Intervention de Bernard Decomps

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 3 novembre 2011 : 1ère réunion
Evolution de la consommation électrique et économie d'énergie

Bernard Decomps, conseiller du président du pôle de compétitivité ADVANCITY, Académie des technologies :

professeur émérite de l'École normale supérieure de Cachan, conseiller du président du pôle de compétitivité ADVANCITY, Académie des technologies. Je vais aborder de façon synthétique trois axes de la question : quels sont les enjeux ? Qui est responsable ? Quels sont les handicaps et les atouts de la France.

Premièrement, les enjeux. Une ville, il faut le rappeler, est d'abord un lieu dans lequel les gens peuvent se rencontrer, développer des activités économiques, sociales et culturelles. S'ils y parviennent en dépensant le moins possible d'énergie, ce facteur pourra réguler la capacité d'une ville à remplir sa fonction. En Europe ou en Amérique du nord, où la population urbaine reste stable, la performance a pour objectif premier de réduire la dépense et le coût de l'énergie, ainsi que la dépendance aux pays exportateurs de ressources primaires.

La population, en revanche, explose dans les pays émergents et en Afrique, où il ne s'agit plus de réduire la consommation d'énergie, ce qui n'aurait aucun sens, compte tenu de la très faible consommation par habitant dans ces pays. Par conséquent, on ne peut espérer que la contenir, tout comme les émissions de gaz à effet de serre, dont l'impact sur le réchauffement climatique de la planète est très réel, contrairement aux pays du nord.

La performance énergétique constitue un objectif majeur : comment l'ensemble des villes pourront-elles abriter, dans les cinquante ans à venir, les trois quarts de la population mondiale, avec des objectifs qui diffèrent fondamentalement au nord et au sud ?

Qui est responsable de la performance énergétique d'une ville ? Pour la France, sans dédouaner l'Etat, il faut rappeler que les citadins ou usagers ont une importance capitale, y compris dans la ville. Ils assument une part des responsabilités qui incombent aux autorités locales, lesquelles modèlent la structure urbaine et assurent la maîtrise d'ouvrage des investissements dédiés à la maintenance et à l'amélioration de la performance énergétique. Une part au moins égale revient aux acteurs économiques. J'entends par là les entreprises (construction, transports, alimentation en énergie, bureaux d'ingénierie, organismes financiers) dont les prestations innovantes concrétisent une performance constatée par les citadins et, plus largement, par ceux qui aspirent à des avancées comparables en France ou à l'étranger.

La réussite d'un îlot, d'un quartier ou d'une ville est un gage de progrès et de confort pour les habitants. Mais c'est aussi un démonstrateur de la performance technique, et un atout pour remporter des marchés à l'international, dans des domaines hautement compétitifs. Grâce aux acteurs économiques, qui savent démontrer leur capacité d'innovation et remporter des marchés à l'export dans les pays du sud, les pays du nord combinent l'essor économique avec l'emploi et un intérêt climatique et éthique. C'est par ce biais qu'on pourra agir efficacement sur au moins une tendance, pour réduire l'emballement du réchauffement climatique.

Quels sont les handicaps et les atouts de la France à l'export ? Les villes françaises accusent indéniablement un retard dans le secteur très concurrentiel de la sobriété énergétique. Elles disposent toutefois de champions industriels de rang mondial dans la construction, l'environnement et l'énergie, et d'un tissu de sociétés d'ingénierie. Ceux-ci misent aujourd'hui sur des programmes nationaux, tels que les éco-quartiers ou les éco-cités, et sur des réalisations urbaines globales initiées par les collectivités. Il suffit d'aller à Rennes, Toulouse ou Lyon pour constater le dynamisme et l'effort d'imagination et d'intelligence réalisé. Le Grand Paris nous promet à ce sujet des choses magnifiques.

Pour remporter les marchés à l'international, la réalisation de démonstrateurs mettant en avant des solutions maîtrisées constitue un gage de notoriété des technologies nationales dans un pays accueillant de très nombreux touristes.

J'en viens à quelques leviers de la performance énergétique, en essayant d'éviter d'évoquer ceux développés par les autres participants à cette table ronde.

Additionner des effets de levier n'a pas de sens tant il est vrai que tout est interdépendant dans une ville. En améliorant la performance énergétique dans les villes, on constate qu'on augmente les prix du foncier. Une telle évolution pousse un certain nombre des habitants à rejoindre un halo dans lequel la densité est trop faible pour pouvoir imaginer des transports collectifs. Par conséquent, cette population qui continue à travailler à l'intérieur de la ville réduit sensiblement les gains réalisés par une organisation intelligente. C'est un phénomène constaté dans toutes les villes du monde, en particulier les villes françaises que j'ai déjà citées.

Trois questions représentent des enjeux considérables. La première concerne la gouvernance et son autorité dans la durée. En règle générale, le territoire concerné par un problème énergétique s'étend sur plusieurs communes. Par conséquent, la gouvernance énergétique doit relever d'instances comme les communautés urbaines, lesquelles ne disposent pas toujours de l'autorité souhaitable. On se prend à envier le grand Londres, où un maire élu au suffrage universel direct, dispose de pouvoirs extrêmement étendus en matière d'organisation urbaine, d'autant que les pouvoirs des collectivités sont, en France, singulièrement réduits par rapport à ceux de collectivités de taille comparable dans d'autres pays européens.

En France, les collectivités, toutes l'affirment, doivent surmonter deux handicaps : l'impossibilité de peser réellement sur les prix du foncier et de contourner un code des marchés publics dont l'application rigoureuse constitue souvent une entrave à la réalisation des démonstrateurs.

Le deuxième levier concerne l'allocation des espaces urbains et l'organisation des flux de déplacement quotidien. Espace de rencontre, la ville tire avantage de la densification urbaine et, accessoirement, du télétravail ou des téléservices. Le modèle simple de la ville organisée autour d'un point de passage obligé des déplacements internes atteint rapidement ses limites. Si une marge de progrès demeure possible pour des villes de 100 000 habitants, ce modèle ne permettrait pas d'en héberger plusieurs millions sans imposer des déplacements quotidiens sur des distances prohibitives. Des agglomérations européennes comme Hanovre, Stockholm ou Barcelone figurent à l'avant-garde des innovations. Elles expérimentent l'assemblage de quartiers cohérents autour de gares de proximité, dont la pluri-activité est irriguée par des déplacements en mode doux, réduisant les consommations d'énergie. Les différents quartiers sont reliés entre eux par des transports rapides entre gares, objectif attendu du Grand Paris. On estime que cette réorganisation des villes réduirait à elle seule la consommation de quelque 10 %, soit la moitié de l'objectif fixé à l'horizon 2020.

Le troisième levier concerne la confection du bouquet énergétique, d'une part, à partir d'énergies en provenance de fournisseurs extérieurs et, d'autre part, d'énergies produites ou recyclées sur le territoire. Aujourd'hui, les fournitures externes se composent essentiellement de carburants, liquides ou gazeux et d'électricité, fournie par un réseau national garant des approvisionnements à tout instant. Elles peuvent inclure de la chaleur issue du refroidissement d'installations industrielles ou de centrales électriques, thermiques ou pourquoi pas nucléaires, à condition, cependant, de déployer des réseaux sur une centaine de kilomètres autour de chaque installation électrique d'importance.

Les approvisionnements venant de l'extérieur, aujourd'hui largement majoritaires en quantité, sont complétés par la production, le stockage ou le recyclage d'énergie sur le territoire, tantôt à partir d'énergie renouvelable locale : photovoltaïque, éolien, géothermique, tantôt à partir d'installations industrielles situées en ville, tantôt par le recyclage d'énergies plus ou moins dégradées. La récupération de chaleur dans les eaux usées, naturelles, fluviales, dont l'effet est accru par des pompes à chaleur, et le traitement des déchets ou des boues, se développe à bonne allure, au profit des ilots, dans les quartiers, et à plus longue échéance dans les agglomérations. Vu l'ampleur des investissements, il s'agit d'un chantier de longue haleine, qui exigerait des tests en vraie grandeur, pour mesurer son coût et son acceptabilité par la population. En revanche, pour une ville neuve, la production locale d'énergie pourrait devenir majoritaire, dès lors que plusieurs obstacles techniques importants seraient levés. Je propose que nous y réfléchissions ensemble.

Ce faisant, on peut regarder l'incidence sur la politique énergétique nationale, en lien avec la compétitivité des entreprises. A priori, les avancées de la performance énergétique permettent de revisiter la doctrine nationale en matière de production d'électricité, pour se caler sur la perspective allemande de sortie du nucléaire. Avant de répondre positivement ou négativement, il faudrait opérer un basculement, concevable en principe entre les rôles de l'approvisionnement national et local, mais qui se heurte aujourd'hui, au moins pour plusieurs décennies, à des obstacles techniques et commerciaux majeurs, sauf à ignorer les risques climatiques. Imaginez l'exemple que la France donnerait si elle décidait de s'engager dans la construction des centrales à charbon, alors qu'elle est reconnue comme un pays où l'électricité est plutôt produite sans CO2.

Il ne s'agit pas d'ignorer ou de masquer les progrès rapides du photovoltaïque, notamment dans les dispositifs en couche mince, seul secteur où la suprématie de la Chine n'est pas définitivement établie. Les avancées dans les autres énergies renouvelables, le différentiel de prix du KWh conservent aux énergies nucléaire et hydraulique une avance confortable pour l'approvisionnement externe d'une ville importante, d'autant qu'avec la chaleur, on peut améliorer le système et chauffer quasiment gratuitement tous les bâtiments des villes et le tertiaire. Sauf à imaginer des progrès spectaculaires dans le stockage de l'énergie à un coût abordable, il est probable qu'on sera tenté de confiner les énergies nouvelles, notamment en raison de leur variabilité dans la journée et de leur caractère imprévisible à plusieurs jours, dans des fonctions d'appoint.

Si des impératifs de sécurité devaient changer la donne, en précipitant un arrêt de l'exploitation des centrales nucléaires en état de fonctionnement ou un gel prolongé de nouvelles constructions, en dépit d'une demande d'électricité accrue avec la voiture électrique et les TIC, on ne pourrait éviter de se retourner vers des centrales à carburant fossile. Une telle décision adresserait un bien mauvais signal aux pays émergents, en raison des émissions de gaz à effet de serre et de leur impact sur le réchauffement climatique, et l'on sait que scénarios se prononcent pour une hausse de 6 ° des températures. Les techniques de capture et de séquestration du carbone ont suscité bien des espoirs, mais elles sont à encore trop aléatoires et trop chères pour fournir une alternative crédible.

Dans ces conditions, et par son concours à l'indépendance énergétique, le développement des énergies nouvelles est un axe porteur pour l'économie nationale et les entreprises. Dans la ville, les énergies produites localement sont appelées à jouer un rôle croissant dans le chauffage et la climatisation. En revanche, elles peuvent dès à présent jouer un rôle déterminant dans les quartiers neufs, où l'installation de réseaux de chaleurs devrait s'imposer. La production locale d'électricité est-elle susceptible de dépasser la fonction d'appoint qui lui est dévolue ?

Les travaux sur les systèmes complexes impliquant plusieurs millions de producteurs consommateurs, avec des smartgrids sophistiqués, n'incluent plus totalement une telle révolution conceptuelle, lorsque les obstacles techniques, notamment sur le stockage d'énergie seront levés. Les échéances sont difficiles à prévoir, et les coûts d'investissement bien trop élevés, sauf dans des démonstrateurs d'ilots ou de quartiers basés sur ce principe.

C'est la raison pour laquelle le bouquet énergétique qui offre les meilleures chances pour les entreprises à l'export est à l'évidence la superposition d'une offre d'électricité traditionnelle, et du potentiel de chauffage d'un réseau de chaleur diffusé à partir d'installations industrielles. Voilà une solution immédiatement crédible pour l'approvisionnement de base de villes neuves en construction, au sein desquelles les énergies nouvelles sont appelées à jouer un rôle grandissant.

Alors que le pays ne dispose plus d'avantages compétitifs dans la production d'énergie et d'électricité dans les centrales thermiques, le déploiement du bouquet nucléaire, hydraulique et énergies nouvelles, renouvelables ou pas, confère aux entreprises françaises de bonnes chances de succès à l'export. Les réseaux de chaleur ouvrent dès à présent une solution élégante, combinant performance énergétique, et contribution minimale au réchauffement de la planète. N'oublions pas qu'en France, le chauffage des bâtiments et du tertiaire représente 45 % de la consommation d'énergie, enjeu considérable s'il en est.

Un délai supplémentaire de plusieurs décennies sera sans doute nécessaire pour concrétiser, avec l'échange des rôles du local et du national dans le bouquet énergétique d'une ville, une révolution conférant aux énergies locales, nouvelles ou traditionnelles, un nouvel espace d'innovation qu'on devrait préparer sans retard.

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