La crise de la dette souveraine se révèle paradoxale, car la situation globale des finances publiques de la zone euro est meilleure que celle des Etats-Unis ou du Japon. D'après la revue Consensus Forecasts, les prévisions de déficit public pour 2012 du consensus des conjoncturistes sont ainsi, respectivement, de 3,9 %, 6,8 % et 8,3 % du PIB, et celles de la dette publique publiées par l'institut COE-Rexecode s'établissent à 86,8 %, 86,2 % et 208,1 %. De même, la situation individuelle des quatre Etats « périphériques » ne paraît pas nettement plus dégradée que celle des Etats-Unis et du Japon, avec, selon la Commission européenne, des prévisions de déficit public en 2012 de 9,1 % pour l'Irlande, 7,6 % pour la Grèce, 5,5 % pour l'Espagne et 5,1 % pour le Portugal. Les prévisions de dette publique en 2012 dans divers Etats de la zone euro, telles qu'établies par la Commission européenne, sont plus contrastées avec, par exemple, 75,2 % pour l'Allemagne, 89,8 % pour la France, 114,3 % pour l'Irlande et 156 % pour la Grèce, mais seulement 73 % pour l'Espagne. Selon COE-Rexecode, la dette publique japonaise atteindrait plus de 208 %, mais il importe de rappeler qu'elle fait l'objet d'un placement en grande partie administré et domestique, à la différence de celle de la zone euro.
Pour autant, les quatre Etats périphériques font face à une grave crise d'endettement et la défiance des investisseurs est une réalité. On assiste depuis fin 2009 à un fort relèvement des écarts de taux d'intérêt de la dette des principaux Etats de la zone euro. Par rapport à la moyenne de la zone, le spread était ainsi, le 14 janvier 2011, négatif et donc favorable à hauteur de 122 points de base pour l'Allemagne, 113 points de base pour les Pays-Bas et 92 points de base pour la France, tandis qu'il était positif à hauteur de 40 points de base pour l'Italie, 100 points de base pour l'Espagne, 405 points de base pour l'Irlande et 602 points de base pour la Grèce. Un pays comme l'Autriche, dont les finances publiques sont pourtant saines, ne bénéficie que partiellement de sa proximité avec l'Allemagne puisque l'écart de taux est de - 88 points de base. La comparaison des taux d'intérêt sur le marché secondaire des obligations souveraines à dix ans est tout aussi éclairante : le 19 janvier, le Japon obtenait 1,27 %, l'Allemagne 3,11 %, les Etats-Unis 3,35 %, la France 3,46 %, le Royaume-Uni 3,64 %, l'Italie 4,73 %, le Portugal 7,06 %, l'Irlande 8,92 % et la Grèce 11,49 %.
Le paradoxe que j'ai souligné tout à l'heure peut donner le sentiment que les marchés n'apprécient pas à leur juste mesure les fondamentaux économiques et l'état des finances publiques des grands pays et de la zone euro. Il tient cependant avant tout à la nature même de cette zone. Tout d'abord, on constate un phénomène de « fuite vers la qualité ». En effet, il n'existe pas de risque de taux de change entre les Etats de la zone euro et la seule véritable différence entre les dettes souveraines est le risque de défaut ; il est donc rationnel de fuir les Etats présentant le risque le plus élevé, même s'il demeure faible dans l'absolu. Ensuite, la zone euro n'est pas une « zone monétaire optimale », ce qui a deux conséquences. En premier lieu, un Etat en difficulté, tel que la Grèce, ne peut recourir à la dévaluation pour relancer son économie ni réduire un déficit courant non soutenable. En second lieu, la zone euro ne bénéficie pas des avantages habituellement associés à l'existence d'un Etat, puisqu'il n'y a ni transferts en faveur des Etats en difficulté ni réelle mobilité de la population.
Le fait que la zone euro ne soit pas une zone monétaire optimale conduit à la dégradation du solde courant des quatre pays « périphériques ». Ainsi, alors que ces pays avaient un solde courant à peu près équilibré au milieu des années 1990, celui-ci s'est ensuite considérablement dégradé. Le sous-ensemble de ces Etats se dessinait dès 2008, soit peu avant l'effondrement économique, puisque les soldes courants étaient de - 14,6 % du PIB pour la Grèce, - 12,6 % pour le Portugal, - 9,8 % pour l'Espagne, - 5,8 % pour l'Irlande, - 3,4 % pour l'Italie, - 1,9 % pour la France, + 4,3 % pour les Pays-Bas et + 6,7 % pour l'Allemagne. L'appréciation actuelle des marchés a donc malgré tout des fondements rationnels. Au-delà de la situation actuelle des quatre Etats « périphériques », on peut s'interroger sur ce que sera dans dix ou vingt ans celle d'autres Etats qui se désindustrialisent, dont la France. Le solde courant de la France est ainsi passé de + 3,1 % du PIB en 1999 à - 1,9 % en 2008 et - 2 % en 2009. Si cette tendance se prolongeait, la France serait dans vingt ans dans une situation analogue à celle de la Grèce et du Portugal.
Cette dégradation du solde courant a des conséquences importantes car elle suscite une augmentation de l'endettement net d'une économie vis-à-vis de l'extérieur, qui peut ne pas être soutenable sur le long terme et alimente la défiance. La « position extérieure nette » des quatre pays périphériques, notion plus large que la dette extérieure et qui représente en quelque sorte le solde « bilantiel » d'une économie, est ainsi de l'ordre de - 100 % du PIB. Autrement dit, le bilan de ces économies est négatif pour un montant correspondant à peu près à la richesse produite une année donnée. A cet égard, le maintien du déficit courant actuel sur quatre décennies ne serait vraisemblablement pas soutenable pour la Grèce, le Portugal et l'Espagne, avec, selon les hypothèses de croissance retenues, une position extérieure nette de, respectivement, - 343 %, - 305 % et - 235 % du PIB en 2050. On conçoit bien qu'au-delà d'un certain seuil, les agents publics ou privés ne peuvent plus assumer leur charge d'intérêt. Or, des positions extérieures nettes de l'ordre de - 100 points de PIB sont exceptionnelles au niveau mondial. Ainsi, les quatre pays périphériques ne s'y trouvent guère en compagnie que de pays d'Europe de l'est (Croatie, Hongrie, Bulgarie, pays baltes), de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande. En l'absence de réduction du déficit courant, il y aurait donc dans ces pays probablement défaut sur la dette souveraine d'ici quelques décennies.
Tout Etat fortement endetté est vulnérable à des crises « auto-réalisatrices » et peut faire défaut. En effet, selon un phénomène d'anticipations auto-réalisatrices, si les marchés ont des doutes sur la capacité d'un tel Etat à honorer ses engagements, ils peuvent lui imposer des taux d'intérêt élevés, augmentant sa probabilité de défaut. Dès lors, en s'endettant aujourd'hui sur les marchés à des taux prohibitifs et supérieurs à ceux consentis à l'Irlande par le Fonds européen de stabilité financière (FESF), le Portugal se contraint à dégager un excédent primaire plus important pour les années à venir. Autrement dit, la liquidité obtenue à court terme accroît les risques sur la solvabilité à long terme, de sorte que le recours à l'aide européenne peut devenir inéluctable. Actuellement, quasiment tous les Etats de l'Union européenne - à l'exception de la Hongrie et de la Suède - ont un déficit public primaire, de l'ordre de cinq points de PIB dans le cas de la France. Avec une dette de 100 points de PIB et une croissance du PIB de 4 % en valeur, un Etat doit, pour stabiliser sa dette en points de PIB, dégager un excédent primaire de sept points de PIB si les taux d'intérêt s'élèvent à 11 %. Une dette publique de 60 % du PIB semble en revanche correspondre à une situation « sûre ».
Quelles sont donc les perspectives pour les mois et années à venir ? Il importe tout d'abord de renforcer les capacités de réaction de la zone euro. Mais quelle est la capacité de prêt effective du FESF, qui peut emprunter 440 milliards d'euros ? L'idée que les agences de notation n'accorderaient la note « triple A » au FESF que tant que ses prêts ne dépasseraient pas le montant global des garanties des seuls Etats « triple A » est fréquemment affirmée dans les publications économiques, en particulier dans une récente étude de Citigroup, en date du 7 janvier dernier, fréquemment citée. Lors de son audition par notre commission le 19 janvier dernier, Mme Lagarde a avancé le chiffre d' « environ 250 milliards d'euros », qui correspond effectivement à la contribution des six Etats notés « triple A ». L'étude précitée de Citigroup évoque explicitement l'éventualité d'une dégradation de la notation des emprunts souverains de la France, et d'une réduction consécutive de la capacité de prêt du FESF, qui fragiliserait grandement la zone euro. La première émission du FESF, le 25 janvier 2011, a cependant été un succès puisque les 5 milliards d'euros, à échéance du 18 juillet 2016, ont été placés au taux de 2,8 %, contre 2,45 % pour le taux allemand de même maturité. Les investisseurs ont proposé plus de 45 milliards d'euros, ce qui est encourageant pour la suite.
Si l'on considère l'ensemble du dispositif d'aide, en incluant le Mécanisme européen de stabilité financière (MESF) et l'apport du FMI, les ressources effectivement disponibles peuvent apparaître nettement inférieures aux montants affichés, avec un montant qui pourrait être de l'ordre de 473 milliards d'euros, contre 750 milliards d'euros annoncés. Cette estimation repose sur l'hypothèse que le FMI ne contribuerait qu'à hauteur de la moitié de l'aide du MESF et du FESF. On peut cependant également supposer qu'en cas de besoin, le FMI mobiliserait la totalité des 250 milliards d'euros dont il dispose, même si le MESF et le FESF prêtaient moins de 500 milliards d'euros. Le montant total des ressources disponibles serait alors non de 473 milliards mais de 565 milliards d'euros.
Quoiqu'il en soit, ces ressources ne permettraient pas d'aider concomitamment les quatre Etats périphériques, compte tenu des prévisions de besoins de financement et de déficit public en 2011-2013. En se fondant sur 473 milliards d'euros de ressources mobilisables, il manquerait 134 milliards d'euros. Les ordres de grandeur changeraient en cas d'extension de la crise à de nouveaux Etats, puisque les besoins de financement en 2011-2013 sont évalués par Citigroup à 192 milliards d'euros pour la Belgique et 818 milliards d'euros pour l'Italie.
Dans ce contexte, les solutions envisageables à court terme, mais qui ne recueillent pour l'heure aucun accord entre les Etats membres de la zone euro, sont les suivantes :
- il paraît nécessaire de réduire le taux des prêts du FESF (5,8 % dans le cas de l'Irlande), afin de réduire l'excédent public primaire nécessaire pour les Etats en difficulté ;
- permettre au FESF d'acheter de la dette publique sur le marché secondaire, ou d'accorder des prêts aux pays en difficulté pour qu'ils puissent racheter leurs obligations sur les marchés secondaires ;
- surtout, augmenter les moyens disponibles pour les Etats en difficulté. Citigroup évoque ainsi un montant de 2 000 milliards d'euros, financés en tout ou partie par des achats de dette souveraine par la Banque centrale européenne (BCE), afin d'aider, le cas échéant, « l'Italie, la Belgique et la France ».
A moyen terme, le FESF et le MESF, qui disparaîtront en juin 2013, pourraient être remplacés par un dispositif pérenne. Une décision a été prise en ce sens par le Conseil européen des 16 et 17 décembre 2010 et une modification du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne est prévue en 2012. Il est également prévu de renforcer le pacte de stabilité d'ici juin 2011, la Commission européenne ayant rendu publiques le 29 septembre 2010 cinq propositions de règlement et une proposition de directive. Des sanctions pourraient ainsi être proposées par la Commission et adoptées à la majorité inversée, et une plus grande importance sera accordée au ratio dette/PIB et aux déficits extérieurs courants dans la correction des déséquilibres macroéconomiques. Enfin, les Etats membres envisagent de prévoir explicitement la possibilité de restructuration des émissions postérieures à juin 2013. Certains économistes jugent cependant inévitables des restructurations du stock de dette actuel des Etats périphériques.
L'année 2011 sera également la première à voir la mise en oeuvre du « semestre européen ». L'élément essentiel de cette réforme est que désormais, les programmes de stabilité seront publiés au premier semestre et transmis à la Commission européenne avant la fin avril, c'est-à-dire avant la discussion budgétaire, et non plus en décembre après cette dernière. Le Parlement s'exprimera une première fois, en application de l'article 14 de la loi du 28 décembre 2010 de programmation des finances publiques pour les années 2011 à 2014, qui prévoit qu'« à compter de 2011, le Gouvernement adresse au Parlement, au moins deux semaines avant sa transmission à la Commission européenne (...), le projet de programme de stabilité. Le Parlement débat de ce projet et se prononce par un vote ». Autour de la première quinzaine de juin, la Commission européenne rendra un avis sur les programmes de stabilité rendus publics, et le Sénat pourrait s'exprimer, une seconde fois, sur le fondement de l'article 88-4 de la Constitution, ce qui est une clef de l'adhésion démocratique. Au plus tard fin juillet, le Conseil Ecofin, puis le Conseil européen, se prononceront également sur ces programmes.
A plus long terme, deux types de solutions sont envisageables :
- celles d'inspiration « fédéraliste », politiquement peu vraisemblables, qui consisteraient en des transferts financiers permanents des Etats disposant d'un excédent courant vers ceux ayant un déficit courant, ou en l'émission d' « eurobonds ». Mais les « bons élèves » accepteraient-ils de payer pour les « mauvais élèves » avec des taux d'intérêt plus élevés ? La contrepartie éventuelle ne pourrait résider que dans un surcroît de pouvoir ;
- plus vraisemblablement, un « bricolage » durable, consistant en des eurobonds de fait avec un FESF aux moyens fortement accrus, ou à défaut, en des achats durables de titres de dette publique par la BCE, qui agirait comme une sorte de « caisse de défaisance ». Une importance accrue devrait également être accordée aux soldes courants et à la politique industrielle des Etats du « sud ».