Intervention de Jean-Pierre Maulny

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 12 octobre 2010 : 1ère réunion
Union européenne et défi de la réduction des budgets de défense — Audition de M. Jean-Pierre Maulny directeur-adjoint de l'institut des relations internationales et stratégiques iris

Jean-Pierre Maulny :

En me fondant sur les perspectives de réduction des budgets de la défense en Allemagne, au Royaume-Uni et en France connues en septembre 2010, je montre, dans ma note, comment rationaliser, mieux articuler les politiques de défense en Europe.

Permettez-moi, tout d'abord, un petit historique. Si les années 1990 étaient marquées par une diminution progressive des budgets de la défense en Europe d'environ 30%, ce qu'on a qualifié de « dividendes de la paix », les coupes financières sont aujourd'hui drastiques, et surtout brutales, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie et en Pologne. En revanche, on note une même absence de coordination des politiques budgétaires. La France a commencé à diminuer son budget militaire en 1992 lors de la « mini-crise » économique, soit après l'Allemagne et le Royaume-Uni. Il en a été de même aux États-Unis qui, eux, ont choisi de maintenir le niveau de leur budget en recherche et technologie. D'ailleurs, ces budgets en R&T diminués, ou tout au moins contraints, depuis vingt ans -l'augmentation des budgets dans les années 2000 en France et au Royaume-Uni correspond à l'entrée dans une période de fabrication où l'on a rogné sur la recherche pour financer les programmes d'équipement- pourraient conduire à un décrochage technologique, un risque dont je reparlerai. Comme hier, l'absence de coordination a donc été la règle. Citons le cas de la Pologne qui, touchée par la crise dès la fin de l'année 2008, a réduit ses dépenses militaires dès 2009 pour les redresser dans le prochain budget pour 2011. Ces réductions budgétaires ont des causes et des significations différentes. A cause d'un déficit public de 13%, le Royaume-Uni, qui consacre traditionnellement des efforts importants à la défense, a annoncé une réduction de 15 à 25% de son budget militaire. En Allemagne, où le déficit public est de seulement 4%, cette décision semble être davantage due à sa volonté de respecter les équilibres budgétaires qu'à une remise en cause de sa politique militaire, symbole de sa souveraineté retrouvée. Je vous renvoie à son engagement dans le programme de l'A 400 M et à son importante participation aux OPEX. La baisse de son budget de défense s'accompagne d'une réforme profonde avec l'abandon de la conscription, un sujet tabou depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En France, la réduction budgétaire semble peu élevée par rapport au déficit public de 8%. Autrement dit, nous parions sur un retour à la croissance rapide. Une étude du FMI dans les années 1990 a montré la forte corrélation existant entre l'évolution des budgets de défense, la croissance et la situation internationale. Les États-Unis ont considéré être en guerre après le 11 septembre, l'Europe, non. Cette diminution de l'effort militaire intervient sur des outils militaires fragilisés, notamment français et britannique. En effet, le modèle d'autonomie en équipements de défense est aujourd'hui écorné en raison de nos pertes de capacités militaires et technologiques, conséquences de la réduction de nos budgets militaires en R&T. Ces pertes de capacités ne concernent pas les prime contractors mais la supply chain, c'est-à-dire la chaîne des sous-traitants, d'après l'étude que nous avons réalisée pour la Commission européenne sur le contrôle des investissements étrangers dans les entreprises de défense européenne. Le modèle d'autonomie n'est plus viable dans un cadre national. Par idéal politique autant que par nécessité, il faut aujourd'hui accélérer le passage à un modèle intégré européen. La création de groupes de travail bilatéraux avec, d'une part, l'Allemagne, et d'autre part, le Royaume-Uni, pour coordonner les réductions budgétaires va dans le bon sens. Pour autant, il aurait fallu y songer dès 2008 et, plus important, veiller à l'inscription de ces échanges bilatéraux dans le cadre européen. Or les Britanniques, qui font preuve d'opportunisme en travaillant aujourd'hui à ces rapprochements, refusent tout « bouclage » européen.

Dans ce contexte, il conviendrait, tout d'abord, de réviser les documents stratégiques et modèles capacitaires dans un cadre européen. Au Royaume Uni, la nouvelle Strategic Defence and Security Review de 2010 a fait l'objet de vives critiques de la part du Parlement et du secrétaire d'État à la défense, M. Fox, qui a reproché au Premier ministre britannique, M. Cameron, de réaliser des coupes dans un souci strictement économique et budgétaire. L'Allemagne, qui, je le répète, envisage d'abandonner la conscription, a publié un Livre blanc en 2006 ; le dernier datait de 1994 comme la France, qui, quant à elle, a adopté un nouveau Livre blanc en 2008. Pourquoi ne pas travailler à un Livre blanc européen de la défense ? On en parle depuis une dizaine d'années sans s'accorder sur son contenu. Il existe pourtant un socle avec la « stratégie européenne de sécurité » et l'ensemble des missions civilo-militaires réalisées en commun. La crise oblige à imaginer un nouveau modèle capacitaire au niveau européen.

La coopération structurée permanente, telle qu'elle a été conçue dans le Traité de Lisbonne, concerne davantage un groupe de pays pionniers qui acceptent des indicateurs économiques contraignants, ce qui semble difficile en temps de crise... Gardons l'esprit de la coopération structurée permanente pour construire un outil européen coordonné ouvert, comme le propose M. Fromion, à chaque pays européen qui le souhaite, qui fixera des objectifs capacitaires à atteindre, dont le respect serait vérifié par l'Agence européenne de la défense. Il s'agit de dépenser moins en dépensant mieux. Ensuite, il convient de distinguer les mutualisations selon ce qui reste du domaine de la souveraineté et ce qui peut être partagé, voire délégué. Ainsi, l'idée d'un porte-avions franco-britannique me paraît-elle complexe, tant nos intérêts industriels et notre doctrine d'emploi divergent. En revanche, pourquoi ne pas utiliser un groupe aéronaval national dans le cadre de l'Europe ou de l'Otan ? L'addition des capacités nationales, après définition d'une stratégie commune, peut fonder une capacité européenne. Cette démarche est envisageable pour tous les équipements de hard power. A l'inverse, les activités de soutenance et de logistique - le transport par avion et hélicoptère, le ravitaillement en vol, la surveillance non stratégique -, parce qu'elles ne relèvent pas de la souveraineté nationale, peuvent faire l'objet d'une mutualisation plus intégrée avec une gestion commune des capacités. Autre type de mutualisation, celui où aucun pays n'a les moyens financiers de construire une capacité, mais où chacun en acquiert une partie dans un cadre multinational. Tel est le cas du projet d'observation satellitaire MUSIS, où l'optique relève de la France, le radar de l'Allemagne tandis que les stations au sol sont mises en commun. Enfin, il existe des niches capacitaires, c'est-à-dire qu'un pays se doterait de la capacité militaire pour tous les autres. On peut penser à la protection NRBC pour la République tchèque ou les navires-hôpitaux pour l'Allemagne.

Nos modèles capacitaires industriels étaient jusqu'à aujourd'hui essentiellement nationaux, avec une partie européenne via des entreprises plurinationales comme EADS apparues à la fin des années 1990. Or la restructuration du paysage industriel de l'armement européen est au point mort depuis 10 ans : aucun programme n'a été lancé depuis l'A400M et Meteor. Nous assistons à un repli national à l'heure où il faudrait passer à un modèle intégré, augmenter la R&T et viser le long terme plutôt que toujours la production. La France s'était engagée dans une politique industrielle au début des années 2000 en passant commande de derniers chars Leclerc, dont l'armée de terre n'avait pas nécessairement besoin, et, plus intelligemment, en s'engageant au début des années 2000 dans le programme Meteor pour soutenir l'entreprise MBDA. Ces initiatives doivent être replacées dans une politique industrielle à long terme. Par exemple, faut-il commander onze Rafale supplémentaires en 2011 pour soutenir Dassault ? Ne vaut-il pas mieux imaginer le modèle aéronautique militaire de 2025 dans un cadre européen ? Même logique concernant la décision de construire le démonstrateur nEUROn en 2004 ou encore le secteur naval, bien qu'il soit relativement protégé en raison de l'absence de concurrence américaine.

Pour conclure, l'IRIS, en partenariat avec l'allemand SWP, l'anglais RUSI et un think tank polonais a organisé une étude sur la coordination de nos politiques de réduction des budgets de la défense avec les représentants de la Défense et de la politique industrielle des quatre pays, dont les conclusions seront présentées devant l'Agence européenne de la défense fin novembre.

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