aboutir la réflexion sur la cohérence d'ensemble du parc de l'établissement et de son modèle de financement. Il n'appartient pas à la Cour de dire si ce parc doit être resserré sur les monuments les plus emblématiques et les plus rentables, sur les plus méconnus et les plus déficitaires ou, comme c'est le cas aujourd'hui, sur un mixte propre à assurer l'équilibre. Mais la nécessité d'opérer un choix doit être claire dans l'esprit des responsables politiques et des parlementaires.

J'en viens à la gestion et à l'équilibre financier du CMN, qui assure, à l'heure actuelle, une redistribution des moyens de fonctionnement entre ses monuments, ceux qui sont rentables finançant ceux qui restent déficitaires, tandis que les investissements sont principalement financés par une subvention de l'Etat. A chaque définition du parc correspond toutefois une autre structure de financement possible. Recentré sur un parc proche de celui proposé par la commission Rémond en 2003, le CMN dégagerait des résultats encore supérieurs et pourrait se voir assigner d'ambitieux objectifs d'autofinancement de ses investissements. A l'inverse, recentré sur les monuments les plus déficitaires, cet établissement rejoindrait le giron des établissements majoritairement financés par le budget de l'Etat. La perspective d'un nouveau débat sur les monuments à transférer serait l'occasion de stabiliser de manière pérenne le parc et le modèle de financement du CMN. Sans attendre l'issue de ce débat, la Cour estime nécessaire que, dans le cadre du contrat de performances, deux aspects soient rapidement traités : assigner des objectifs de ressources propres et d'autofinancement précis au CMN afin d'encadrer l'emploi des marges actuellement dégagées par l'activité de l'établissement - plusieurs millions d'euros de résultat positif chaque année depuis trois ans ; déterminer l'objet précis et le calendrier de consommation des ressources d'investissement dont dispose actuellement l'établissement en sus des subventions d'investissement allouées par l'État, sachant que le fonds de roulement atteint 63 millions d'euros et que la capacité annuelle d'autofinancement est de plus de 11 millions d'euros.

La Cour estime également que le CMN devrait mieux maîtriser ses coûts de fonctionnement et se doter d'instruments de pilotage et d'analyse adaptés à ses missions, en particulier pour l'évaluation de l'efficience des manifestations et actions culturelles dont il a fait, ces dernières années, un des axes principaux de son développement.

Tel est le tableau que la Cour dresse du Centre des monuments nationaux, tableau réaliste mais relativement confiant pour autant que l'établissement et ses tutelles s'engagent sans délai dans les clarifications indispensables dont j'ai fait état.

Mais le rapport de la Cour comporte également une analyse du passé qu'il nous a paru nécessaire de porter à la connaissance du Sénat. Ce retour sur le passé permet de mieux comprendre la situation du CMN aujourd'hui et apporte une lumière crue sur la manière dont l'Etat a opéré, et qui appelle de la part de la Cour de très sérieuses critiques.

Le Sénat a suivi de près, dans le cadre des débats budgétaires, les péripéties de la politique en faveur du patrimoine. Il se souvient de la situation critique qu'ont connue les crédits du patrimoine en 2002. Le budget de la culture souffrait à l'époque d'une sous-consommation chronique des crédits d'investissement, encore aggravée par l'injection de crédits liés à la tempête de 1999, entraînant un niveau de report devenu incontrôlable. Le Sénat a également en mémoire la crise de 2006 qui a fait l'objet d'analyses de Philippe Nachbar et de son homologue à l'Assemblée nationale, Christian Kert, estimant notamment que la direction du budget avait usé, pour diminuer les reports, d'un remède « pire que le mal».

Le rapport de la Cour retrace les arcanes de cette histoire, qui est d'abord celle d'une réforme que votre commission avait appelée de ses voeux. Si ses effets ne peuvent encore en être mesurés, tous s'accordent aujourd'hui sur son intérêt pour l'établissement et ses monuments. En revanche, sa mise en oeuvre révèle des montages complexes et critiquables.

La réforme du CMN avait pourtant été engagée sur des bases solides. Intégrée dans un plan d'ensemble pour le patrimoine de l'Etat, elle aurait pu faire figure de modèle du genre. Sur le fondement de la décision annoncée dans le cadre du plan national pour le patrimoine de septembre 2003, l'établissement était prêt, début 2006, à recevoir cette nouvelle compétence de maîtrise d'ouvrage et les moyens de l'exercer - un projet de loi étendant ses missions, un projet de décret modifiant son statut et deux rapports d'inspection précisant les modalités pratiques de transfert des personnels des DRAC au CMN. Mais c'est à ce moment-là qu'est venue l'embardée. En raison de la crise de financement que traverse alors le patrimoine, le Gouvernement décide d'un dégel à court terme des crédits budgétaires, à hauteur de 24 millions d'euros et annonce pour l'avenir un financement pérenne des travaux sur monuments historiques du ministère de la culture par le biais d'une taxe affectée. Cela supposait une caisse, et le CMN fut choisi. Ses missions furent en conséquence étendues non seulement à la maîtrise d'ouvrage sur ses monuments nationaux, mais à l'ensemble du parc monumental du ministère, notamment les cathédrales.

La taxe affectée fut finalement abandonnée en 2007, les crédits rebudgétisés et l'on revint au schéma de 2003 : le CMN était recentré sur la maîtrise d'ouvrage de ses seuls monuments. Mais entre-temps, les conditions avaient changé : la réforme du CMN était désormais conditionnée par celle des DRAC et par la restructuration de l'EMOC et du Service national des travaux, le SNT, dans le cadre de la RGPP. Le transfert au CMN de la maîtrise d'ouvrage ne sera finalement effectif qu'en 2010, après une période transitoire aussi longue que complexe et au prix de 23 équivalents temps plein supplémentaires...

C'est dans ce contexte que deux montages budgétaires aussi baroques que sophistiqués ont été mis en place, en 2006 et 2007. Le premier dispositif - le plus connu puisqu'il a déjà été critiqué dans son principe par votre assemblée - a consisté pour le CMN à rétrocéder à l'Etat, par voie de conventions de mandat, la compétence de maîtrise d'ouvrage qui lui avait été attribuée par la loi, dans l'attente d'être doté des moyens de l'exercer lui-même. Les crédits correspondants ont été reversés par le CMN à l'État par la voie d'un fonds de concours créé à cet effet. Conçu pour ne durer qu'un an, ce dispositif transitoire produira ses effets au-delà de 2010. Dans ce cadre, 79,3 millions de crédits de paiement ont été versés au CMN entre 2007 et 2009 et 50,6 millions reversés par le CMN à l'Etat, le reste ayant été conservé par l'établissement à mesure qu'il était doté de capacités de maîtrise d'ouvrage propres. La critique de la Cour est triple : juridiquement fragile au regard de la loi de 1985 relative à la maîtrise d'ouvrage, ce dispositif a également été difficile à suivre sur le plan financier et s'est révélé inefficace, puisque 28,7 millions seulement sur 79,3 millions de crédits de paiement ont été consommés pour la restauration des monuments nationaux entre 2007 et 2009, soit un montant proche du besoin de crédits estimé pour une année.

L'analyse par la Cour des pièces comptables du CMN et des pièces d'exécution de la loi de finances pour 2007 a fait apparaître un second dispositif, que nous qualifions à dessein de « furtif » puisqu'il a consisté à rattacher au programme « Patrimoines », par le biais d'un fonds de concours préexistant, l'essentiel de la taxe affectée au CMN pour financer, non pas ses missions nouvelles, mais des opérations engagées antérieurement sous maîtrise d'ouvrage de l'État, alors interrompues en raison d'une crise de trésorerie sans précédent que les 24 millions d'euros de dégel n'avaient pas suffi à résorber. C'est ainsi que 125 millions d'euros, sur les 140 affectés au CMN au titre des exercices 2006 et 2007, ont été reversés au budget général. Plus encore que le précédent, ce dispositif suscite les plus expresses réserves de la Cour. L'écart entre la destination de la taxe votée par le législateur et sa destination réelle, le rôle transparent joué par le CMN dans l'opération de reversement par voie de fonds de concours et l'ambiguïté entretenue sur ce montage dans les documents budgétaires procèdent d'une interprétation extensive de la LOLF, peu conforme à l'esprit du texte. Ce montage n'était pas de nature à garantir la bonne information du Parlement, qui n'a été avisé de l'emploi de la taxe qu'a posteriori, à la faveur d'une question parlementaire.

Ces découvertes montrent comment une interprétation extensive de la LOLF a pu permettre une opération de reversement contraire au principe d'universalité budgétaire, en même temps qu'elles témoignent de l'utilité des comptes pour contrôler l'exécution des lois que vous avez votées. C'est en effet le traitement comptable de l'opération, en compte de tiers, qui établit le mieux la contradiction de l'opération avec l'autorisation parlementaire. Ce cas d'espèce conduit en tout état de cause à considérer, à l'avenir, la combinaison de taxes affectées et de reversements par fonds de concours avec prudence et circonspection.

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