Vous avez demandé à la Cour, le 28 décembre 2009, une étude sur l'utilisation des fonds consacrés à la lutte contre la pandémie de grippe A. Nous vous avons remis notre rapport le 8 octobre dernier. Nous n'avons pas la prétention de vous apprendre quoi que ce soit puisque vous avez constitué une commission d'enquête et établi un rapport ; l'Assemblée nationale nous avait également demandé une étude, portant plus spécifiquement sur les comptes et la gestion de l'établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), et les députés ont créé eux aussi une commission d'enquête. Vos deux rapports ont été établis en août dernier : nous avons pu constater, pour nous en réjouir, que nos axes d'étude étaient complémentaires. Nous sommes armés, désormais, pour affronter de nouvelles pandémies - du reste le virus H1N1 vient de réapparaître en Grande-Bretagne et en Belgique, la presse s'en est fait l'écho hier soir : le sujet n'est donc pas derrière nous.
Lorsque nous avons commencé nos travaux, la campagne n'était pas achevée. Nous avons adopté une démarche chronologique. Entre les annonces de l'OMS et l'arrivée du virus en France, la phase de préparation a consisté principalement en une campagne d'acquisition de vaccins et une campagne sur le terrain. Nous avons cherché à en cerner le coût et à en préciser les modalités de financement. Nous nous sommes penchés sur l'organisation, également. En revanche, nous ne portons pas d'appréciation sur les choix techniques et médicaux - ni sur les actions conduites par l'organisation mondiale de la santé (OMS), n'ayant pas compétence pour la contrôler.
La France s'est calée sur les prescriptions de l'OMS, qui a déclaré le niveau d'alerte 4 début avril 2009, le niveau 5 le 29 avril, puis le niveau 6, maintenu entre le 11 juin 2010 et le 10 août 2010. L'épisode français s'est déroulé entre septembre 2009 et la mi-janvier 2010. Il y a eu en France 342 décès ; on en prévoyait au moins 5 000 à 6 000. La population s'est désintéressée de la vaccination et cette attitude a provoqué des dégâts collatéraux : on constate par exemple que le nombre de personnes vaccinées cet automne contre la grippe saisonnière est en baisse par rapport aux années passées.
Précédemment, la France s'était préparée à l'arrivée annoncée de la grippe aviaire, mortelle dans 60 % des cas. Le plan national de prévention mis en place en 2004 s'inspirait du guide de l'OMS établi alors. Il a ensuite été régulièrement actualisé, la cellule interministérielle de crise a été mise en place le 30 avril 2009, pilotée par le ministère de l'intérieur, le ministère de la santé étant très présent également. Les pouvoirs publics ont rapidement réalisé que le plan national « Pandémie grippale » de 2009 était trop rigide, parce que calé sur les phases OMS et conçu pour le cas de la grippe aviaire, sans adaptations suffisantes à l'évolution du virus - dont on ne savait, certes, pas grand-chose. Le virus H1N1 apparaissait très contagieux, mais s'est révélé peu létal. Il aurait fallu s'adapter plus rapidement à ses caractéristiques.
Toute cette affaire a eu au moins un mérite : provoquer une utilisation grandeur nature du dispositif de prévention. L'évolution de la situation a conduit la France, à un certain moment, à cesser de suivre les prescriptions de l'OMS ; elle n'est jamais passée au niveau 6 - qui bloque le pays - s'en tenant au niveau 5A. Pour ce qui concerne la rapidité de mise en oeuvre du dispositif, notre jugement est plutôt positif. La cellule interministérielle comportait trois sous-éléments : une formation pour les décisions, une autre chargée de suivre l'évolution des situations, une troisième pour la communication - laquelle a été insuffisamment réactive. Elle a été un élément clé du pilotage.
Il y avait aussi la direction générale de la santé, qui comprend un département chargé des urgences sanitaires, et a pu faire appel à de nombreux organismes - Haut Conseil de santé publique (HCSP), comité technique permanent en charge des vaccinations, comité de lutte contre la grippe, - et grandes agences de santé telles que l'institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes) et l'institut national de veille sanitaire (InVS)...
Au niveau déconcentré, des quantités de circulaires sont arrivées dans des services débordés et qui avaient du mal à appliquer des instructions nombreuses et quelquefois contradictoires. Il y a certainement une leçon à en tirer pour l'avenir : il faudra mieux anticiper les besoins et les difficultés des services sur le terrain.
La coopération au niveau européen a été insuffisante, comme si les Etats, pris de court, avaient navigué chacun de son côté.
La communication publique a utilisé plusieurs vecteurs : cellule de crise interministérielle, service d'information du Gouvernement, communication sanitaire du ministère de la santé et des agences du secteur.
Avant même le déclenchement de la pandémie, les services hospitaliers ont été en première ligne : au moindre symptôme de grippe, au moindre frisson de fièvre, l'on était dirigé vers l'hôpital. Cette phase n'a pas duré longtemps, l'inutilité d'encombrer les services hospitaliers étant rapidement apparue. A cette période également, les stocks de masques ont été constitués par l'Eprus et on a commencé à administrer des antiviraux tels que le Tamiflu. L'Eprus était à peine en ordre de marche quand il a eu à intervenir massivement. Il a connu des difficultés à sa naissance, mais elles étaient résolues au début de 2009, si bien qu'il était opérationnel durant la phase de préparation : il a notamment mis en place sept plates-formes de distribution zonales, une dans chacune des zones de défense, en anticipant sur son futur plan de stockage.
Les gestes préventifs d'hygiène ont été expliqués et bien appliqués. La communication, sur ce point, a été efficace. Je précise que notre étude ne porte pas sur la stratégie vaccinale : les questions sur le nombre de doses nécessaire ou le choix des vaccins n'entrent pas dans notre sujet. Nous avons voulu savoir si les décisions ont été adéquates par rapport aux connaissances et aux informations disponibles, mais nous ne portons pas d'appréciation définitive sur le fond. L'élaboration de la stratégie de vaccination a été perturbée par le sentiment d'urgence, l'application extensive du principe de précaution, le souci d'être les premiers à acheter aux laboratoires les vaccins disponibles à brève échéance. Dès le 12 mai, le laboratoire GSK a mis en demeure le Gouvernement de se décider en trois jours, faute de quoi il ne pourrait réserver une part importante de sa production. Il a donc été décidé le 14 mai d'acheter cinquante millions de doses à GSK.
Les commandes fermes sont parvenues aux laboratoires le 4 juillet ; les quatre-vingt-quatorze millions de doses correspondent à la vaccination de la population entière moins 25 % - par estimation du pourcentage des personnes hostiles à la vaccination. On croyait alors qu'il fallait deux doses pour être immunisé.
Si la vaccination vise à éviter la dissémination du virus, il faut intervenir très tôt, avant que le virus ne soit installé : c'est la stratégie collective préventive. Si elle vise à éviter que les plus fragiles ne meurent, que les arrêts de travail ne se multiplient, il s'agit d'une autre stratégie, individuelle. L'intérêt socio-économique n'a pas été mis en avant, bien sûr. Mais la menace a été qualifiée de majeure et l'on craignait une forte mortalité. Dès le 26 juin, le HCSP révisait cette idée en parlant de létalité modérée, proche de celle provoquée par la grippe saisonnière. En juin aussi, il était manifeste qu'une prévention collective massive n'avait pas lieu d'être, puisque les vaccins ne seraient pas disponibles avant l'arrivée du virus sur le territoire. Pourtant, le comité de lutte contre la grippe a continué à considérer qu'il fallait vacciner rapidement l'ensemble de la population.
Les pouvoirs publics ont décidé que tous ceux qui le souhaitaient pourraient être vaccinés. Le principe de précaution est plus contraignant aujourd'hui qu'il y a quelques décennies. L'idée s'est imposée aussi qu'on ne pouvait réserver l'accès au vaccin à telle ou telle catégorie de la population. Enfin, la prévention sanitaire en France ne comporte pas d'évaluation du rapport coût-bénéfice. On considère donc que la prévention doit s'appliquer à tout le monde, ce qui n'est rationnel ni du point de vue sanitaire ni du point de vue économique.
La vaccination n'a pas été rendue obligatoire, au nom du principe de responsabilité individuelle et parce qu'il serait difficile pour les pouvoirs publics d'assumer la responsabilité, symétrique, de faire respecter l'obligation. Il a été décidé qu'elle serait gratuite, ce qui n'est pas le cas pour la grippe saisonnière. On a défini des populations prioritaires et fait le choix d'une vaccination collective en centres, ce qui a suscité de nombreuses réactions. De bonnes raisons ont pourtant conduit à ce choix, qui s'est révélé coûteux faute d'affluence. Mais ne l'oublions pas, si la grippe avait été forte et si la population avait eu massivement recours à la vaccination, la médecine de ville n'aurait pas pu faire face. On a voulu faire des économies, ne pas encombrer les cabinets. En outre, les vaccins étaient livrés en flacons multidoses. Les médecins libéraux ont mal réagi. Ils étaient pourtant bien informés, les pouvoirs publics ont fait leur possible, mais personne en France n'est capable de fournir les coordonnées de tous les médecins ! Vacciner 75 % de la population en quatre mois si la pandémie enflait : seuls les centres collectifs auraient pu assumer une telle tâche. Initialement, on a pensé que des infirmières pourraient administrer seules le vaccin. Mais l'agence européenne du médicament a imposé l'intervention d'un médecin avant la vaccination.
Il a été très difficile de trouver des lieux adéquats, de mobiliser du personnel : sur ces différents aspects, la préparation a été insuffisante, ce qui conduit à recommander un plan de lutte prévoyant une organisation locale. Nos rapporteurs sont allés sur le terrain et ont appris comment les choses se sont passées, la situation était parfois terrible. Certaines administrations ont apporté une aide très faible, mais les services sanitaires et sociaux ont fonctionné jour et nuit : ses agents ont démontré un dévouement d'autant plus remarquable qu'ils ignoraient ce qu'ils deviendraient à brève échéance, leurs services étant en voie de suppression.
J'en viens aux contrats. Ils ont représenté un total de 712 millions d'euros TTC pour l'achat de quatre-vingt-quatorze millions de doses à quatre fournisseurs : GSK, Sanofi-Pasteur, Novartis et Baxter. Sanofi et Novartis avaient déjà conclu des contrats avec l'Etat lors de l'épisode de grippe aviaire et des avenants y ont été apportés. GSK était le plus gros fournisseur, Baxter le plus petit - il a fourni les doses sans albumine d'oeuf pour les personnes souffrant d'allergies. Le Gouvernement a passé des marchés avec ces deux derniers laboratoires, dans un climat de concurrence entre Etats. Finalement, sachant que cinquante millions de doses ont été annulées, le coût s'établit donc à 334 millions d'euros, auxquels s'ajoutent 48 millions d'indemnités de réduction de commandes, soit un total de 382 millions TTC.
La passation des marchés a été très encadrée par le ministère : l'Eprus est devenu un pur exécutant. Il n'est pas anormal que l'Etat se réserve les grandes décisions de principe dans le domaine de la santé publique. Mais la convention ligote totalement l'établissement. Et les choses sont allées plus loin encore, dans la campagne contre le H1N1 : le pouvoir adjudicateur a été partagé avec le cabinet de la ministre, l'Eprus concluant les contrats avec qui il lui était assigné de les conclure, aux conditions qui lui étaient prescrites, avec les références juridiques qui lui étaient délivrées. Autrement dit, les contrats ont été prénégociés par le cabinet ministériel. Les imperfections relevées ne sont donc pas imputables à l'Eprus. C'est l'Etat qui a tenu la main du signataire, l'Eprus n'a pas eu grande marge pour exercer ses compétences. Répartition des quantités, prix, résiliation, rien n'a été discuté. Avec GSK, à qui l'on a acheté cinquante millions de doses, un usage excessif a été fait de l'exonération des prescriptions du code des marchés publics, selon la procédure prévue à l'article 3-7° de ce code. Lorsque le secret, la sécurité publique, la protection des intérêts de l'Etat sont en jeu, de telles exonérations sont justifiées, mais ici tel n'était pas le cas. Et encore moins pour l'achat des masques. Le recours à l'article 3-7° du code des marchés publics s'est fait en infraction avec les règles communautaires ; heureusement, aucun laboratoire n'a déclenché de contentieux.
La fébrilité n'est pas bonne conseillère lorsque l'on négocie des contrats. Il est dommage que ces derniers n'aient pas comporté de clause de résiliation partielle de commande, alors que les doutes sont apparus dès le mois de juin sur la vaccination de masse et sur l'utilité de deux doses. Il y avait aussi les incertitudes sur la mutation du virus, l'absence de délais pour la fourniture des doses... Les laboratoires ont en outre imposé un conditionnement multidoses en invoquant l'urgence. Ils voulaient même inclure une clause d'irresponsabilité totale. Finalement, les clauses des contrats ont laissé à l'Etat le soin d'apporter la preuve de la faute du fabricant. Il a été précisé que le vaccin ne serait pas inoculé avant une autorisation de mise sur le marché (AMM).
Les prix fixés antérieurement avec Sanofi et Novartis n'ont pas été rediscutés. Il n'y a pas eu de négociation sur les prix, qui vont de 6 à 10 euros. Le vaccin GSK coûte 7 euros, dont 6 pour l'adjuvant : alors pourquoi les vaccins sans adjuvant sont-ils si chers ? L'AMM a été obtenue rapidement et les souches isolées rapidement. Mais le rendement antigénique des vaccins était faible.
Le passage de deux doses à une seule s'est imposé dés le 20 novembre 2009. Or on a attendu le mois de janvier pour résilier les contrats. Pourquoi ce délai ? La dénonciation a été unilatérale, sauf avec Sanofi, et le même niveau d'indemnités a été appliqué à tous, soit au total 48 millions d'euros. Finalement, quarante-quatre millions de doses ont été achetées et 5,9 millions utilisées, pour vacciner 5,3 millions de personnes. Pour un prix moyen d'achat par dose de 7,02 euros, le prix effectif de la dose utilisée s'établit à 61 euros. On a revendu quelques doses à Monaco ou au Qatar - ce qui a atténué le coût de 6,8 millions d'euros -, on a donné douze millions de doses à l'OMS.
Les Français n'ont marqué qu'un intérêt temporaire pour la vaccination, après le décès de jeunes gens en bonne santé, mais ils ont été défavorablement influencés par les campagnes menées sur internet contre les vaccins, la rapidité de leur préparation ayant alimenté des doutes sur leur innocuité. Les médecins n'ont pas été les derniers à animer les campagnes contre la vaccination, d'autant que le taux de vaccination des professions médicales a été faible. Les gens ne se sont donc pas présentés massivement dans les centres. Tout cela a une conséquence dommageable aujourd'hui, celle de limiter l'adhésion à la vaccination contre la grippe saisonnière. La communication n'a pas été suffisamment réactive, par rapport à des messages de pure désinformation.
C'est la Cnam qui a été chargée de diffuser les bons de vaccination. Ce fut un travail colossal, faute de fichier des assurés sociaux, car il n'en existe pas en dépit de la carte vitale. Il a fallu faire appel aux mutuelles et composer un fichier à partir des morceaux fournis. La tâche a été encadrée par la Cnil : il n'est pas possible de savoir quelles catégories de population ont eu recours au vaccin ; et les fichiers devront être détruits en 2012. Si une nouvelle crise se produit en 2013, il faudra donc les reconstituer.
Les bons de vaccination ont été envoyés par la Poste, avec un surcoût pour parvenir à leurs destinataires rapidement. Les mairies auraient pu faire mieux et moins cher, en distribuant les bons comme les bulletins municipaux, dans les boîtes aux lettres. Une forte épidémie aurait d'ailleurs cloué au lit de nombreux postiers : pour l'avenir, il faudrait sans doute une communication par internet.
Le fonctionnement des centres de vaccination a été compliqué : pas d'informatique, des patients sans bon, un personnel sanitaire et d'encadrement à installer sans savoir quel sera le nombre de clients, des horaires très larges,... L'organisation locale a posé de gros problèmes. Il a fallu réquisitionner des médecins, la réserve sanitaire de l'Eprus n'étant pas encore mise en place.
Fin janvier, les centres ont été fermés. Les médecins libéraux ont pris le relais - les pharmacies étant approvisionnées en vaccins. Sur le total des 44 millions de doses, 10,2 millions ont été livrées dans les hôpitaux, les centres de vaccination et les pharmacies ; 5,9 ont été utilisées pour les vaccinations, 12,4 revendues à l'étranger ou données à l'OMS, 2,7 millions ont été récupérées inutilisables ou ont été perdues ; 20 millions de doses devraient donc rester. Mais tous les vaccins seront périmés au plus tard en novembre 2011 et les vaccins saisonniers incluent cette année la souche H1N1.
La campagne publique a coûté entre 700 et 750 millions d'euros - on ne connaît pas encore exactement la rémunération des personnes intervenues dans la campagne. Le coût par personne vaccinée aura donc été de 110 euros. L'estimation de la direction générale de la santé se situe à 550 millions d'euros
Les achats de produits par l'Eprus sont financés par l'Etat et l'assurance maladie à parité, à apprécier sur trois ans. Mais le bilan sur 2007, 2008 et 2009 n'a pas été fait dès la fin de la période. On sait cependant que l'assurance maladie a sur-financé l'Eprus à hauteur de 100 millions d'euros. Par ailleurs, l'Etat a eu recours à une avance de la Cnam de 879 millions d'euros, pour préfinancer l'achat de vaccins ; 78 ont été utilisés, car les vaccins ont été achetés avec les fonds de l'Eprus. Il aurait suffi d'un décret d'avance. On a utilisé cette voie pour l'achat de masques, à hauteur de 49 millions d'euros, dépense qui n'avait rien d'urgent. Et on ne l'utilise pas lorsqu'elle est justifiée.
Dans le prochain rapport annuel, la Cour présentera une synthèse de ces questions. Nous n'avons pas à formuler de recommandations dans les rapports demandés par le Parlement, puisqu'il vous revient d'en tirer des leçons, mais nos conclusions se déduisent aisément de nos critiques. Nous avons pris soin de ne pas méconnaître les circonstances ; si un épisode grave s'était produit et que l'on n'ait rien prévu, que n'aurait-on pas dit !
Notre souci est surtout que pour l'avenir, notre pays se prépare mieux pour affronter les crises sanitaires possibles.