Intervention de Patrice Geoffron

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 3 novembre 2011 : 1ère réunion
Evolution de la consommation électrique et économie d'énergie

Patrice Geoffron, de l'énergie et des matières premières (CGEMP), université Paris-Dauphine :

professeur d'économie et directeur du Centre de géopolitique, de l'énergie et des matières premières (CGEMP), université Paris-Dauphine. Ce week-end, au moment du passage à l'heure d'hiver, je me suis replongé dans une étude récente commandée par l'ADEME, montrant que les gains très modestes du basculement d'heure sont désormais plus que compensés par l'usage d'une heure de soirée supplémentaire pour se laisser aller aux addictions de type Facebook, dimension qui doit nous alerter.

Cela dit, j'ai été convié dans cette enceinte pour prendre le contrepied parfait de votre propos, pour montrer de quelle manière les technologies de l'information et de la communication (TIC) sont nécessaires pour, une fois insérées à haute dose dans les réseaux et les systèmes électriques, affronter les challenges qui se trouvent devant nous. Ils s'y trouvent d'autant plus au terme d'une année où nous avons appris la décision allemande, et qui semble se dessiner ailleurs, relative au nucléaire, qui nous conduira à introduire plus d'intermittence dans les systèmes électriques. Une telle évolution ne pourra pas se gérer sans plus d'appel aux technologies de l'information.

La contribution politique des TIC viendra donc compenser le tableau que vous venez de nous brosser. Il y a deux ans, mon laboratoire a été conduit à développer une coopération avec la commission de régulation de l'énergie (CRE), qui a développé un site dédié aux smartgrids. Cette coopération a donné lieu, en janvier 2010, à une journée à l'Assemblée nationale, où nous avions convié des industriels du secteur électrique, mais aussi Google, IBM et Cisco. Depuis, mon laboratoire a été lauréat d'un des appels à projet de l'ADEME sur la question des réseaux intelligents. Mon équipe devra ainsi sonder à Strasbourg, en collaboration avec la communauté urbaine de cette ville, la capacité de ménages équipés de boitiers intelligents à établir une relation différenciée avec l'électricité.

Cela dit, à l'horizon 2050, et même pour la partie de l'Europe qui nous concerne, le scénario de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) prévoit une augmentation de la demande électrique. Elle est certes moins spectaculaire qu'en Chine ou en Inde, mais les ordres de grandeur mettent en avant des augmentations de 20 à 50 %, compte tenu notamment de l'apparition des nouveaux objets connectés et des consommations nouvelles liées aux véhicules électriques. Il faut y ajouter davantage d'énergie intermittente. Pour l'Union européenne, les ordres de grandeur sont pour le moins considérables. Mettre de l'intermittence dans des systèmes électriques, c'est avoir à les gérer suivant des mécanismes et une alchimie très différente selon qu'on fait appel à du nucléaire, du charbon ou du gaz. Pour résumer, on n'intégrera pas l'intermittence suivant les modalités actuelles de gestion du système de transport et de distribution. A l'horizon 2035, et si rien n'est fait, un scénario prévoit plus de 40 milliards de tonnes d'émission de CO2 et une hausse de température indéterminée à la fin du siècle, de près de 6 degrés. Un autre scénario, dit vert, déjà hors de portée, pourrait nous maintenir aux alentours d'une hausse de 2 degrés, encore gérable.

J'ajoute que 50 % de l'effort sera assuré par les gains en efficacité énergétique. Beaucoup plus d'efficacité énergétique et beaucoup plus d'énergies renouvelables ne pourront se faire avec le type de système d'information qui se couple aujourd'hui avec le réseau électrique.

Avec la mise en oeuvre des smartgrids, les scénarios de long terme de l'AIE mettent en avant deux types d'impact du CO2 : des effets directs, liés aux gains en efficacité énergétique, et des effets indirects, liés à la capacité à intégrer, ou pas, de nouveaux objets, type voiture électrique, et à les interconnecter, de manière vertueuse, dans ces réseaux, selon qu'ils tendront ou pas vers une insertion plus importante de TIC.

En élargissant le spectre au-delà de la France et de l'Europe, on constate de très gros enjeux en termes de réduction du CO2, liés au fait que les systèmes électriques seront amenés à reposer de plus en plus sur le charbon. Des réseaux intelligents en Chine et aux Etats-Unis, c'est également plus de capacité d'effacement, de renoncement à mettre en oeuvre, dans une période de pointe, une centrale à charbon, avec des effets de levier plus importants que dans ce qu'on imaginait de l'Europe continentale, au sein de laquelle on était censé conserver plus de nucléaire.

Que changent les smartgrids ? Les énergies intermittentes vont poser d'autres types de problèmes que ceux gérés habituellement. On peut gérer aujourd'hui la question de la pointe, qu'il est d'usage de voir apparaître en hiver à 19 heures 30. La question de l'intermittence introduit d'autres éléments de variabilité et d'imprévisibilité dans le système, à savoir que la chute du vent en Mer du nord n'a pas de raison d'intervenir durant la nuit, où l'on dispose de moyens de production de base qui peuvent être satisfaisant. Mais ces réseaux intelligents ont aussi une capacité à gérer non plus des problématiques sur une maille régionale et nationale, mais aussi sur une base locale, de quartier, au niveau d'un bâtiment et d'une maison.

Les représentations sont une chose et la technique une autre. Or c'est un fait qu'on ne sait pas encore comment faire techniquement. Ces nouvelles chaînes de valeurs ou ces nouveaux écosystèmes électriques, qui ont vocation à se dessiner progressivement dans les années 2020 et sans doute avant, conduisent à interagir et à faire travailler ensemble à la fois les acteurs des équipements et des systèmes électriques, mais aussi les acteurs des technologies de l'information, des produits de consommation et des industriels du bâtiment.

La capacité à interagir et à faire naître des modèles économiques est pour l'heure totalement indéterminée. Je vous renvoie sur ce sujet à un dossier de la CRE dédié aux modèles économiques des smartgrids, l'idée étant que des modèles innovants peuvent naître autour de l'économie du véhicule électrique, de la question de l'efficacité des bâtiments.

Pour en arriver là, il y a beaucoup d'écueils, liés en particulier aux prix du pétrole et au prix du CO2. Qu'on imagine des particuliers qui voudraient faire des choix technologiques les conduisant à être moins dépendants du fuel et à s'appuyer sur des combinaisons entre GPL et solaire. Tout cela prendra sens en fonction d'éléments relatifs au prix du pétrole. Autre écueil : la montée de l'endettement au sein de l'OCDE, chacun connaissant les contraintes en jeu, la seule certitude étant la plus faible disponibilité d'argent public pour accompagner cette transition et l'insertion des technologies de l'information dans les réseaux. Aussi les acteurs privés sont-ils dans l'obligation d'identifier dans les meilleurs délais des espaces économiques qui permettront de drainer de l'argent privé et de faire émerger des modèles d'affaire qui ne seront pas trop intensifs et consommateurs d'argent public.

Si l'on essaie de se convaincre que les besoins d'investissement seront globalement très conséquents, une manière de les évaluer consiste à se pencher sur l'évaluation réalisée par la DGEC en mars dernier, mettant en avant des investissements de l'ordre de 270 milliards d'euros par an à l'échelon européen, soit 1,5 % du PIB européen chaque année entre aujourd'hui et 2050. Au passage, cette somme est à comparer avec le niveau de la dette grecque.

Dernière inconnue : la manière dont les entreprises pourront s'adapter à ces évolutions. Les entreprises, a fortiori les plus grandes, ont la capacité à dédier des moyens pour entrer au sein de ses systèmes. Pour que nous réussissions cette transition, il faudra associer les ménages à la compréhension de ces systèmes. Pour l'heure, il faut reconnaître que cette compréhension est à peu près égale à zéro, le système dans lequel nous vivons nous ayant placés dans un paradis énergétique, fait d'une continuité d'approvisionnement et de prix bas. La seule fenêtre par laquelle nous entrevoyons les fracas du monde énergétique est le prix à la pompe. Il faudra regarder cette réalité à travers d'autres compteurs, notamment intelligents. Reste que notre compréhension de mécanismes comme les effets d'une chute de vent sur le parc éolien allemand en Mer du Nord n'est pas très bonne. Pour les sciences sociales, il s'agit d'un champ de recherche très important, car on ne réussira pas cette transition sans y associer massivement, et sur des délais plutôt courts, les consommateurs.

Cela dit, il y a une raison d'espérer, nos concitoyens ayant montré, dans la dernière décennie, une aptitude à s'approprier des objets nouveaux et à comprendre des mécanismes complexes. Par contre, leur capacité à s'adapter à ces évolutions pourrait être indexée sur leur niveau de revenu, sujet qui renvoie à la question de la précarité énergétique. Nous avons organisé une conférence sur le sujet à Dauphine, où nous avions convié EDF, l'ADEME et la Fondation Abbé Pierre. Nous avons ainsi appris que l'Allemagne, pourtant réputé être le coeur de la prospérité européenne, était le pays comportant le plus de précaires électriques. Si les Allemands ont probablement une relation plus vertueuse que la nôtre aux consommations énergétiques, il n'en reste pas moins que les populations les plus modestes n'ont pas pu s'adapter aux évolutions. La fracture numérique se doublerait d'une fracture énergétique, les classes moyennes et les classes plus privilégiées ayant la capacité à entrer dans ces nouveaux mécanismes et à en tirer parti pour accroitre leur confort énergétique, alors que les classes les plus modestes seraient dans l'incapacité d'accompagner ce mouvement.

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