Je commencerai par vous présenter la méthode suivie pour cette étude, tout en vous indiquant que le contenu de celle-ci n'est pas encore arrêté et que cette audition pourra sans doute nous aider à le préciser davantage.
S'agissant de la méthode, je vous rappelle que le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 avait prévu une révision régulière tous les quatre ans, la première devant donc intervenir en 2012. Etant entendu qu'il ne serait pas raisonnable de procéder à cette révision avant les élections présidentielle et législatives, il y sera procédé au cours du deuxième semestre de l'année.
Il convient de garder à l'esprit que ce deuxième semestre devrait aussi donner lieu à l'élaboration d'un nouveau budget triennal pour la période 2013-2015, ainsi que d'une nouvelle loi de programmation militaire applicable de 2013 à 2018, puisque, bien que couvrant une période de six années, ces lois sont élaborées tous les quatre ans, afin de permettre une programmation dite « glissante » de notre effort de défense.
Nous savons donc d'ores et déjà que nous serons confrontés à une difficulté : devoir mener ces différents exercices de façon séquentielle, la révision du Livre blanc devant par définition intervenir avant l'élaboration de la loi de programmation.
Aussi, afin d'alléger ce calendrier particulièrement tendu, le parti a été pris de réfléchir dès maintenant sur les évolutions du contexte stratégique depuis 2008, dans un travail qui sera rendu, non pas en décembre 2011 comme initialement prévu, mais en janvier 2012.
Le président de la République m'a donné pour mandat de mener cette réflexion au sein de l'administration et dans un cadre interministériel, c'est-à-dire sans la participation de membres du Parlement ou de personnalités de la société civile, cette approche, différente de celle adoptée pour le cadre de la commission du Livre blanc, se justifiant, d'une part, par la moindre ambition du présent exercice et, d'autre part, par des contraintes de calendrier.
En revanche, la méthode de travail appliquée au sein de la commission du Livre blanc de 2008 devrait être appliquée pour la révision de celui-ci au cours du second semestre 2012.
Je précise que, si les travaux ont effectivement été conduits entre les représentants des Affaires étrangères, de la Défense, de l'Intérieur et de Bercy, des experts extérieurs, français et étrangers, y ont toutefois été associés, non seulement au sein des groupes de travail, mais aussi dans le cadre d'un séminaire organisé à Paris à la fin du mois d'octobre, qui a permis d'avoir un regard extérieur sur nos réflexions.
Nous avons également consulté nos partenaires européens les plus proches, à savoir les Allemands et les Britanniques, sur la base d'un questionnaire et de rencontres qui nous ont permis d'échanger nos visions respectives du contexte stratégique, et de réaliser qu'elles sont en fait très voisines.
Nous avons procédé à l'analyse des événements intervenus depuis 2008 dans les domaines de la défense et de la sécurité, ou ayant eu un impact significatif sur ceux-ci et, d'autre part, essayé d'identifier les enjeux structurants de notre politique de défense et de sécurité nationale d'ici 2020, horizon fixé par le Livre blanc de 2008.
Il ne s'agit donc pas, à quelques mois de l'élection présidentielle, de formuler des recommandations ou d'influencer des décisions stratégiques, mais simplement de définir l'environnement dans lequel s'inscrira la révision proprement dite.
Cette réflexion a, dans un premier temps, été conduite au sein de quatre groupes de travail présidés par des personnalités de cultures et d'horizons différents, traitant respectivement des recompositions géostratégiques en cours, des architectures de sécurité collective et des outils de gestion de crise, des risques et des menaces auxquels sont confrontées nos sociétés, et enfin des enjeux économiques et sociétaux pour le quatrième.
Ce dernier groupe est une innovation liée à la crise économique et financière, qui a des incidences en matière de défense et de sécurité, mais aussi sur l'évolution de l'équilibre des puissances.
Sur la base des travaux de ces groupes de travail, nous avons engagé un travail de rédaction pour produire un document de synthèse d'une cinquantaine à une centaine de pages, destiné à être rendu public comme l'avait été le Livre blanc de 2008, ce qui rend la tâche encore plus délicate ; nous devons veiller à ce que rien ne soit écrit qui puisse mettre la France dans l'embarras vis-à-vis de ses grands partenaires.
Ce document de synthèse devra enfin être approuvé par un conseil de défense et de sécurité nationale, qui se tiendra vraisemblablement en janvier prochain.
En dépit du caractère interministériel de cet exercice, le président de la République m'a demandé d'y associer le Parlement au travers d'auditions réalisées par les commissions compétentes, ce qui m'a déjà donné l'occasion d'être entendu par la commission de la défense et celle des affaires étrangères de l'Assemblée nationale.
S'agissant du contenu de nos travaux, il est parti d'une première constatation selon laquelle l'analyse stratégique effectuée en 2008 était largement confirmée.
La mondialisation, présentée en 2008 comme le thème nouveau et central du Livre blanc, demeure un paramètre essentiel de la situation stratégique mondiale, et ses revers - car ils existent - constituent des sources d'incertitudes stratégiques et d'inquiétudes pour nos intérêts.
Le Livre blanc avait identifié quatre zones critiques pour la France constituant un « arc de crise » allant de l'Afrique de l'Ouest à l'Océan indien, une zone aujourd'hui toujours en proie à nombre d'incertitudes. L'analyse demeure donc pertinente, en particulier pour la zone sahélienne, le Pakistan, l'Afghanistan et le Maghreb, où se font sentir de fortes tensions,
Les vulnérabilités que nous présentions en 2008 comme nouvelles telles que le terrorisme, la menace balistique, la menace électronique dite cyber, les grands trafics criminels et les risques naturels, technologiques ou sanitaires, demeurent d'actualité, ce Livre blanc ayant été le premier consacré aux enjeux non seulement de la défense, mais aussi de la sécurité nationale.
L'idée d'une continuité entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure, et de l'interconnexion croissante des menaces et des risques est également tout à fait pertinente aujourd'hui.
L'intérêt du concept de stratégie de sécurité nationale est confirmé, en particulier quant à ses finalités que sont la défense de la population et du territoire, la contribution à la sécurité internationale, et la défense des valeurs du pacte républicain.
Si l'analyse stratégique de 2008 demeure donc fondamentalement valable, encore faut-il y intégrer les événements importants intervenus depuis.
Il s'agit premièrement des évolutions politiques et stratégiques majeures du monde arabe, compte tenu des liens de la France avec les pays concernés. Facteur d'espoir, cette recomposition constitue aussi aujourd'hui une source d'incertitudes quant à la façon dont les équilibres régionaux de cette partie du monde vont se redéfinir : la nature des relations que les nouveaux régimes entendront entretenir avec les pays occidentaux, et la façon dont celles-ci évolueront. Toute analyse définitive est d'autant plus difficile que ces évolutions sont encore en cours, ne serait-ce qu'en Syrie, mais aussi ailleurs.
Le deuxième élément que nous avons identifié comme important est la modification accélérée de l'équilibre des puissances sous l'effet de la crise économique.
La dynamique chinoise, déjà mise en évidence très nettement par le Livre blanc de 2008, s'est renforcée, ainsi que d'autres puissances comme l'Inde ou le Brésil, qui ont su profiter du nouveau contexte pour améliorer leurs positions par rapport aux pays occidentaux, notamment européens.
Quant à l'Afrique à laquelle beaucoup ne prédisaient pas d'avenir, elle bénéficie en fait d'une réelle croissance économique, plusieurs signes encourageants laissant penser que ce continent sous-peuplé commence à se sortir de certaines de ses difficultés. La démographie, qui pose un problème dans certaines grandes villes africaines, est en passe de devenir un atout pour ce continent en réalité sous-peuplé ; en outre certaines difficultés, comme celles liées à l'épidémie du sida, méritent aujourd'hui d'être relativisées.
Ainsi, la place de ce continent dans les grands déséquilibres stratégiques doit-elle être désormais observée avec davantage d'attention.
Le troisième élément d'évolution concerne les États-Unis où une nouvelle séquence stratégique américaine semble se dessiner, au moment où s'achève une décennie d'interventions militaires contre-insurrectionnelles. D'une part, l'Amérique se tourne vers le Pacifique ; d'autre part, elle s'apprête, du fait de la crise, à diminuer son budget de défense de plusieurs centaines de milliards de dollars. Cette baisse doit toutefois être relativisée dans la mesure où elle ne fait que ramener les dépenses militaires à leur niveau des années 2000, au moment même où les coûts liés à l'engagement en Afghanistan et en Iraq vont disparaître. Elle ne sera toutefois pas sans incidence pour l'Europe. Notons enfin qu'en raison d'une sorte de lassitude liée à l'engagement militaire en Irak et en Afghanistan la classe politique américaine éprouve une certaine répugnance à l'égard de ce type d'interventions extérieures, comme ce fut le cas, de façon cyclique, après la guerre du Viêtnam ou d'autres conflits.
La guerre contre le terrorisme, quatrième élément de ce contexte, a été théorisée par l'administration américaine sous la présidence de Georges W. Bush ; elle connait une nouvelle phase caractérisée par l'affaiblissement de la structure centrale d'Al-Qaïda, lié à la mort de son chef Oussama Ben Laden qui incarnait le djihad global et la guerre des civilisations et qui avait été capable d'organiser les attentats du 11 septembre 2001. La menace terroriste n'a toutefois pas disparu, surtout pour notre pays, notamment dans la région du Sahel avec la présence Al-Qaïda au Maghreb islamique. Ces observations doivent nous amener sans doute à remettre en perspective la centralité stratégique du terrorisme qui avait été mise en évidence à la fois par les Livres blanc sur le terrorisme de 2006 et de 2008.
Le cinquième et dernier élément marquant depuis 2008, c'est la catastrophe de Fukushima dont les conséquences sont d'ores et déjà visibles en matière d'énergie nucléaire dans le domaine civil, puisqu'elle a commencé à orienter les décisions des États en la matière ainsi que le débat public, que ce soit en Allemagne, en Autriche ou encore en France, étant entendu qu'il faudra également s'interroger sur son impact dans le domaine du nucléaire militaire. Ces conséquences doivent toutefois être relativisées car, malgré les débats et les incertitudes, la politique des grands États nucléarisés n'a pas été modifiée, que ce soit en Chine, aux États-Unis ou encore au Royaume-Uni. La situation extraordinaire à laquelle le Japon a dû faire face en déployant des moyens considérables - la mobilisation de 100 000 hommes des forces de défense japonaises - doit nous permettre de tirer des enseignements quant à la gestion de crise - aspect essentiel de la sécurité nationale que nous avions identifié dans le Livre blanc - et nous amener à réfléchir sur la notion de protection du territoire et des populations.
Dans ce contexte global, les enjeux structurants pour notre politique de défense dans les années à venir s'articulent autour de plusieurs axes. La ligne directrice majeure de cette politique est le maintien de notre autonomie stratégique qui se décline à plusieurs niveaux.
Au niveau militaire d'abord : alors que l'effort de défense de la plupart des pays européens diminue en valeur, absolue et relative, nous avons fait le choix, comme le Royaume-Uni, de maintenir notre effort, au point d'arriver à une situation dans laquelle la capacité d'intervention européenne repose pour l'essentiel sur les forces françaises et britanniques.
Au niveau économique ensuite, l'internationalisation croissante des marchés faisant peser sur nous de nouvelles vulnérabilités. Nous devons veiller à l'équilibre entre la nécessaire attractivité à l'égard des capitaux étrangers qui peuvent soutenir notre croissance économique et l'impératif de préserver notre autonomie dans les domaines de souveraineté, en protégeant notamment notre patrimoine scientifique et technique. Sur ce point les dépenses de défense et de sécurité peuvent agir comme un outil de politique industrielle sélective et ciblée en soutien aux secteurs où l'autonomie stratégique revêt un caractère essentiel. A cet égard, les secteurs de la défense, de l'aéronautique et du spatial, ces deux derniers secteurs ayant une dimension duale évidente, représentent 4 000 entreprises fortement exportatrices, qui emploient 165 000 personnes et portent aujourd'hui l'industrie de notre pays, alors même que beaucoup d'autres secteurs sont en recul.
Notre politique devra ensuite s'exprimer en cohérence avec un cadre multilatéral qui se transforme en raison de la modification de l'équilibre des puissances. Ainsi en est-il des nouvelles revendications des pays en développement au sein du Conseil de sécurité de l'ONU, qui aspirent au statut de membre permanent, mais dont le rôle, pour certains d'entre eux, ne sont pas sans susciter des interrogations comme nous le voyons aujourd'hui, notamment dans le cas syrien. Toutefois, l'ONU et plus spécifiquement le Conseil de sécurité doivent rester l'instance de production de légitimité capable de prendre les décisions nécessaires. Nous avons également pu constater une montée en puissance d'autres organisations régionales, notamment la Ligue arabe ou encore l'Union africaine, dont le rôle peut être important dans les crises actuelles.
Un autre enjeu structurant pour concevoir notre politique de défense et de sécurité est de prendre en compte les risques et les menaces qui affectent les territoires et les populations. Il s'agit de la montée en puissance évidente, depuis 2008, de la « cyber menace » ; de la menace terroriste qui, malgré la mise en perspective de sa centralité stratégique dont j'ai parlé, doit nous conduire à maintenir notre effort de renseignement ; de la menace balistique aujourd'hui essentiellement iranienne ; des trafics illicites et de la criminalité organisé, phénomènes en expansion très déstabilisants pour des États d'Amérique centrale ou d'Afrique occidentale, qui ont été parfois transformés en véritable narco-États et qui sont devenus des zones de non droit pesant sur la sécurité de leur région ; des risques naturels et technologiques, enfin.
La prévention des conflits et l'action en faveur de la sécurité internationale seront également un enjeu structurant de notre politique. Sur ce point, je voudrais rappeler en premier lieu que le dispositif militaire français déployé à l'étranger a été substantiellement réaménagé depuis 2008, en particulier en Afrique. La prévention des conflits c'est aussi une action résolue contre la prolifération et l'approfondissement d'une approche conjuguant la sécurité et le développement pour laquelle l'Union européenne dispose d'atouts indéniables, notamment au Sahel.
Enfin, la construction de la politique de défense et de sécurité européenne est le dernier élément structurant de notre politique. En la matière, force est de constater que les avancées obtenues à l'issue de la présidence française fin 2008 n'ont pas permis d'enclencher la dynamique attendue, notamment en raison des réserves de certains pays, mais également du contexte budgétaire et financier actuel. Sans doute, sommes-nous entrés dans une phase de pause, mais notre volonté de poursuivre la construction de la défense européenne reste intacte. Les partenariats binationaux ou multinationaux constituent un volet important de la défense européenne, comme en témoigne l'action engagée avec les Britanniques dans le cadre du traité de Lancaster House, qui doit nous permettre de rapprocher nos politiques de défense, notamment dans le domaine capacitaire, mais également dans le cadre du triangle de Weimar, qui nous permet de maintenir un lien avec les Allemands et les Polonais à l'Est de l'Europe. L'Alliance atlantique constitue le dernier volet de cette politique, notre retour dans la structure intégrée pouvant être considéré comme un succès, comme l'a démontré le récent engagement de nos forces en Libye sous l'égide de l'OTAN. Nos positions sont désormais mieux comprises dans cette enceinte sans que nous ayons dû concéder pour autant des abandons de souveraineté pour l'emploi de nos forces. Nous sommes d'ores et déjà rentrés dans une nouvelle phase de modernisation de cette organisation, très marquée par la guerre froide, dans laquelle la France prend toute sa part sans abandon de sa souveraineté et fait valoir ses positions avec une plus grande capacité d'influence qu'auparavant.
Tel est l'état de nos réflexions.