Intervention de Jean-Marc Miraucourt

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 17 novembre 2011 : 1ère réunion
Sécurité nucléaire et avenir de la filière nucléaire

Jean-Marc Miraucourt :

La durée de fonctionnement des centrales nucléaires est un enjeu industriel majeur pour la filière.

Premièrement, les enjeux liés à la durée de fonctionnement. Le parc français est caractérisé par une mise en service massive dans les années 80, avec 50 000 mégawatts mis en service en dix ans. C'est un parc jeune, en moyenne vieux de 25 ans, pour un domaine de conception technique initiale de 40 ans. Sa durée de vie à 40 ans est techniquement largement acquise, en cours d'obtention en France sur le plan réglementaire, réacteur par réacteur, par un processus de réexamens décennaux de sûreté. Pour l'heure, les premières tranches mises sur le réseau, les premiers réacteurs 900 mégawatts, sont l'objet d'un programme de troisième visite décennale à trente ans, dans le cadre de cette loi.

Si l'on extrapole cette tendance avec une hypothèse d'arrêt à 40 ans des centrales, on observe une décroissance symétrique de la part sur le réseau de 5 000 mégawatts par an à partir des années 2019-2020, et la nécessité de compenser à partir de 2009 cette perte de puissance, en rétablissant sur le réseau 5 000 mégawatts. Il s'agit de puissance installée, étant entendu qu'il ne faut oublier que ces 5 000 mégawatts fonctionnent de manière prédictible, avec un coefficient de disponibilité d'environ 80 %. C'est une donnée à prendre en compte dans l'hypothèse de centrales qui seraient stoppées après 40 ans de fonctionnement.

Cela correspondrait à un flux d'investissement annuel colossal, dont il faudrait s'occuper très activement dès à présent. Cela dit, je veux souligner la contrainte industrielle à cet horizon de temps. Les grandes filières industrielles, telles que les forges, les usines, les bureaux d'études et les chantiers d'intervention sur site, constitueraient un goulot d'étranglement, conduisant soit à des importations massives de matériels ou de savoir-faire, voire à des impossibilités industrielles, dans la mesure où il y aurait saturation de capacité de production, en France comme au plan mondial.

La cible technique de prolongation d'exploitation au-delà de 40 ans pour les réacteurs à eau pressurisée est très largement validée sur le plan international, particulièrement aux États-Unis. Dans ce pays, 112 réacteurs à eau pressurisée sont en fonctionnement. A ce jour, 60 d'entre eux ont obtenu une extension de leur licence d'exploitation de 40 à 60 ans dans des conditions techniques qui sont très proches de celles que nous avons prévues de mettre en place dans le cadre de notre projet industriel. Un programme est d'ores et déjà lancé aux États-Unis pour étendre à 80 ans la durée de ces réacteurs, avec en particulier des efforts de R&D dans le domaine de la durée de vie des cuves.

J'en viens au cadre réglementaire des réexamens de sûreté. Le nouveau cadre réglementaire, résultant de la loi sur la transparence et la sécurité nucléaire (dite TSN) du 13 juin 2006 et des décrets d'autorisation des réacteurs, ne fixe pas de durée de fonctionnement a priori. Il impose un processus de réexamen décennal. Tous les dix ans, la loi dispose que l'exploitant doit procéder à un réexamen de sûreté qui consiste à vérifier la conformité de l'état de ses installations, mais aussi à accroître la sûreté de ses centrales au travers d'un processus de réexamen de sûreté. C'est pourquoi, dans le cadre des examens complémentaires de sûreté post Fukushima, nous tirons tout le profit des augmentations de niveaux de sûreté vis-à-vis des séismes et des inondations, qui ont déjà été réalisés sur les réacteurs, en particulier les réacteurs 900 mégawatts, lors de leur deuxième et troisième visites décennales.

S'agissant de l'état des lieux, les centrales 900 mégawatts sont en train de connaître leur troisième visite décennale à trente ans. Les visites décennales à trente ans ont déjà été effectuées pour Tricastin 1, Tricastin 2, Fessenheim 1, Bugey 2, Bugey 4 et Dampierre 1. Sont en cours de réalisation Fessenheim 2 et Gravelines 1.

L'ensemble de ces réacteurs ont d'ores déjà connu une grande partie du grand carénage, à trente ans. Aussi sont-ils les matériels les plus rénovés du parc après ces troisièmes visites décennales.

Sur le plan réglementaire, la loi dit que l'autorité de sûreté remet un avis au ministre en charge de la sûreté nucléaire pour la prolongation ou l'exploitation des réacteurs, pour les dix années suivant leurs visites décennales. En novembre 2009, un avis générique positif de l'ASN a été prononcé pour l'ensemble du palier 900 mégawatts. Nous travaillons sur des réexamens qui ont été standardisés, notre politique tendant à mettre au même niveau de sûreté l'ensemble des centrales d'un même palier. Conformément à la loi TSN, l'ASN se prononce réacteur par réacteur. A ce jour, elle s'est prononcée sur deux réacteurs, émettant un avis positif sur leur aptitude à fonctionner pour dix ans supplémentaires, à savoir les réacteurs de Tricastin 1 et de Fessenheim 1.

En parallèle à ce processus, se déroule l'exercice d'examen complémentaire de sûreté, qui n'est pas lié à la durée de fonctionnement, mais aux conditions de protection des sites vis-à-vis des séismes et des inondations.

Les points clés pour la durée de fonctionnement sont au nombre de deux. Il s'agit premièrement d'un grand carénage, d'une rénovation des gros matériels de la centrale. Sur le plan international, comme en France, cette opération doit avoir lieu aux alentours de trente ans. Elle concerne les générateurs de vapeur, les alternateurs, les transformateurs et des matériels de ce type.

Cet investissement s'impose à trente ans. Le fait de retarder certains investissements, on l'a bien vu en France, entraîne une perte de disponibilité du parc nucléaire dans les années précédentes. Cette année, le fait d'avoir entamé ce grand carénage et d'avoir rattrapé les investissements se traduit d'ores et déjà par une amélioration du coefficient de disponibilité des centrales, qui pourra être constatée fin 2011.

Le deuxième point clé est le « saut de sûreté », à réaliser à 40 ans, pour mener les réacteurs jusqu'à 60 ans, cible correspondant à ce jour à une pratique industrielle courante, en particulier aux États-Unis.

J'en viens aux besoins d'investissement pour aller à soixante ans. En matière de maîtrise technique du vieillissement, on distingue les composants non remplaçables des composants remplaçables. Pour les premiers, on tire profit des meilleures connaissances scientifiques de leur comportement dans le temps, mais aussi des précautions d'exploitation prises. Ainsi pour la cuve, l'on a appris, depuis le démarrage des centrales, à mieux positionner les assemblages de combustibles en son sein, réduisant ainsi le vieillissement dû aux flux neutroniques venant des assemblages combustibles vers l'acier de la cuve.

S'agissant du grand carénage, les générateurs de vapeur sont sans doute les composants les plus importants que nous remplaçons. Jusqu'à ce jour, 20 réacteurs 900 mégawatts ont connu le remplacement de leur générateur de vapeur, dont les deux réacteurs de Fessenheim. Les deuxièmes gros composants sont les alternateurs et transformateurs de puissance. Sur Tricastin et Fessenheim, l'ensemble de ces travaux ont été réalisés. On rappellera que ces travaux sur la centrale de Fessenheim, qu'on vient de terminer pour le réacteur numéro 2, représentent l'équivalent de 300 millions d'euros par tranche.

S'agissant des modifications de sûreté, l'autorité de sûreté nous a fixé comme objectif que les études de sûreté pour aller à soixante ans soient conduites au regard des objectifs de sûreté applicables aux nouveaux réacteurs, comme l'EPR. C'est dans cet esprit que nous avons développé ce programme, entamé en 2007 et 2008. On notera qu'il est très cohérent avec nos premières conclusions sur l'accident de Fukushima. Le renforcement de la protection des centrales, en matière d'aléas naturels - séismes, inondations, canicules - demeure l'un des axes majeurs de notre programme industriel pour aller au-delà de quarante ans. La maîtrise des accidents graves reste un élément majeur d'amélioration de la sûreté des centrales existantes.

S'agissant de Fukushima, les examens complémentaires de sûreté ont confirmé qu'il n'y avait pas de lacune significative dans le niveau de protection des centrales en France vis-à-vis des séismes et inondations, et que ce niveau de protection est satisfaisant. Sur ce point, on tire tout l'impact positif des réexamens successifs, en particulier après l'incident qui s'était produit à la centrale du Blayais. L'intégralité des protections des systèmes de sauvegarde avait alors été rehaussée à la suite de ces examens de sûreté.

Fukushima nous a amenés à regarder au-delà du domaine de dimensionnement des centrales et à définir, de façon déterministe, un noyau dur de matériels robustes qui concourrait à faire face à des situations où, malgré les marges prises, les protections se seraient avérées déficientes. Vis-à-vis des accidents graves, cet exercice nous a amené à prendre en compte une gestion de crise multi-tranches, avec notamment le renforcement des moyens de crise, au travers d'une force d'action rapide nucléaire. Tout cela est cohérent avec les axes du programme de durée de fonctionnement que nous avions lancé dès 2008. Le retour d'expérience de Fukushima nous confirme dans nos choix, en nous incitant à développer plus rapidement que nous ne l'avions prévu ces améliorations de sûreté complémentaires.

Ce programme induit un projet industriel très ambitieux, qui exige des investissements très importants pour la durée de fonctionnement, amplifiés et accélérés, pour prendre en compte le retour de l'accident de Fukushima, dont la réussite repose sur la mobilisation de nos fournisseurs, pour répondre à une augmentation significative de leurs charges. En 2010-2011, nous en sommes à près de 2 milliards d'euros d'investissements de maintenance, en particulier pour le changement de gros composants sur le parc. Ce programme pourrait doubler d'ici les années 2015-2016, pour atteindre 4 milliards d'euros sur le parc.

Ce projet industriel est une opportunité considérable pour l'industrie française, représentant plusieurs dizaines de milliards d'euros sur dix ans. Il s'agit de retrouver un rythme d'investissement, de construction et d'activité industrielle qui se rapproche de la construction du parc dans les années 80. Pour EDF, la clé de la réussite est d'établir des programmes très importants en taille et en durée, en donnant de la visibilité à l'industrie, pour l'inciter à investir dans les capacités de production et dans le recrutement. La dimension de bureau d'étude, de fabrication, et d'intervention sur site, est capitale pour la réussite de ce programme. Il s'agit d'organiser et de développer le tissu industriel français dans le respect du droit européen, en respectant les règles de concurrence. L'avantage du tissu industriel français est de connaître parfaitement nos centrales, de les avoir construites pour la plupart, et de participer très fortement à leur maintenance, depuis 30 ans pour les plus anciennes.

En conclusion, il s'agit d'un enjeu de politique énergétique nationale, d'un programme technique défini, et d'une cible déjà largement validée à l'international. Après Fukushima, les modifications prédéfinies en 2008 restent pertinentes. Le programme post Fukushima est en cours d'instruction par l'autorité de sûreté. Nous avons exposé ce programme au groupe permanent les 8, 9 et 10 novembre derniers. Bref, c'est un projet stratégique pour l'entreprise et l'ensemble de la filière industrielle française.

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