Intervention de Jean-Paul Bouttes

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 17 novembre 2011 : 1ère réunion
Sécurité nucléaire et avenir de la filière nucléaire

Jean-Paul Bouttes :

Quels sont les principaux enjeux auxquels nous devons faire face ? Le premier enjeu : des besoins considérables à l'échelle de la planète, mais aussi la crise à laquelle les pays industrialisés doivent faire face. Tant pour les pays en développement que pour ceux de l'OCDE, disposer, pour faire face à ses besoins, d'une énergie sûre et à coût maîtrisé constitue un point clé. Le niveau des prix de l'électricité peut être un point clé pour les pays industrialisés dans un contexte de crise économique.

Le deuxième enjeu est la sécurité d'approvisionnement. C'est une vraie question pour le pétrole et le gaz, dont la rareté est certes un peu physique, mais pas tant que cela pour les cinquante ou cent ans qui viennent. En revanche, la rareté est surtout géopolitique, environnementale et économique. Plus on cherche du gaz et du pétrole, plus il faut creuser en profondeur, ce qui engendre des coûts supplémentaires. Pour vous donner un ordre d'idée, un prix de 90 dollars le baril correspond à un gaz à 15 $/Mbtu, soit le prix d'accès au niveau de la zone du Japon, un gaz très cher aujourd'hui.

L'impact sur la balance commerciale, en lien avec la sécurité d'approvisionnement, constitue un autre enjeu. En matière d'uranium, je rappelle qu'on distingue les réserves prouvées, qui pourraient permettre d'exploiter le parc existant environ 80 ou 100 ans, les ressources, dont nous sommes à peu près sûrs qu'elles existent, à des coûts relativement maîtrisés, dès lors qu'on s'y prend suffisamment à l'avance. Elles doivent permettre, selon les experts internationaux, d'exploiter un parc avec la génération II ou III, à peu près trois à quatre fois la puissance installée mondiale actuelle, ce qui nous laisse des perspectives pour les trente ou quarante ans qui viennent.

L'uranium, vous le savez, représente 5 % du coût complet, avec un contenu énergétique très fort, 1 gramme d'uranium représentant jusqu'à 100 000 tonnes de pétrole et l'on sait qu'il est beaucoup plus facile à stocker. Ce faisant, l'impact sur le prix de l'électricité est beaucoup plus faible. En termes de stock stratégique, il faut dépenser beaucoup pour avoir trois mois de stocks stratégiques de pétrole, alors qu'il est beaucoup plus simple de disposer de quelques années de stocks stratégiques d'uranium. Dès lors que l'on maîtrise l'ensemble de la filière et que l'on a la perspective de la génération IV, qui multiplie par 50 ou 60 ces perspectives, on peut être relativement serein et considérer que l'uranium et le nucléaire contribuent largement à notre sécurité d'approvisionnement.

S'agissant du charbon, les réserves physiques sont encore importantes, et j'ai envie d'ajouter hélas, compte tenu du troisième et dernier facteur que je veux mettre en avant, à savoir l'évolution du climat et l'impact en termes de CO2. Beaucoup de ressources physiques de charbon, donc, mais un problème majeur en matière d'émissions de CO2.

J'ajoute que la dernière publication de l'AIE revient sur ces deux ou trois points clés en insistant sur le fait que, malgré la crise économique, on a enregistré 5 % de croissance des besoins en énergie en 2010, une hausse considérable. Dans le même temps, les émissions de CO2 ont augmenté de manière très significative, contrairement aux attentes, essentiellement parce que des centrales charbon et gaz se sont fortement développées en 2010.

S'agissant des enjeux climatiques, il faut préciser que la production d'électricité génère à l'échelle mondiale 40 % des émissions de CO2, contre 20 % pour le transport et 40 % pour l'industrie. En France, l'essentiel des émissions est lié aux transports et aux bâtiments. J'ajoute que le bouquet électrique mondial est composé de 40 % de charbon, 25 % de gaz et de pétrole, 15 % de nucléaire et autant d'hydraulique, et 2 à 3 % d'énergie renouvelable, soit un tiers d'énergie sans CO2. On a bien en tête qu'on peut faire la différence, au moins au niveau de l'électricité. La Suède et la France consomment respectivement 45 % et 75 % de nucléaire, 45 % et 15 % d'hydraulique, ces deux pays émettant 6 tonnes de CO2 par habitant. L'Allemagne et le Danemark consomment 50 % de charbon. Même avec le développement des renouvelables, ils émettent 10 tonnes de CO2 par habitant, les 40 % de différence étant dû à l'électricité.

Dans l'ensemble des discussions auxquelles nous participons à l'échelle internationale, l'électricité est bien le premier moyen de combattre les émissions de CO2. C'est probablement celui qui, si l'on s'y prend bien, nous permet de le faire de la façon la plus économique, en respectant le développement économique et la croissance. Comment parvient-on à réconcilier croissance, développement économique et respect de l'environnement ? Tel est l'enjeu principal.

Pour faire simple - la réalité étant plus complexe - on peut distinguer deux catégories de technologies, compte tenu du rythme majestueux de l'innovation technologique dans le secteur de l'électricité.

Les premières sont les technologies compétitives, ou quasiment, pour les quinze ou vingt ans qui viennent, technologies qu'il faut déployer massivement. Elles sont estimées en coût complet, et pour les pays développés, entre 60 et 100 euros par mégawatts heure, avec un prix du CO2 compris entre 20, 30, ou 40 euros par tonne de CO2. Il s'agit du charbon supercritique, des cycles combinés à gaz, de l'hydraulique, des nouvelles centrales nucléaires et de l'éolien terrestre, proche de la compétitivité, qu'on peut développer tant qu'on ne bute pas sur les problèmes d'intermittence.

Les deuxièmes sont dans le pipeline de la R&D. Ce sont celles sur lesquelles il faut vraiment travailler, étant entendu qu'elles sont les options intéressantes pour demain, pour l'horizon 2030-2050, mais qui sont encore aujourd'hui deux à huit fois plus chères. L'objectif, bien évidemment, n'est pas d'en rester là. Il s'agit de la capture et séquestration du CO2 - deux fois plus cher - de l'éolien en mer - deux à trois fois plus cher - du solaire à concentration - deux à quatre fois plus cher - du photovoltaïque - six à huit fois plus cher - et du nucléaire de génération IV, de l'ordre de 80 % plus cher. L'essentiel, en la matière, est de faire de la R&D, de construire des démonstrateurs, et de préparer la maîtrise des coûts.

Cela dit, l'enjeu est bien de développer les technologies pour opérer cette réconciliation entre exigences de respect de l'environnement et maîtrise des coûts, au bon endroit, au bon moment. De ce point de vue, il est intéressant de se rappeler que le mix électrique combine trois éléments qui, tant qu'on n'aura pas procédé à des percées technologiques sur le stockage de l'électricité, sont non pas concurrents, mais complémentaires. On a besoin d'une base, soit de l'ordre de 80 % de l'électricité de base, de pointes, essentiellement des turbines à combustion ou de l'hydraulique de barrage. Il est également utile de disposer du développement des énergies intermittentes que sont les éoliennes et le photovoltaïque. Tant qu'on ne dispose pas de percée technologique sur le stockage, il y a complémentarité entre ces technologies. Pour la base, on peut dire que les technologies en concurrence sont le nucléaire, le gaz, le charbon et, dans certains pays, l'hydraulique, mais pas les énergies intermittentes.

De ce point de vue, il est intéressant de rappeler quelques ordres de grandeur. En Allemagne, les énergies intermittentes représentent 25 % de la puissance installée pour environ 8 % de la production d'électricité, avec 27 gigawatts d'éoliennes et 17 gigawatts de photovoltaïque en 2010, contre, pour le nucléaire, 12 % de la puissance installée et 23 % de la production d'électricité.

Un mot qui illustre la complexité du problème et le fait qu'il faut développer les technologies au bon endroit. Le photovoltaïque, ai-je dit, est de l'ordre de 6 à 8 fois plus cher, soit 300 euros par mégawattheure, alors que le service qu'il rend est plutôt de l'ordre de 40 euros par mégawattheure, en production hors pointe, compte tenu du fait qu'il y a peu de soleil en hiver au moment de l'extrême pointe. En Californie, par contre, où le soleil brille deux fois plus qu'en France, le coût n'est plus de 300, mais de 150 euros par mégawattheure, la pointe étant celle de l'air conditionné en été. Le service rendu est alors de l'ordre de deux à trois fois celui rendu en France ou en Allemagne, autour de 100 euros par mégawattheure. En Californie, le photovoltaïque sera donc de l'ordre de 3 à 5 fois plus cher seulement. Sur une technologie de ce type, à horizon de cinq ou dix ans, on peut arriver à la compétitivité sur la base des meilleures technologies disponibles, alors que dans les pays comme la France ou l'Allemagne, des percées technologiques beaucoup plus importantes s'imposent.

J'en viens au coeur de notre discussion. Dans ce contexte, la France est dans une situation spécifique, à laquelle d'autres pays sont confrontés. Pour les quinze années qui viennent, l'un des principaux enjeux est la base. Souhaite-t-on prolonger les centrales nucléaires existantes, dont le coût complet tourne autour de 45 à 50 euros par mégawattheure, donc en dessous de la fourchette de compétitivité des nouveaux moyens de production que j'ai évoqués ? Les alternatives seront essentiellement des cycles combinés à gaz et/ou des énergies renouvelables, dont les coûts seront de l'ordre de deux à trois fois les 45 à 50 euros par mégawattheure dont je viens de faire état. Aujourd'hui, en Europe, avec les prix du gaz de l'ordre de 10 $/Mbtu, et un prix du CO2 de l'ordre de 20 euros la tonne, on atteint un coût complet du cycle combiné à gaz qui tourne autour de 75 euros par mégawattheure. Si on retient pour l'horizon 2020 les prix du gaz que propose l'AIE, soit 13 $/Mbtu pour l'Europe, avec un prix du CO2 de l'ordre de 40 euros par tonne, on en vient à un prix coût complet du cycle combiné à gaz de 100 euros par mégawattheure, soit plus du double du prix de la prolongation du parc existant. Du côté des renouvelables, l'ordre de grandeur est 100 euros par mégawattheure pour les éoliennes terrestres, 150 à 170 euros par mégawattheure pour l'éolien en mer, et 250 à 300 euros par mégawattheure pour le photovoltaïque. En étant optimiste, on atteint des niveaux prix de l'ordre de 150 euros par mégawattheure, soit trois fois le coût d'une prolongation des centrales existantes.

Sur cette base, on peut procéder à un exercice à trois scénarios, détaillés dans mes transparents, me concentrant plus particulièrement sur le deuxième. Si l'on remplace l'ensemble du parc nucléaire par un bouquet fait à parité de gaz et de renouvelable, le surcoût sera de l'ordre de 75 €/MWh, soit le niveau de prix moyen de l'électricité en France. Autrement dit, le prix de l'électricité serait multiplié par deux, soit un surcoût annuel de 30 milliards d'euros, chiffre d'affaire de l'électricité en France aujourd'hui. Cela supposerait 400 milliards d'investissements à consentir, pour un déficit de la balance commerciale de 10 à 12 milliards d'euros. Ce sont aussi des émissions de CO2 multipliées par 2,5 fois.

S'agissant de l'emploi, je rappelle que le nucléaire représente 125 000 emplois directs et 400 000 emplois induits et indirects. En matière de perspectives industrielles, on évalue entre 50 000 et 100 000 les emplois liés aux exportations de la filière nucléaire. Une sortie du nucléaire, ce serait un prix de l'électricité multiplié par deux. C'est un point sur lequel les microéconomistes travaillent depuis longtemps, mettant en avant les impacts des chocs pétroliers. Le Conseil d'analyse économique a produit il y a deux ans une étude sur le pétrole, montrant, sur la base d'études macroéconomiques, qu'une augmentation de 20 % du prix du pétrole aurait des conséquences se chiffrant entre 120 000 et 130 000 emplois. Un tel choc, spécifique à la France, serait amplifié sur la croissance, le pouvoir d'achat des ménages et la compétitivité des entreprises. Au total, 500 000 emplois seraient touchés.

En conclusion, on a le sentiment, au vu de ces chiffres, que la prolongation des centrales nucléaires en France, pour les vingt ans à venir constitue une opportunité de disposer d'une électricité compétitive, qui donne des marges de manoeuvre pour poursuivre une politique de maîtrise de la demande structurée, ambitieuse, et qui donne le temps de mettre en place une stratégie industrielle ambitieuse sur les énergies renouvelables. Un des points clés, il ne faut pas l'oublier, est que le contenu en emplois de la filière nucléaire, et les trois quarts des emplois liés aux euros dépensés, sont en France. En matière de gaz, de photovoltaïque ou d'éolien, sur un euro dépensé, moins d'un emploi sur quatre est en France, et plus de trois sur quatre dans des pays étrangers.

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