Nous accueillons à présent M. le Grand Rabbin Haim Korsia.
Vous êtes entre autres aumônier général des armées, secrétaire général du Rabbinat français et ancien membre du Comité consultatif national d'éthique. Vous avez été conseiller de Joseph Sitruk, Grand Rabbin de France de 1987 à 2008 et vos nombreuses responsabilités au sein du judaïsme doivent rendre votre audition extrêmement intéressante à nos yeux.
Je vous propose de répondre aux différentes questions qui vous ont été adressées.
Vous avez la parole.
Grand Rabbin Haim Korsia. - Merci.
Parmi mes nombreuses casquettes, l'une me tient particulièrement à coeur, celle de Secrétaire général du SAJES, le Service d'action juive d'éducation à la santé, issu de l'AJIT, Association juive des intervenants en toxicomanie.
Si j'osais, je dirais : « Ecce Homo »... Je me suis toujours intéressé à ces questions, la Bible en parlant peu mais de manière très profonde...
Le Grand Prête Aaron a quatre enfants et la Bible raconte dans le Lévitique que deux d'entre eux se sont saisis d'un feu étranger et l'ont amené sur l'autel du temple ; ce faisant, Dieu les a fait mourir. On peut lire juste après que les prêtres ne devront pas prendre d'alcool. Certains commentaires disent qu'ils ont bu et n'étaient pas en état d'assumer le service divin ; d'autres disent qu'ils étaient dans une sorte de transe ou d'illumination. Quoi qu'il en soit, ils ont perdu le contrôle d'eux-mêmes.
Il est intéressant de noter que lorsqu'on cherche à sortir de son état humain, de sa finitude, de ce que nous sommes, du poids de notre histoire et de notre vie, que ce soit par l'alcool, les drogues ou n'importe quel moyen, on n'est plus soi-même et on ne peut assumer ce statut d'homme plein et entier.
Dans la vision biblique, le poids de notre histoire et de notre vie doit être assumé ; on doit être capable de s'en extirper par un effort de volonté, de transcendance personnelle, une élévation personnelle. Certains prétendent que telle ou telle drogue, plus qu'une autre, permet d'améliorer la créativité -ce qui reste à prouver et qui est totalement faux selon moi. Il n'empêche que l'on doit affronter debout les vicissitudes de la vie !
Parmi les questions que vous avez posées, j'aimerais en préciser deux.
Tout d'abord, tout ce que l'on peut imaginer ne peut se faire que dans le cadre d'un consentement éclairé de la personne. Le Conseil national d'éthique a beaucoup défendu cette position. Ainsi, l'ancien ministre de l'intérieur sait que l'on est passé d'un combat contre les sectes à un combat contre les dérives sectaires, personne n'étant capable de définir une secte. Une dérive sectaire est un trouble à l'ordre public. Nous avions défini une typologie de dix dérives possibles.
C'est en 1993-1994 que le Gouvernement a entamé des négociations avec les Témoins de Jéhovah afin qu'ils acceptent de trouver une équivalence au service national. En effet, mis à part les transfusions sanguines, les Témoins de Jéhovah refusent de revêtir l'uniforme et de prendre les armes. Le ministère de la défense avait donc décidé de trouver un moyen pour qu'ils servent la Nation dans les mêmes conditions que les autres mais sans uniforme. C'était là les prémices d'un service civil. On a donc trouvé un moyen alors qu'auparavant les jeunes refusaient le service et étaient directement emmenés à Fresnes !
Le Conseil national d'éthique a été quant à lui saisi d'une demande étonnante... Un médecin voit arriver une femme sur le point d'accoucher. Il l'opère dans l'urgence, pratique une transfusion sanguine et lui sauve la vie ! La femme l'accuse d'avoir réalisé cette transfusion contre sa religion, lui reprochant en quelque sorte de lui avoir sauvé la vie mais d'avoir brûlé son âme ! Le Conseil national d'éthique a conclu que le consentement constituait une grande avancée.
Pour en revenir aux pistes de réflexions que vous m'avez proposées, un des grands risques réside dans le fait de chercher à faire le bien de quelqu'un malgré lui. En tant que Juif, je ne puis m'empêcher de penser aux dérives de l'Inquisition ou à d'autres moments de l'histoire où l'on comptait faire le bien de quelqu'un malgré lui.
Une des grandes phrases de la Bible dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C'est irénique mais peu applicable ! Un grand maître du Talmud la traduit ainsi : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse ». Certains se posent la question de savoir pourquoi on ne dit pas les choses de façon plus positive : « Fais à autrui ce que tu veux qu'on te fasse ». En le disant ainsi, on prend le risque majeur de paramétrer les besoins de l'autre en fonction de ses propres besoins. Si je suis la norme, je dois lui imposer la norme ! De la même façon que je ne veux pas que l'on m'impose quelque chose, je ne vais pas imposer à quelqu'un quelque chose malgré lui.
Je crois donc important de garder à l'esprit le concept de consentement éclairé.
Il existe cependant des incitations. Vous évoquez l'adaptation des peines. La prison a peu de place dans la Bible : on la trouve dans le Pentateuque, lorsque Joseph y est jeté par les Egyptiens -cela ne compte donc pas vraiment. On la trouve une seconde fois au sujet de Moïse. Le paradoxe est que, dans la Bible, la prison n'existe que pour la préventive, lorsqu'on ne sait pas quoi faire, alors que pour nous, la préventive est insupportable.
En réalité, il s'agit de savoir en quoi la prison est utile pour la société. Sur les 64.000 prisonniers qu'on ne peut réinsérer, un bon quart -voire plus- serait mieux dans un hôpital psychiatrique. Il n'empêche que l'incitation à se soigner doit se faire de manière consentie et éclairée.
L'effet de seuil est selon moi une erreur car on va toujours plus loin que la limite. Vous m'avez fait l'honneur de rappeler que je suis militaire. J'ai souvenir, dans ce cadre, d'une bagarre à laquelle j'ai été mêlé. On a découvert après enquête qu'un des participants avait pris une drogue légère. J'ai été frappé par la réaction de l'encadrement qui a considéré que ce militaire, à Paris ou en opérations extérieures (OPEX), aurait fumé de la même façon. Or, en OPEX, on a besoin de son attention et de sa vigilance. Si l'on commence à admettre certains comportements, l'interdit est ponctuel. Or, la loi a vocation à indiquer un idéal.
Je voudrais aborder un dernier point avec vous en faisant appel non à la Bible mais à mon activité militaire : En France, l'exportation des armes est interdite depuis 1939. Or, nous sommes le troisième ou le quatrième plus gros exportateur d'armement au monde. Comment faire ? Ce n'est pas compliqué : il est interdit de vendre des armes à l'exportation, sauf dans certains cas. On pourrait dire qu'il est permis de vendre des armes, sauf dans certaines circonstances. Mais dans ce cas, la norme serait de vendre des armes. Il arrive qu'on ne puisse le faire, comme dans le cas de vente à deux belligérants. Parfois, il faut aider le combat du juste, aider un faible. Il existe également des arguments techniques : protection de l'emploi, de l'outil industriel, de nos capacités opérationnelles, etc.
Croire que dépénaliser la drogue casserait le marché et éradiquerait l'économie souterraine est très dangereux. Accepter l'idée d'oblitérer une part de sa raison à un moment ou à un autre n'est pas une bonne chose. Qu'on l'interdise, sauf dans le cadre d'une personne ayant besoin d'un sevrage ou d'un suivi est légitime mais dire que c'est permis me semble très dangereux pour la société et les limites que l'on veut avoir. Tous les grands débats de société ne posent qu'une seule question, celle des limites.
Grâce à Dieu, j'ai cinq enfants. Chacun d'eux, par modélisation avec le plus grand, repousse des limites que les autres n'envisageraient même pas. On a la limite de la vie avec la fin de vie, les limites de la naissance. On a tout le temps des limites. Je crois que la limite de l'abandon de soi est une limite importante. Chacun, parce qu'il est citoyen, doit être en permanence responsable. Cela signifie ne pas s'abandonner, ne pas se nier, ne pas s'oblitérer, ne pas s'effacer.
Voilà l'introduction que je pouvais proposer.
Merci.
La parole est aux parlementaires.