Intervention de Serge Michaïlof

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 12 mai 2010 : 1ère réunion
Table ronde sur les orientations de la politique française en faveur du développement

Serge Michaïlof, enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris, ancien directeur régional à la Banque mondiale :

consultant international, enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris, ancien directeur régional à la Banque mondiale. Ce document cadre est un bon document de synthèse des enjeux actuels de l'aide au développement. Son défaut principal - mais on ne peut le reprocher à ses auteurs, qui appartiennent à l'administration - est qu'il ne procède pas assez clairement à la forte analyse critique, indispensable, des faiblesses de la politique actuelle de coopération française. Il ne répond pas suffisamment non plus aux interrogations que l'opinion publique et les responsables politiques sont en droit de se poser. La France se targue d'être parmi les tout premiers donateurs mondiaux en termes d'aide publique au développement, le 2ème en 2009, avec près de 9 milliards d'euros. Mais, en même temps, il est pour le moins surprenant de constater que, malgré ces chiffres flatteurs, la France n'est plus un acteur significatif sur de nombreux terrains qui sont importants, soit pour des raisons d'éthique ou historiques, tels les pays les plus pauvres d'Afrique, en particulier le Sahel francophone, soit pour des raisons relevant de notre politique étrangère, tels les pays très fragiles ou sortant de conflits d'importance géopolitique reconnue. L'aide bilatérale effective sur le terrain a pratiquement disparu et représente 2 centièmes de l'APD globale, soit environ 175 millions d'euros sur 9 milliards. L'influence de la France sur la politique conduite par les grands multilatéraux, qui sont les grands bénéficiaires de notre aide effective (Banque mondiale, Banque pour la reconstruction et le développement, et Union européenne), est finalement négligeable.

Alors que la France est absente sur des terrains essentiels comme les pays les plus pauvres d'Afrique, on se demande ce qu'elle fait en Chine qui est le 6ème bénéficiaire de notre aide, en Inde et au Brésil, qui deviennent des puissances économiques mondiales et des concurrents. Où se trouve donc finalement la cohérence de tout ceci ?

Derrière cette critique et cette interrogation, en fait, deux principaux problèmes se font jour de longue date:

- premièrement, le concept d'aide publique au développement est un fourre-tout statistique : on y trouve nombre de dépenses qui n'ont aucun rapport avec une aide de terrain effective, telles que les annulations de dettes, la prise en charge du coût des étudiants étrangers, des frais administratifs, des dépenses pour Mayotte, Wallis et Futuna. En même temps, il ne prend pas en compte nombre d'efforts qui relèvent clairement d'une aide au développement, comme les garanties apportées par l'Agence française de développement, les prises de participation de Proparco, le montant des dotations privées des organisations non gouvernementales (ONG) bénéficiant de déductions fiscales. C'est un indicateur daté et qui ne reflète plus l'effort effectif en matière d'aide au développement. Ainsi, le volume d'activité du groupe AFD doit s'élever à environ 6 milliards d'euros, mais ne relève de l'APD qu'un montant de l'ordre de 1,5 milliard ;

- deuxièmement, lorsqu'on soustrait, des montants officiels d'APD, les opérations qui ne relèvent pas, en réalité, de cette aide, il reste quand même des sommes considérables, consacrées à la conduite effective de projets et programmes de terrain. Cette aide réelle représente environ la moitié de l'effort officiel d'APD évalué, pour 2009, à 9 milliards d'euros. Toutefois, une bonne part correspond à des prêts concessionnels de l'AFD, qui en fait certes un bon usage, mais qui semble inverser les priorités dans la mesure où c'est la nature des instruments d'aide, et non l'objectif politique, qui détermine le choix des pays et la nature de l'action de coopération. Ainsi, lorsque l'on privilégie le prêt au détriment des subventions, on s'interdit d'intervenir dans les pays les plus pauvres, en particulier sur les thématiques sans rentabilité financière avérée. Mais, surtout, l'essentiel des ressources correspondant à des subventions qui permettent d'intervenir dans les pays les plus pauvres ou sur des thématiques sans rentabilité directe, est géré par les institutions multilatérales, soit environ 2,8 milliards sur 3 milliards d'euros, ceci sans que nous nous soyons donné les moyens de guider ou d'influencer sérieusement leur action et leur politique.

Le solde résiduel de nos ressources en subvention pour notre aide bilatérale a fondu depuis 15 ans. Il reste environ 200 millions d'euros par an pour servir plusieurs dizaines de pays, sans compter les urgences telles que Haïti ou les Territoires palestiniens. Face à cette situation, nous sommes sans moyens d'action effectifs pour répondre à nos préoccupations propres, qu'il s'agisse d'intervenir dans des pays pauvres où nous avons des enjeux géopolitiques, comme ceux du Sahel, ou sur des thématiques importantes, comme le développement rural pour lequel nous avons une expertise ancienne avérée.

Cette situation s'explique par un faisceau de raisons : tout d'abord une absence de définition claire des objectifs de notre politique de coopération, critique à laquelle répond intelligemment ce document cadre. Ensuite, une confusion entre coopération et charité publique qui conduit à deux erreurs graves : en premier lieu, à se fixer des objectifs essentiellement comptables au lieu d'ambitions d'efficacité en fonction d'objectifs politiques clairs. En second lieu, cette vision caritative de notre coopération conduit à sous-traiter la gestion de l'essentiel de notre aide aux multilatéraux mais sans se donner les moyens de guider ou au moins d'influencer effectivement leur action. Enfin, les régulations budgétaires portent systématiquement sur l'aide bilatérale car les aides multilatérale font l'objet d'engagements pluriannuels et leurs bénéficiaires ont des capacités de pression ou d'agitation médiatique qui amènent à préférer couper dans l'aide bilatérale qu'aucun lobby dangereux ne va défendre. J'ajoute que la présentation des budgets de la coopération est d'une opacité exceptionnelle, à tel point que les experts eux-mêmes ne s'y retrouvent pas.

Il importe, dans ce contexte, de repartir d'une définition claire des objectifs de notre politique de coopération, et ici je partage largement l'analyse à laquelle procède le document cadre.

Comme le souligne ce document, dans un monde globalisé, interdépendant et soumis à de très fortes tensions, et dans lequel le Sud va connaître des graves crises sociales, environnementales et sécuritaires, qui auront nécessairement des répercussions sur notre pays et sur l'Europe, il faut se fixer quatre grands objectifs de nature politique, qui doivent permettre de décliner nos priorités géographiques, la nature des instruments que l'on utilisera, et enfin nos priorités sectorielles. J'observe que ce dernier sujet n'est pas traité dans ce document, car ces objectifs portent, pour l'essentiel, sur des zones géographiques différentes et exigent le recours à d'autres instruments.

Il me semble que le premier objectif sur lequel porte le consensus doit être de faciliter le rattrapage économique des pays du Sud. Cela concerne principalement, pour la France, bon nombre de pays du Bassin méditerranéen, les pays stables bien gérés de l'Afrique subsaharienne et les pays de la péninsule indochinoise. Notre aide doit ici jouer un rôle de catalyseur vis-à-vis des ressources financières internes et internationales. Les instruments doivent prendre la forme de prêts plus ou moins concessionnels et recourir à la gamme des divers instruments financiers innovants pour favoriser notamment l'essor du secteur privé. Un grand enjeu sera l'Afrique où il convient de faciliter la diversification de ses économies qui sont restées très liées à des activités de rente. En ce domaine, l'AFD fait du très bon travail. Il faut essentiellement poursuivre l'effort engagé.

Le deuxième objectif doit être de lutter contre les déséquilibres économiques et sociaux les plus criants, dans la logique des objectifs du millénaire, en contribuant à la mise en place d'un filet social minimal au plan mondial, mais aussi en contribuant à la constitution d'agricultures performantes et durables. En ce domaine, pour la France, la cible géographique doit être, en priorité, les pays les plus pauvres de son champ historique, en particulier le Sahel francophone. In fine, l'objectif est de réduire les trop graves inégalités au plan social, de stabiliser les populations, d'aider à construire des Etats viables et des institutions modernes, dans un souci qui, sur le long terme, recoupe les préoccupations sécuritaires et de contrôle des flux migratoires qui nous sont propres. La coopération française doit servir de « poisson pilote » aux grands multilatéraux. Pour cela, elle doit disposer de ressources significatives en subventions, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, et mettre en place une politique de réelle influence auprès des agences multilatérales comme savent le faire les Britanniques. Il s'agirait de revoir la répartition bilatérale/multilatérale au profit de l'aide bilatérale. Mais c'est une tâche qui va être extrêmement difficile.

Le troisième objectif doit être de faciliter le renforcement des Etats particulièrement fragiles et la stabilisation des Etats tel que l'Afghanistan, la République démocratique du Congo ou Haïti, susceptibles de devenir des maux publics régionaux et potentiellement mondiaux. Il s'agit ici d'une action qui doit être complémentaire d'éventuelles actions militaires ou sécuritaires conduites par la communauté internationale. L'objectif est ici aussi que la France puisse faire entendre sa voix dans les enceintes internationales et influencer les mécanismes de gouvernance concrète d'une aide internationale, qui, dans ces situations, s'est pour l'instant révélée particulièrement inefficace, lourde et pratiquement autiste. La réalisation de cet objectif suppose, là aussi, un minimum de ressources distribuées sous forme de subventions bilatérales. La France, faute de ressources en subventions bilatérales a été totalement absente en ce domaine pourtant critique. Alors qu'elle n'a pas hésité à mobiliser des moyens militaires, elle n'a jamais pu mobiliser les ressources financières en subventions qui lui auraient permis d'influer sur les politiques d'aide de la communauté internationale. Nous organisons les grandes conférences internationales mais nous ne sommes pas aux réunions clés ou se décident concrètement la nature et les objectifs des programmes d'aide. En Afghanistan, qui restera comme un cas d'école en matière d'inorganisation de l'aide internationale, les chiffres sont accablants : les chiffres de décaissement de l'aide publique du CAD de l'OCDE sont, pour l'année 2007, les suivants : aide française : 2 millions de dollars, Canada : 240 millions de dollars, Grande Bretagne : 171 millions de dollars, Pays Bas : 55 millions de dollars.

Le quatrième objectif est de participer, dans les grands pays émergents, à la redéfinition des politiques publiques portant sur la gestion d'un certain nombre de biens publics mondiaux dont la destruction en cours pose un problème existentiel à l'humanité. Les instruments à utiliser sont le prêt, peu concessionnel, ainsi que les transferts intellectuels. Ici, la construction de partenariats se substitue à une politique d'aide et préfigure de futures politiques publiques globales. L'AFD a fait, dans ce domaine, un travail remarquable au cours des dernières années. Il lui faut poursuivre son action et Jean-Michel Severino en parlera mieux que moi.

En conclusion, trois mesures fortes sont maintenant indispensables pour réorienter et réintroduire une réelle cohérence dans notre politique de coopération :

- premièrement, définir clairement les objectifs de cette politique, sachant que ceux-ci ne sont pas exclusivement caritatifs. Ils doivent se situer au confluent des intérêts des pays concernés et de nos propres intérêts. Ils relèvent donc aussi de notre politique étrangère et doivent refléter nos préoccupations propres comme la gestion de la mondialisation, le contrôle des flux migratoires à long terme et la stabilisation des zones sensibles où nous avons des intérêts à long terme comme le Sahel ;

- deuxièmement, redéfinir la répartition de notre aide. Le problème sera de revenir sur des arbitrages anciens, effectués sans consultation du politique, mais qui nous engagent sur une base pluriannuelle. Il est en particulier indispensable de revenir sur cette ancienne décision, jamais explicitée, qui a sacrifié l'aide programmable bilatérale en subventions au profit des grands multilatéraux (Banques régionales de développement, Banque mondiale), des canaux européens, et des fonds des Nations unies. Pourquoi devrions nous chercher à tout prix à rester le deuxième contributeur du Fonds européen de développement (FED) si la bureaucratie de Bruxelles ne nous écoute pas ? Pourquoi vouloir garder un rang à la Banque mondiale qui ne correspond pas à nos moyens si nous ne pouvons orienter son action ni par notre présence dans des cofinancements ni par une forte présence humaine à des postes de management ? Il faut également réexaminer le dosage de nos ressources entre ces subventions bilatérales programmables réduites aujourd'hui à néant et les autres usages de nos ressources que sont les bonifications de prêts AFD et la prise en charge sans limites du coût des étudiants étrangers dans la plus grande anarchie. Ces décisions sont éminemment politiques sachant que les nécessaires arbitrages pour modifier la position du curseur seront très difficiles. En effet, dans un contexte budgétaire dramatique, toute modification de l'équilibre actuel se heurtera à des lobbys actifs. Il serait enfin souhaitable de réaffecter à l'aide bilatérale programmable en subventions les mesures d'économies qui sont envisageables, telles que la réduction significative de notre dispositif diplomatique actuellement surdimensionné ou une plus grande sélectivité dans la prise en charge du coût des étudiants étrangers. Un grand travail reste à faire, en particulier en réduisant notre contribution aux instances européennes et en procédant à un ménage approfondi de nos contributions à une myriade de fonds des Nations unies, dont certains n'ont aucune efficacité sur le terrain ;

- troisièmement, sécuriser les budgets affectés sous forme de subventions pour notre aide bilatérale qui, ne faisant pas l'objet d'actions de lobbying, sont les proies naturelles de réduction de crédits plus faciles à effectuer qu'au niveau des budgets multilatéraux faisant l'objet d'engagements pluriannuels. Diverses pistes sont possibles : la constitution de fonds spécialisés sécurisés tels qu'un fonds post conflit, un fonds Sahel, etc., et l'affectation à ces fonds d'une partie des ressources provenant d'une future fiscalité internationale.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion