Intervention de Sylvain David

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 17 novembre 2011 : 1ère réunion
Sécurité nucléaire et avenir de la filière nucléaire

Sylvain David, Institut national de physique nucléaire et de physique des particules, CNRS :

Mon propos se limitera aux réacteurs de quatrième génération régénérateurs, qui permettent une économie substantielle sur les ressources. Quelle est la consommation d'uranium des réacteurs actuels ? Produire un gigawatt électrique pendant un an équivaut à la fission d'une tonne de matière. Comme les réacteurs utilisent essentiellement l'uranium 235 qui représente seulement 0,7 % du minerai d'uranium, il faut, pour faire fissionner cette tonne de matière, extraire de terre environ deux cents tonnes d'uranium naturel. Il est possible de réduire cette consommation de minerai d'un facteur deux sans aucune rupture technologique, simplement en optimisant la phase d'enrichissement et en recyclant l'uranium et le plutonium, comme on le fait déjà en grande partie en France. Ayons donc en tête une consommation raisonnable de 130 tonnes par gigawatt électrique par an pour les réacteurs de deuxième et troisième génération.

A l'opposé, les filières régénératrices de quatrième génération utilisent un tout autre combustible, l'uranium 238, et produisent du plutonium 239, qui est le noyau fissile. Chaque fois qu'il disparaît pour produire de l'énergie, il est régénéré par capture d'un neutron sur l'uranium 238. Au final, la consommation de ces réacteurs est de l'ordre d'une tonne par gigawatt électrique par an, seul l'uranium 238 étant consommé. Avec le stock d'uranium appauvri accumulé en France depuis le début de l'industrie nucléaire, qui est de l'ordre de 300 000 tonnes aujourd'hui, nous aurions avec ce type de réacteur plus de cinq mille ans de production d'électricité, à une puissance de 60 gigawatts, équivalente à celle du parc actuel.

La régénération, on le voit, résout pour un temps très long le problème de la ressource en uranium. Cependant, elle n'est pas possible dans les réacteurs actuels et exige le recours à des technologies plus innovantes, notamment à neutrons rapides.

De façon schématique, quel est le coût du kilowattheure nucléaire en fonction du prix de l'uranium naturel pour les réacteurs de deuxième et troisième génération ? C'est une courbe qui est faiblement croissante, la part du prix de l'uranium dans le kilowattheure étant faible. A l'inverse, pour les réacteurs régénérateurs, comme la consommation est divisée par 200, la courbe est totalement plate, le prix du kilowattheure étant indépendant du prix de la ressource en uranium. Au-delà d'un certain prix de l'uranium naturel, il est par conséquent plus avantageux, d'un point de vue économique, de construire des réacteurs de quatrième génération, même s'ils sont plus chers à l'investissement.

Lorsqu'on discute des ressources en uranium, on fixe toujours un prix d'extraction maximal pour l'uranium naturel. Au-delà, il serait plus avantageux de construire des réacteurs de quatrième génération. Si les réacteurs de quatrième génération n'existaient pas, on peut se demander si l'on fixerait un prix d'extraction maximal pour calculer les ressources en uranium. Dans les faits, les choses sont plus compliquées, dans la mesure où l'on a de grosses incertitudes sur le coût des réacteurs de quatrième, comme de troisième génération. Si le prix moyen de référence au kilo est pris à 400 dollars certains font état de prix qui varient entre 150 et 1000 dollars. On agit donc dans un monde relativement incertain.

J'en viens à deux scénarios de déploiement du nucléaire dans le monde. Le premier est un scénario d'enveloppe maximale, de déploiement rapide et massif dans les 40 années qui viennent. Le second est un scénario plus raisonnable, celui d'une multiplication par deux du parc nucléaire d'ici 2050. Dans ce dernier scénario, en 2100, la consommation cumulée d'uranium ne dépasse pas les 10 millions de tonnes et reste donc en dessous des ressources estimées d'uranium. Par contre, dans le premier scénario, des tensions sur le prix de l'uranium surviennent aux alentours de 2050.

Dans un premier temps, on peut donc penser que le recours à la régénération est lié ou s'impose dans des scénarios de déploiement massif et rapide du nucléaire. Encore faut-il souligner que certains éléments peuvent conduire à anticiper le déploiement des réacteurs rapides, même si le problème de la ressource et des millions de tonnes d'uranium cumulés ne se pose pas. Ainsi, un réacteur de troisième génération est construit pour soixante ans. Aussi peut-on imaginer que le constructeur a besoin d'une visibilité sur la ressource en uranium sur des dizaines d'années, point qui peut conduire à anticiper le déploiement des réacteurs rapides. Par ailleurs, même si les ressources sont présentes, sera-t-on capable de les extraire à un rythme suffisamment soutenu ? Ouvrir des mines d'uranium peut poser certains problèmes, sans compter qu'il est possible qu'on soit limité en termes d'extraction d'uranium, à deux ou trois fois les taux d'extraction d'aujourd'hui, de l'ordre de 50 000 tonnes par an. Même si le nucléaire ne se développe pas d'un facteur huit, il est possible qu'on soit amené à développer des réacteurs régénateurs pour des questions d'accès à la ressource uranium.

La fermeture du cycle en plutonium est un autre argument, les réacteurs rapides étant mieux à même de multi-recycler le plutonium, sans produire massivement des actinides mineurs plus lourds. Des arguments favorables au déploiement des réacteurs rapides peuvent donc reposer sur une meilleure gestion du plutonium et des coûts liés aux actinides mineurs.

Je ne décrirai pas les technologies. Le cycle uranium, je l'ai dit, nécessite des neutrons rapides. En la matière, la filière la plus aboutie est celle des réacteurs au sodium, avec trois alternatives principales : les réacteurs au plomb, les réacteurs rapides refroidis à l'hélium, et les réacteurs à sels fondus.

Une des caractéristiques des réacteurs à neutrons rapides est qu'ils ne consomment quasiment plus de matière, soit une tonne d'uranium 238 par an. Chaque fois que le plutonium est consommé, il est régénéré. Ces réacteurs ne consomment plus de plutonium une fois qu'ils ont démarré, étant entendu qu'ils ont besoin d'une première charge en plutonium pour être démarrés. Cette charge initiale est assez importante, estimée à 16 à 20 tonnes par gigawatt électrique. Multiplié par le nombre de réacteurs en France, soit 60, c'est un inventaire de plutonium à l'équilibre de l'ordre de 1000 tonnes qui est nécessaire, l'inventaire actuel de 2010 étant de l'ordre de 300 tonnes.

Dans le cadre de déploiement de réacteur rapide, le plutonium, on le voit, est une matière précieuse, qu'il faut accumuler pour pouvoir espérer démarrer des réacteurs rapides lorsqu'on le souhaitera.

Un scénario de référence de déploiement des réacteurs de quatrième génération à puissance constante démarrerait en 2040, avec une deuxième salve en 2080, la transition s'achevant en 2100, après l'arrêt des premiers EPR, construits en 2020. On constate que la transition est assez longue, s'achevant avant la fin du siècle. Les calculs de scénarios sur ce type de réacteurs montrent que nous avons juste ce qu'il faut de plutonium produit par les réacteurs de deuxième et troisième génération pour alimenter le premier chargement des réacteurs rapides.

Dans ce type de stratégie, il est, bien sûr, impossible de considérer le plutonium comme un déchet, puisqu'on en a besoin pour démarrer les réacteurs rapides. Ce type de scénario n'est pas non plus applicable à d'autres pays, qui verraient leur puissance nucléaire augmenter - et je pense notamment à la Chine - dans la mesure où les réacteurs de deuxième et troisième générations n'auraient pas assez produit de plutonium pour démarrer les réacteurs à neutrons rapides. Le cas de la France est certes spécifique. Encore faut-il souligner qu'on est en mesure d'assurer une transition vers la génération III et IV avec suffisamment de plutonium pour alimenter les réacteurs rapides.

S'agissant de la transmutation des actinides mineurs, les réacteurs rapides doivent nécessairement recycler et multi-recycler l'uranium et le plutonium. Dans un système de référence, tous les autres actinides sont considérés comme des déchets. Mais l'on peut envisager leur recyclage afin d'éviter de les mettre dans les déchets vitrifiés, pour produire des déchets allégés, beaucoup moins radiotoxiques sur le long terme.

Cette stratégie peut se faire dans les réacteurs rapides eux-mêmes, par transmutation homogène. Elle peut se faire également dans des réacteurs dédiés, les performances en termes de production de déchets étant identiques.

La transmutation permet de réduire la radiotoxicité à long terme des déchets. S'agissant de la radiotoxicité du réacteur à neutrons rapides, si l'on arrête le réacteur rapide au bout de mille ans de fonctionnement - durée très longue s'il en est - son inventaire en plutonium sera aussi radiotoxique sur le long terme que la totalité des déchets qu'il aura produit pendant mille ans. Il faut aussi prendre en compte le fait que ces réacteurs rapides ont un inventaire assez important en plutonium, qu'il faudra gérer le jour où l'on arrêtera ces filières, le plutonium étant un combustible, non un déchet.

J'en viens rapidement au cycle du thorium, le troisième actinide présent sur Terre en grande quantité. Il a la particularité de ne pas avoir d'isotopes fissiles naturels, comme l'uranium 235. Il implique le recyclage et la régénération. Théoriquement, il permet d'atteindre la régénération au spectre thermique, avantage appréciable s'il en est. Dans la pratique, c'est beaucoup plus complexe, du fait d'une contamination rapide du réacteur par des poisons neutroniques. Une autre spécificité est la présence d'uranium 232, responsable d'une forte émission gamma, ce qui complique le cycle du thorium, notamment les phases de fabrication de combustible solide. En revanche, il permet une production d'actinides mineurs réduite, donc des radiotoxicités de déchet à long terme réduites.

Il existe deux stratégies plus ou moins innovantes, basées sur les réacteurs actuels, à eau, où sur une filière plus exotique, basée sur des sels fondus. Même si le cycle du thorium n'est pas régénérateur dans les réacteurs à eau classique, il est tout à fait possible de réduire en amont la consommation d'uranium naturel des réacteurs à eau, en mettant en oeuvre un cycle du thorium qui recycle à la fois le plutonium et l'uranium 233, qui est la matière fissile du thorium. On peut construire un parc mixte, avec la moitié de REP classiques, le plutonium étant envoyé dans des REP fonctionnant au thorium. Avec la même technologie de réacteur à eau, on aura ainsi divisé par deux la consommation d'uranium naturel. En optimisant les technologies de réacteur à eau éprouvées, on peut encore gagner un facteur deux sur la consommation d'uranium naturel, sans changer fondamentalement de technologie de réacteur. Ce sont des stratégies intermédiaires entre des scénarios 100 % REP et 100 % RNR.

Je terminerai par le réacteur à sel fondu, très bien adapté au thorium. Sur le papier, il présente des avantages très intéressants. Il s'agit d'un réacteur très différent des réacteurs actuels, puisque le combustible est liquide et sert lui-même de caloporteur. Le concept est surgénérateur avec le cycle thorium. L'inventaire de matière fissile est de 5 tonnes par gigawatt électriques, à comparer aux 17 tonnes des réacteurs à neutrons rapides au sodium, soit 300 tonnes de matière fissile à l'équilibre dans le parc, soit la masse de plutonium d'aujourd'hui.

Le combustible liquide permet le retraitement en ligne. D'un point de vue théorique, il présente des avantages intéressants, parce qu'un combustible liquide peut être géré de façon très différente des combustibles solides, notamment dans des phases d'accidents.

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