Merci Monsieur le Président. Le Traité de l'Union européenne (TUE) contient des dispositions visant à offrir un cadre à l'organisation de la défense européenne. Cette novation, déclinée dans les articles 42 à 46, s'avère particulièrement audacieuse parce qu'elle touche à l'essence même de la souveraineté de chacun des vingt-sept États membres de l'Union européenne.
Alors que ces derniers sont tous à des degrés divers confrontés à la plus grande crise économique et financière survenue depuis le Traité de Rome, avec le cortège de contraintes et coupes budgétaires qui en découlent, la mise en oeuvre des dispositions du TUE est-elle de nature à préserver les capacités de l'Europe en matière de défense ?
Plus fondamentalement encore, les dispositions dont il s'agit peuvent-elles favoriser un renversement de la tendance lourde à la stagnation voire à la contraction des budgets militaires européens observée depuis vingt ans ? Peuvent-elles également permettre de surmonter les obstacles sur lesquels parait buter l'organisation de leur défense par les européens : l'impossible amorçage d'une dynamique collective offrant l'image d'une défense européenne assumée par l'ensemble des européens, l'équilibre difficile entre défenses nationales et engagement collectif, la compatibilité entre l'OTAN et la défense européenne, la définition d'objectifs communs en matière d'équipements des forces et d'interopérabilité, la préservation d'une base industrielle et technologique de défense, gage d'une réelle et précieuse indépendance technologique de l'Europe, et encore la question récurrente du financement des équipements de défense et des opérations dont l'Union européenne est ou pourrait être à l'initiative ?
Le scepticisme, voire la franche hostilité qui se manifestent ici et là, notamment en France, à l'endroit des dispositions du TUE relatives à la politique européenne de sécurité commune (PESC) ou politique de sécurité et de défense commune (PSDC), et particulièrement à l'égard de la Coopération Structurée Permanente (CSP), méritent que l'on s'attache à un examen dépassionné et réaliste du cadre institutionnel posé par le Traité adopté par les vingt-sept États membres de l'Union européenne.
Pour mémoire, les dispositions du TUE se rapportant à la défense sont le Haut Représentant pour la PESC (articles 18 et articles 23 à 41 du TUE), la clause de défense mutuelle (article 42 paragraphe 7), la coopération structurée permanente (article 42 paragraphe 6, article 46 et protocole additionnel sur la CSP), les missions déléguées par le Conseil à un groupe d'États membres (article 42 paragraphe 5 et article 44), les fonds de lancement pour les activités préparatoires (article 41 paragraphe 3), et l'agence européenne de défense (AED - article 42 paragraphe 3).
Pour bien comprendre les dispositions relatives à la CSP, il est nécessaire d'avoir une lecture croisée de ces textes, en particulier du protocole additionnel qui rend réellement explicite l'objectif recherché et proposé parles rédacteurs du TUE.
En vertu de l'article 42 paragraphe 6, « les États membres qui remplissent des critères plus élevés de capacités militaires et qui ont souscrit des engagements plus contraignants en la matière en vue des missions les plus exigeantes, établissent une coopération structurée permanente dans le cadre de l'Union. ». Ainsi, le Traité de Lisbonne, en instituant la CSP, donne l'impression d'engager les Européens à dépenser davantage pour leur défense alors que ces derniers cherchent à dépenser mieux (ou moins) en mutualisant et en coordonnant leurs efforts. C'est la première des critiques portée à l'endroit de la CSP.
Pourtant, une approche politique et pragmatique du texte de la CSP permet de dépasser cette apparente contradiction. « Les engagements les plus contraignants » évoqués à l'article 46 et « ... le développement des contributions nationales et la participation, le cas échéant, à des forces multinationales, aux principaux programmes européens d'équipement et à l'activité de l'AED ... » évoqués dans le protocole additionnel comme préalables à la participation à la CSP, ne doivent pas être confondus avec une obligation pour les pays candidats d'accroitre leur budget national de défense.
Cette lecture est trop simplificatrice. Dépenser mieux n'est pas dépenser plus, et la formule « remplissent des critères plus élevés de capacités militaires » fait référence à l'aptitude à remplir des missions avec un outil opérationnel donné et non au montant que tel pays consacre à sa défense. Ainsi une armée de conscription, coûteuse mais non projetable, n'est pas apte à exécuter « les missions les plus exigeantes ». La lecture croisée des articles 42 et 46 du TUE et du protocole additionnel conduit à comprendre que le critère d'entrée est, en fait, l'accroissement de l'effort consenti par les Etats membres pour le développement de leurs contributions nationales en faveur de la PSDC et non l'augmentation nette de leur budget de défense. Quel intérêt aurait en effet pour la CSP l'augmentation des budgets français ou britannique de la défense pour moderniser leur dissuasion nucléaire ou de tel autre État membre pour améliorer la condition de ses militaires ?
Le seul référentiel acceptable et compatible avec l'esprit du Traité, pour fixer les critères d'adhésion à la CSP, est celui du niveau d'effort consenti par chaque État membre pour répondre aux exigences de la CSP.
L'interprétation des termes du Traité ne doit pas pour autant conduire à la construction d'une CSP « au rabais ». Au contraire, l'adhésion à la CSP doit être une démarche engageante, assortie pour chaque État membre d'un véritable effort sur la base d'un engagement contractuel.
Il en découle que les critères d'adhésion doivent être la résultante d'un compromis entre l'effort qu'il est capable de consentir et sur lequel il s'engage, et le niveau d'exigence que l'Union européenne estime raisonnable de lui imposer afin de garantir la crédibilité de la CSP. C'est donc une démarche contractuelle, adaptée et engageante, qu'il convient de faire prévaloir sur toute autre perspective basée par exemple sur un pourcentage de dépense rapporté au PIB. La CSP doit être capable de prendre en compte la diversité des situations des pays européens, afin d'éviter un phénomène d'exclusion fort peu compatible avec l'idée que l'on doit se faire d'une défense européenne.
La CSP invite chaque pays à se responsabiliser au regard d'un engagement européen collectif, à dépenser mieux en faveur de la PSDC, sans nécessairement dépenser plus. Les Etats européens ont depuis l'origine de l'Union européenne accepté et largement mis en oeuvre une discipline communautaire dont les effets s'observent au quotidien. Un dispositif de sanctions vient appuyer, si nécessaire, les rappels à l'observation de la règle commune et des engagements pris. La démarche engageante de la CSP s'appuiera également sur l'exigence d'une observation stricte des engagements souscrits par les États membres.
Une autre question qui revient dans le débat sur la CSP est la taille que celle-ci doit prendre. Doit-elle revêtir la forme d'un groupe restreint constitué des États dotés de la défense la mieux pourvue ou, à l'inverse, doit-elle être ouverte au plus grand nombre ? Le débat entre CSP « sélective » et CSP « inclusive » est politiquement désastreux et doit être évité à tout prix. Au demeurant on ne peut envisager de progrès dans la mise en oeuvre de la CSP sans que soient surmontées les difficultés liées aux fortes disparités entre les pays de l'Union européenne, qu'il s'agisse de leurs moyens militaires ou de leurs capacités en matière de recherche et de production industrielle de défense, et de leurs budgets. Les dispositions du protocole additionnel sur la CSP offrent heureusement la solution à cette problématique en différenciant clairement l'adhésion obligatoire à la compétence « génération de forces » et celle facultative à la compétence « programmes d'armement ».
La composante « génération de forces » implique « d'avoir la capacité de fournir (...) soit à titre national, soit comme composante de groupes multinationaux de force des unités de combat ciblées pour les missions envisagées, configurées sur le plan tactique comme un groupement tactique, avec les éléments de soutien, y compris de transport et la logistique, capables d'entreprendre, dans un délai de 5 à 30 jours, des missions visées à l'article 43 du TUE en particulier pour répondre à des demandes de l'ONU, et soutenables pour une période initiale de 30 jours, prorogeable jusqu'au moins 120 jours ». De nombreux pays européens sont à même de répondre à cette exigence.
La composante « programmes d'armement », quant à elle, n'a pas de caractère obligatoire, et repose sur « la participation, le cas échéant, (...) aux principaux programmes européens d'équipement et à l'activité de l'agence européenne de défense (AED) dans le domaine du développement, des capacités de défense, de la recherche, de l'acquisition et de l'armement ».
Comment faire plus pragmatique ou plus souple ? Un pays peut donc, à l'extrême limite, s'engager dans la seule compétence « génération de forces » sans pour autant souscrire aux contraintes de la compétence « programmes d'armement ». Celle-ci est en fait une compétence de cooptation, puisque les pays détenteurs du savoir-faire, ainsi que l'AED, seront arbitres des coopérations qu'ils souhaitent entreprendre.
En différenciant la compétence « génération de forces » de la compétence « programmes d'armement », la CSP lève un obstacle majeur à la construction de l'Europe de la défense. Mais elle rend également sans intérêt le débat entre « inclusivité » et « sélectivité », qui agite tant de cercles de réflexion.
Dès lors que tout pays de l'Union européenne peut, si sa candidature est agréée, adhérer à la compétence « génération de forces » et, de ce fait, devenir membre à part entière de la CSP, elle permet au plus grand nombre de pays européens d'adhérer. Ceci a pour effet de donner l'image d'une Europe qui entend assumer collectivement sa défense. La CSP s'affirme ainsi comme le « principe actif » de l'Europe de la défense, permettant à l'Union européenne de dépasser certains des obstacles majeurs qui l'entrave et de présenter une image renouvelée de cohésion, de cohérence, de crédibilité et de responsabilité sur la scène internationale.
Les dispositions figurant au TUE apportent des réponses pragmatiques aux interrogations sur les critères d'adhésion et sur la gouvernance de la CSP. Le TUE conditionne l'adhésion à la CSP à la capacité de mettre sur pied un groupement tactique et son accompagnement. Les membres de l'Union européenne savent déjà faire cela dans le cadre de l'objectif global d'Helsinki (décembre 1999). A cet égard l'État-major de l'Union européenne (EMUE) est parfaitement à même de porter un jugement pertinent sur la qualité et le suivi des engagements pris en la matière pour les pays candidats à la CSP.
De même le Conseil des Ministres de la défense, autre nouveauté introduite par le Traité de Lisbonne, apparaît l'instance la mieux adaptée pour fixer le niveau des exigences qu'il convient d'imposer à chacun des pays candidats à la CSP ou membre de celle-ci, en fonction de ses capacités et de ses moyens respectifs.
Il est évident que la CSP doit être vue comme un itinéraire de progrès visant à permettre à chaque État de mobiliser le meilleur de ses capacités pour atteindre progressivement les objectifs successifs agréés par le Conseil des ministres. Tel est l'esprit et la lettre du TUE. L'AED, dont l'existence et les missions sont reconnues à l'article 42 du TUE, doit quant à elle, se doit d'assurer le bon fonctionnement de la compétence « programme d'armement ». Il va de soi, également, que le Haut Représentant pour la PESC est une partie prenante essentielle du fonctionnement de la CSP.
Enfin, la CSP est porteuse de plusieurs avantages non négligeables. En premier lieu, elle ne fait obstacle ni à l'appartenance à l'OTAN des pays de l'Union européenne, ni au libre exercice de la souveraineté et des politique nationales, ni au développement d'une coopération bilatérale ou multilatérale en matière de forces ou d'équipements, ni aux exportations.
La CSP doit être comprise comme un cadre permettant l'émergence du fameux pilier européen de l'OTAN. Elle est également totalement compatible avec les coopérations bi ou multilatérales comme le stipule l'article 42 paragraphe 3 du TUE : « Les États membres qui constituent entre eux des forces multinationales peuvent aussi les mettre à la disposition de la politique de sécurité et de défense commune ». L'actualité donne un intérêt tout particulier à cette disposition. Le rapprochement annoncé des défenses français et britannique, dont certains prennent prétexte pour « saluer » la mort de l'Europe de la défense, est en fait parfaitement compatible avec les dispositions du Traité de Lisbonne et notamment la CSP.
Il importe également de souligner avec force que l'appartenance à la CSP n'a pas d'effet d'entrainement automatique d'un pays membre dans une opération décidée par l'Union européenne. La CSP n'est pas une structure « va-t-en guerre ».
La CSP n'a pas vocation à interférer dans les processus de déclenchement ou de direction des opérations militaires ou civilo-militaires. Elle n'est en fait qu'une dynamique capacitaire collective offrant à l'Union européenne les moyens d'atteindre « les objectifs définis par le Conseil ».
En second lieu, et sans caricaturer les desseins des rédacteurs du TUE, la CSP peut être vue comme un stimulant de la base industrielle et technologique de défense européenne. Le protocole additionnel est en effet en majeure partie consacré pour partie aux voies et moyens pouvant permettre aux États membres de combler leurs lacunes capacitaires. En consacrant le rôle central de l'AED, le Traité pose le principe que qu'il n'y a pas de CSP sans AED, ni d'AED sans CSP. Ce postulat de bon sens ne peut surprendre ceux qui ont depuis longtemps fait le constat que l'AED n'avait d'efficacité donc d'intérêt que si un dispositif relativement contraignant en faisait l'acteur central des coopérations européennes en matière d'armement.
La CSP, parce qu'elle impliquera progressivement des exigences nouvelles en matière de coopération sur les équipements, de standardisation, d'interopérabilité, sera en fait le pourvoyeur de l'AED, et le sera d'autant mieux qu'elle exprimera auprès des entreprises européennes, via l'AED, les besoins des forces européennes.
L'importance des lacunes capacitaires qui minent les défenses européennes et les objectifs affichés dans la « déclaration sur les capacités », adoptée en décembre 2008 par le Conseil, pour les pallier, assortie d'objectifs pluriannuels précis et chiffrés, donnent la mesure des progrès à accomplir. Certes, la crise économique et la stagnation des budgets de défense européens n'augurent pas un redressement rapide de la situation.
Mais quelle alternative peut-on opposer à la CSP ? L'OTAN ? Les coopérations bilatérales ? La CSP, parce qu'elle est avant tout une dynamique capacitaire au service de l'Union européenne, offre avec l'AED les perspectives les moins incertaines pour assurer la pérennité de nos industries de défense, et contribuer à l'émergence du « marché à l'échelle européenne » évoqué par la commission dans sa communication 2007 « stratégie pour une industrie européenne de défense plus forte et plus compétitive ».
Seule faiblesse, son financement, puisque cette question n'est pas explicitement évoquée dans la CSP, mais elle ne peut être ignorée. Le TUE rappelle fermement que le budget de l'Union européenne ne peut être sollicité pour « des dépenses afférentes à des opérations ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense ». Toutefois, le TUE ouvre la porte à un financement communautaire lorsque l'Union confie une mission à un groupe d'États membres qui peut en l'occurrence être constitué des États membres de la CSP. Les actions préparatoires nécessaires à l'exécution de la mission peuvent être financées par le budget de l'Union européenne. Dans l'hypothèse où le Conseil n'autoriserait pas le recours au budget communautaire pour financer les actions préparatoires, il est prévu qu'un « fonds de lancement » constitué de contributions des États membres peut être sollicité sur proposition du Haut Représentant pour la PESC.
On ne peut manquer de noter le caractère très limitatif des circonstances dans lesquelles un financement communautaire peut être déclenché. C'est donc sur les épaules des États de l'Union que repose encore le financement des opérations auxquelles peut les appeler l'Union elle-même ! Mais il faut noter l'inflexion des textes européens et le caractère moins absolu des tabous pesant sur le financement des opérations militaires par l'Union européenne. On ne peut non plus manquer d'évoquer l'intervention des fonds du programme civil de recherche et de développement (PCRD) dans les projets à forte dualité civilo-sécuritaire.
Pour conclure, trop peu ambitieuse pour certains, trop complexe pour d'autres, insuffisamment élaborée pour les uns, déphasée avec son temps pour les autres, la CSP s'affirme cependant comme un moyen astucieux conçu pour dépasser les obstacles qui entravent depuis longtemps la progression de la défense européenne.
Certes cela implique de lire le Traité de l'Union européenne avec un esprit positif et un regard pragmatique. Pour peu que ces conditions soient remplies, la CSP apparaît comme un cadre à la fois souple et engageant, propre à mobiliser les États de l'Union européenne et à leur ouvrir la voie d'une approche collective mais pragmatique et réaliste de leur défense.
Dans un environnement européen où les occasions d'espérer se sont faites un peu rares, l'intérêt manifesté publiquement par la Belgique, la Hongrie et la Pologne pour la CSP est une bonne nouvelle. L'Europe le peut, le veut-elle ?
A la suite de cette présentation, un débat s'est instauré.