Intervention de Philippe Dominati

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 13 avril 2011 : 1ère réunion
Impôt sur les sociétés — Examen du rapport

Photo de Philippe DominatiPhilippe Dominati, rapporteur :

Nous sommes aujourd'hui réunis pour examiner une proposition de loi déposée le 23 février dernier par nos collègues du groupe socialiste, apparentés et rattachés, qui doit être examinée en séance dans la matinée du jeudi 28 avril.

En se fondant sur deux rapports du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) de 2009 et 2010, nos collègues ont voulu mettre l'accent sur une apparente situation d'injustice fiscale. Cette situation repose sur un écart important entre le taux nominal d'imposition à l'impôt sur les sociétés (IS), un des plus élevés de l'Union européenne, et l'impôt effectivement acquitté par les grandes entreprises en France.

Le taux nominal élevé est en partie compensé par certaines règles d'assiette favorables, qui bénéficient largement aux grandes entreprises. Il en résulte des situations de sous-imposition apparente et une forme de dégressivité de l'IS. Etant moins imposés dans les faits, les grands groupes peuvent mettre en place des politiques plus généreuses de distribution de dividendes aux actionnaires.

Dans leur proposition, nos collègues du groupe socialiste poursuivent trois objectifs : limiter le « mitage » de l'assiette, rétablir la justice fiscale et favoriser le réinvestissement des profits au sein de l'entreprise. Ils formulent trois propositions, qui forment les trois articles de cette proposition de loi :

- la suppression du régime du bénéfice mondial consolidé, perçu comme moins légitime dans le contexte actuel et budgétairement coûteux ;

- la création d'un « impôt minimum » effectivement acquitté par les entreprises, correspondant à un taux effectif d'imposition de 16,66 % ;

- une modulation du taux de l'IS, entre 30 % et 36,66 %, en fonction du niveau des bénéfices mis en réserve ou distribué sous forme de dividendes.

Pour ma part, je considère que ces mesures sont inadéquates et ne constituent pas une solution adaptée ; j'y reviendrai plus loin. Il n'en demeure pas moins que nos collègues soulèvent un réel problème qui appelle un renouvellement de notre stratégie fiscale.

Quelles sont les données du problème ?

Ainsi que je le développe dans mon rapport, la concurrence fiscale en Europe est une réalité qui s'est intensifiée au cours de la dernière décennie. Le taux nominal en France, de 34,43 % en incluant la contribution sociale, est le deuxième plus élevé d'Europe après Malte. La course à la baisse du taux a été déclenchée par les « petits » États, notamment l'Irlande, la Slovaquie ou l'Estonie, mais certains de nos principaux partenaires, en particulier l'Allemagne et le Royaume-Uni, ont récemment pris d'importantes mesures qui prolongent ce mouvement.

Les données sont plus ambigües si l'on considère le taux effectif moyen d'imposition, en dépit de ses limites méthodologiques. Le CPO estime que la France serait plus concurrentielle au niveau européen, du moins jusqu'en 2005. Mais dans son rapport sur les prélèvements fiscaux et sociaux en France et en Allemagne, de février dernier, la Cour des comptes dresse un constat nettement plus défavorable sur la situation française, tant par rapport à l'Allemagne que par rapport à l'Union européenne à vingt-cinq États membres.

On sait toutefois que notre pays a privilégié la réduction de l'assiette, par de multiples dépenses fiscales, à une réduction du taux nominal de l'IS. Le CPO a ainsi recensé pour 2010 deux cent quatre-vingt treize dépenses fiscales bénéficiant aux entreprises, sur un total de cinq cent six dépenses, pour un coût total évalué à 35,3 milliards d'euros. La nomenclature des dépenses fiscales reste cependant sujette à débats.

La multiplication des dépenses fiscales renforce la perception d'une grande complexité et imprévisibilité de notre droit fiscal des entreprises. Elle encourage également le recours à l'ingénierie fiscale en vue d'exploiter toutes les facultés de minoration de l'impôt. D'une certaine manière, la complexité de l'assiette est le prix d'un taux nominal élevé, et ses facultés de réduction en sont la contrepartie positive pour les entreprises.

Ces moyens d'optimisation ne sauraient être dans tous les cas assimilés à la fraude, et je rappelle que notre pays a récemment beaucoup renforcé ses moyens humains et juridiques de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales.

En se fondant sur le rapport du CPO d'octobre 2009, nos collègues du groupe socialiste déplorent un écart croissant entre le taux nominal d'IS et le taux implicite, en particulier celui dont bénéficient les plus grandes entreprises. Celui-ci serait dans certains cas « proche de zéro » et s'élèverait à seulement 8 % pour les sociétés relevant de l'indice CAC 40, contre 20 % par exemple pour les PME de cinquante à deux cent quarante neuf salariés. De fait, les grands groupes sont les mieux à même de maîtriser la complexité juridique et de l'utiliser à leur profit. L'inégalité des entreprises devant les facultés d'optimisation aboutirait ainsi à une forme de dégressivité de l'IS.

Il est clair que ce constat peut légitimement étonner ou choquer. Cette préoccupation tend d'ailleurs à devenir a-partisane. Notre collègue député Christian Estrosi a ainsi récemment déposé une proposition de résolution, cosignée par une centaine de ses collègues, qui soulève une interrogation très voisine sur le faible niveau d'impôt acquitté en France par certaines grandes entreprises.

Il convient cependant d'être prudent sur les chiffres avancés. La méthodologie du CPO n'est pas exempte de failles car elle est fondée sur des données de 2006. Elle se réfère aussi à un taux implicite de nature macro-économique, qui comporte des biais et est moins précis que le taux effectif moyen. Les calculs plus récents de la Cour des comptes aboutissent ainsi à un taux effectif bien supérieur.

De même, il est indispensable de juger le faible montant d'impôt acquitté en France par certains grands groupes à l'aune de leur situation financière et fiscale sur le long terme et des impôts parfois élevés qu'ils acquittent à l'étranger. Un faible niveau d'impôt peut être lié aux caractéristiques structurelles du secteur, à un degré élevé d'internationalisation ou à des dispositifs non contestables dans leur principe, tels que les reports de déficits ou le régime mère-fille.

Il est donc nécessaire de conduire rapidement une étude d'ensemble pour actualiser et, le cas échéant, confirmer ou nuancer les résultats publiés par le CPO. La direction de la législation fiscale m'a indiqué que la Direction générale du Trésor pourrait avoir achevé une telle étude d'ici quelques semaines.

J'en viens à présent à l'examen des trois articles de cette proposition de loi.

Au préalable, je crois qu'on peut être sensible aux finalités de ce texte, mais que les moyens mis en oeuvre posent de réelles difficultés et peuvent se révéler contre-productifs.

Le premier article propose de supprimer le régime du bénéfice mondial consolidé, créé en 1965 et qui bénéficie aujourd'hui à cinq groupes, dont deux du CAC 40. Certes, ce régime peut sembler aujourd'hui moins justifié compte tenu de son objet initial, qui était d'accompagner le développement international de certaines entreprises. Mais il demeure très encadré et son coût budgétaire diminue tendanciellement. Il est ainsi accordé sur agrément en fonction d'engagements précis pris par la société éligible, et n'est pas favorable en toutes circonstances, compte tenu notamment du caractère intangible de son périmètre pour la durée de l'agrément.

En tout état de cause, une telle suppression ne peut être envisagée sans disposer au préalable d'une évaluation objective de son intérêt socio-économique, et non pas simplement budgétaire.

L'article 2 propose d'introduire une sorte d'« impôt réel minimum » sur les bénéfices au taux de 16,66 %. Cette solution présente des inconvénients économiques et peut faire l'objet de réserves méthodologiques.

A supposer que les calculs du CPO soient confirmés, il aboutirait à ce que l'impôt effectif des plus grandes sociétés soit plus que doublé, passant de 8 % à 16,66 %. Un tel relèvement serait préjudiciable en termes de compétitivité et de crédibilité aux yeux des investisseurs en capital et en dette.

De plus, ce dispositif impose une vision uniforme et réductrice de la situation fiscale des grandes entreprises, sans tenir compte des spécificités propres à leur secteur d'activité, à leur degré d'internationalisation ou à la chronique de leurs résultats financiers. La mise en place d'un impôt minimum aboutirait à remettre en cause une partie des avantages fiscaux dont certaines entreprises ont pu légitimement bénéficier. De même, sa formulation le rend inopérant et source d'ambigüités.

Enfin, l'article 3 reprend une proposition récurrente consistant en un taux d'IS différencié selon le niveau du bénéfice mis en réserve ou distribué. Ce dispositif semble séduisant, mais il se heurte à de nombreux obstacles, tant sur le fond que sur la forme :

- il traduit une méfiance que l'on peut juger excessive à l'égard de la pratique des dividendes ;

- il implique un suivi complexe des affectations comptables du bénéfice sur plusieurs années, qui contribue à expliquer l'échec des deux précédentes tentatives de pérennisation de dispositifs similaires en France, entre 1988 et 1992 et de 1997 à 2000. Le second dispositif a d'ailleurs été supprimé par un gouvernement soutenu par l'actuelle opposition parlementaire ;

- les États de l'Union européenne, et en particulier l'Allemagne en 2000, ont écarté ce type de dispositif. Seule l'Estonie applique un système analogue avec une « taxe de distribution » au taux de 21 %. S'agissant de l'Allemagne, je rappelle que le double taux poursuivait un objectif contraire à celui de la présente proposition de loi, à savoir encourager la distribution de dividendes ;

- les modalités proposées paraissent bien en-deçà des objectifs affichés puisque le taux d'IS de 36,66 % ne s'appliquerait qu'au-delà d'un seuil de distribution de 60 %, rarement atteint par les grandes entreprises.

Enfin pour des raisons de doctrine, ces dispositions ne peuvent être approuvées car les dispositions fiscales relèvent désormais exclusivement du domaine réservé des lois de finances. Notre commission a en effet décidé d'anticiper les dispositions du projet de loi constitutionnelle qui réserveront la matière fiscale aux seules lois de finances.

Pour conclure, je considère que le foisonnement des niches fiscales, au profit des entreprises ou d'autres contribuables, apparaît souvent comme une solution de facilité. Il donne l'illusion de maîtriser des leviers économiques ciblés, mais au prix d'une absence de contrôle des finances publiques. Il accroît l'opacité de notre fiscalité et laisse une impression de trajectoire budgétaire erratique, sans stratégie définie à l'avance et respectée sur une base pluriannuelle.

Il ne s'agit donc pas de supprimer toutes les niches, mais de privilégier une assiette large et un taux raisonnable. Pour cela, il est nécessaire de réaliser une évaluation périodique et complète du coût budgétaire et de l'impact socio-économique des principales dépenses fiscales bénéficiant aux entreprises, pour les confronter aux marges de manoeuvre budgétaires et à une stratégie pluriannuelle clairement établie. Notre commission privilégie de longue date cette approche et le Gouvernement l'a finalement intégrée, puisque d'ici le 30 juin prochain, il remettra au Parlement une évaluation de l'efficacité et du coût de toutes les dépenses fiscales et sociales en vigueur au 1er janvier 2009.

De même, il importe d'adopter une approche rationnelle sur les politiques de dividendes et d'atténuer la perception d'un « privilège actionnarial ». La distribution des dividendes, en particulier par les grandes sociétés cotées, est légitime et utile. Elle participe de la libre gestion de l'entreprise, doit constituer la juste rémunération du risque pris par l'actionnaire, et permet de fidéliser l'actionnariat en période de chute ou de volatilité des cours de bourse. Le ratio de distribution des sociétés du CAC 40 au titre des résultats de 2010 n'est d'ailleurs pas atypique puisqu'il est de 46,7 %, même s'il est supérieur à la moyenne de long terme, d'environ 40 %.

Pour autant, le traitement réservé aux actionnaires peut apparaître d'autant plus « déconnecté » de la réalité économique et sociale que les mêmes entreprises recourent à une politique salariale rigoureuse ou malthusienne. Or les salariés sont, au moins autant que les actionnaires, responsables de la bonne santé financière des entreprises, et doivent donc pouvoir en recueillir les fruits.

Tel est le sens de la récente intervention du Président de la République le 7 avril dernier à Issoire.

Il n'y a cependant pas en la matière de « formule miracle ». Une formule d'indexation automatique entre la progression des dividendes et des salaires pourrait ainsi se traduire par une diminution de l'investissement, et in fine de la productivité.

Je vous propose donc un avis défavorable à l'adoption de cette proposition de loi, sans pour autant la rejeter ni la modifier afin que la discussion en séance publique puisse porter sur le texte originel rédigé par ses auteurs.

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